Rien
à dire !
par Françoise Guérin
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Rien à dire.
Dans cette cour quadrilatère, sous ce préau qui sent le chien mouillé,
sur cette plaque d’égout qui figure le camp du loup, rien à dire.
Sous
ce platane psoriasique où quatre idiotes accroupies jouent à « On
serait… », face à ce mur varicelleux où les balles poquent un chant
cafardeux, rien à dire.
Rien
à dire, non plus, sur cette feuille raturée où la somme des angles d’un
triangle n’en finit pas de se donner des airs de leçon mal apprise. Rien à
dire à ces crayons dépareillés, rongés, broyés, à cette trousse béante,
champ de mines à ciel ouvert. Rien à dire au bureau balafré, à la chaise
convalescente qui boite encore un peu, au néon qui bégaye.
Rien
à dire au tableau noir dont le vert déteint, au scotch qui se décolle, aux
frises préhistoriques accrochées là depuis la nuit des temps, rien à dire à
la maîtresse non moins préhistorique qui les punaisa.
Rien
à dire.
Rien
à dire au tuyau-torticoli du poêle, à l’évier qui se squame, aux carreaux
irréguliers qui laissent entrer dans la cuisine une vie estropiée et œdématiée.
Et pas plus au buffet de formica couineur, aux rideaux poussiéreux qui
confisquent la lumière et ne la rendent jamais.
Rien
à dire, ou si peu, à cette femme qui ne se tait que pour reprendre son
souffle, à ses baisers suintants, au lait aigre de chaque matin, aux tartines
impitoyables, rien à dire. Et toujours rien pour les mains impatientes, pour
les cheveux qui s’agrippent au peigne, pour la robe grise qui va avec tout,
pour les chaussures trop grandes mais qui dureront plus longtemps.
Rien.
Rien
pour les draps suaires, la lampe de chevet hostile, le crucifix accusateur. Pour
les serpents lovés sous le lit, les araignées tapies dans l’ombre, pour les
appels restés sans réponse, rien de rien.
Et
rien pour l’homme-journal, l’homme-tournevis, l’homme-valise, l’homme-vois-ça-avec-ta-mère,
l’homme-fatigue. Rien.
Rien
à dire.
Rien
à dire au miroir fourbe, à ses reflets extravagants, moqueurs. Rien sur la
trahison du corps cataclysme, sur la beauté insaisissable, le grain de peau
hyalin... des autres.
Rien
de plus sur le chemin marécageux de l’adolescence.
Rien
à dire à ces garçons qui se servent sans demander, aux mains pressantes, aux
nécessités impérieuses, à la vie dégoulinante. Aux soirées tapisserie, aux
chaises collées contre les murs, aux couples ventousés des slows, à
l’intimité hagarde des corps en sueur, aux yeux qui ne la voient pas. Rien.
Et
rien non plus sur les histoires des autres, les confidences des autres, les
frissons des autres, les lèvres bouffies de baisers, les cinémas chahuteurs où
nul ne la dérange.
Rien
sur les peines de cœur, apanages des amoureux.
Rien
à dire.
Rien
à dire sur les mots qui heurtent, laminent et blessent, les « tu ne
connais pas ta chance » qui creusent le sillon du désespoir, les regards
de haut, les regards en dessous, les regards biaisés, les haussements d’épaule
meurtriers.
Et
pas de commentaire sur les plaisanteries grasses, l’humour à la petite
semaine, les clins d’œil entendus, malentendus.
Et
presque toujours rien à la femme déclinante, mère amère, épouse époussetteuse,
amante improbable et déjà morte-vivante, icône ménagère de l’inox et du
formica. Rien sur la cuisine malingre, le poêle souffreteux, l’aspirateur
bronchitique.
Rien
pour les larmes rentrées, les reproches muets, les cris plus silencieux chaque
jour. Et pour le lit célibataire, les bougies sur le gâteau, les faire-part
alignés sur le buffet, rien.
Devant
le crucifix narquois, la toile serrée
et poisseuse de la solitude, rien à dire.
Et
rien pour l’homme-absence, l’homme-rentre-tard, l’homme-pas-maintenant,
l’homme-télé-foot, rien.
Rien
à dire.
Rien
à dire, il est beau. De cette beauté chaleureuse des vivants, une beauté
habitée. Il a posé son regard sur
elle, un regard droit, sans ironie. Elle a accepté, incrédule, de croiser ses
prunelles sereines, toléré ses doigts patients sur sa gangue, ses lèvres
timides sur l’écorce écorchée. Elle s’est frottée aux mots. Mots
fulgurants, mots étonnants, mots inespérés. Elle s’est laissée brûler à
la langue rocailleuse du désir, enivrer de ces phrases qui la faisaient rire de
mépris dans les films à deux sous. Elle a accepté d’y croire, accepté de
le revoir, chavirée par cette palpitation ravageuse dans son bas-ventre. Elle y
a cru, au-delà de toute raison. Elle s’est livrée avec effroi, avec bonheur
aussi. Une semaine de sa vie, elle a été transportée par l’indicible joie
d’exister dans le regard de quelqu’un. Elle s’est répétée son prénom
jusqu’à en être saoule, convaincue que Dieu lui-même n’avait connu de
plus douce mélodie pour présider à la création du monde. Une semaine de sa
vie, il a été sa lumière et ses ténèbres, tour à tour firmament, terre
inexplorée et mer déchaînée. Source de toute vie, fondement de toute espérance,
elle a vu sa beauté dans chaque herbe foulée, espéré son souffle sur sa
peau, goûté son animalité. Une semaine.
Il
y a eu un soir, il y a eu un matin. Titubante de ce désir inextinguible, elle
est sortie le septième jour, pour aller à la rencontre de l’homme. Et la
terre s’est ouverte sous ses pieds. La voûte des cieux a résonné des rires
des hyènes, le vent lui-même s’est fait moqueur à ses oreilles. En un
instant, la lumière s’est retirée d’elle, le firmament s’est fondu dans
les eaux et son monde fragile est retourné au chaos. Il était là, au milieu
des autres, riant, avec eux, de sa crédulité, de son regard fiévreux, du rose
timide qu’elle avait accroché à ses lèvres…
-
Allez ! a dit l’un d’eux. Fais pas la gueule, c’était qu’une
blague…
Elle
n’a rien dit. Car il n’y avait rien à dire.
Rien
à dire. Sur les corps étendus, froissés, endormis. Presque endormis. Rien à
dire.
Et
rien sur les bouches entrouvertes de la surprise, sur les yeux écarquillés, à
jamais immobiles.
Rien
sur les os brisés, les visages livides, le sang désorienté, le masque figé
de la mort. Rien à dire.
-
Accusée, levez-vous ! Avez-vous quelque chose à déclarer ?
Rien
à dire.
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