Les yeux d'Agathe par Annie Fantino Luyssen |
Franck Prosper avait quitté
précipitamment la faculté pour courir le monde, un appareil photo en bandoulière.
Il était passionné d’instantanés. Il avait acquis le bon réflexe pour
traquer ses proies et les fixer à jamais dans l’objectif . Le hasard le précipita
à 30 ans dans cette profession peu commune qui lui permettait de conserver sa
chère indépendance . Pour ses proches, il était délégué médical.
Aujourd’hui, il avait vingt ans de métier.
C’était un bel homme aux
tempes grisonnantes, d’allure sportive, arborant une tenue élégante mais
passe - partout ; ainsi était-il à l’aise dans tous types
d’environnements. Il soignait sa ligne et sa souplesse afin de garder
suffisamment d’agilité pour se glisser dans des lieux parfois inconfortables.
Il n’avait pas quitté son appareil photo pour avoir toujours un alibi en cas
de nécessité.
C’était
un homme seul, son caractère et ses horaires décousus se seraient mal accommodés
d’un cocon familial. Sa vie sentimentale était un long chapelet de conquêtes
et de ruptures. Il avait cependant quelques amies fidèles sur lesquelles il
pouvait compter en cas de besoin, ce qui lui donnait, somme toute, une certaine
stabilité.
Il
suivait une règle stricte : filature rapprochée, mais distance bien marquée.
Il ne se laissait jamais émouvoir par ses clients, bien qu’il soit toujours
étonné par leur comportement maladif. Leur désir de possession, leurs
obsessions les rendaient vulnérables, parfois détestables, souvent tragiques.
Son
nouveau client sortait tout de même de l’ordinaire. Sa quête était pathétique.
Edouard Dupré l’avait appelé
la semaine dernière. Sous un ton ferme, on devinait une fragilité à fleur de
peau : c’était comme un vase en terre cuite au toucher bien dur amorçant
quelque craquelure. Un rendez-vous avait été fixé pour le lendemain dans un
PMU de la Place St Louis.
Edouard Dupré portait
joliment la soixantaine; de taille moyenne, les cheveux teints, un ventre légèrement
trop bombé trahissant ses habitudes gastronomiques, de très belles mains
qu’il triturait fiévreusement en même temps que sa bague en or incrustée
d’obsidienne. Son costume « couture », sa cravate de soie ondée,
contrastaient singulièrement avec l’accoutrement des ouvriers, des chômeurs,
des parieurs ici rassemblés.
Il annonça immédiatement sa
détermination à connaître la vérité. Il miserait gros, mais il devait
savoir. Depuis qu’il avait des soupçons sur la fidélité de sa jeune amante
Agathe Yansen, il avait pris des dispositions.
Sous prétexte de travaux de réfection, il avait persuadé le locataire
qui logeait en face de l’appartement d’Agathe, de s’installer au
rez-de-chaussée. Ainsi libéra-t-il les lieux où le détective prendrait
ses quartiers.
Franck n’avait jamais opéré
dans des conditions aussi idéales. Pour la première fois il pourrait observer
les allers et venues d’un suspect en collant son œil au judas au moindre
bruit, dès le déclenchement de la minuterie au lieu de s’enrhumer sous les
portes cochères ou de se tremper sous un parapluie déformé par le vent. Il
avait à portée d’yeux l’affaire de sa carrière.
Bien
sûr les consignes étaient strictes : « à surveiller jour et
nuit ». Edouard Dupré lui en avait raconté bien plus qu’il n’en
fallait sur leur rencontre, leurs amours, et maintenant les caprices de la
belle. Il était intarissable.
Agathe était arrivée à Lyon
à la fin de l’été 2005. Elle entamait un doctorat en sciences économiques.
Dès le mois d’octobre elle avait pris contact avec Edouard pour
l’interviewer sur la manière dont il avait fait prospérer son entreprise. Il
avait repris l’usine de soierie fondée par son père et avait été assez
habile pour développer parallèlement le tissu synthétique de luxe. Sa fortune
s’était considérablement agrandie, et ainsi Edouard Dupré devint un exemple
dans le milieu du textile. Il était très fier de son succès, et accueillait
toujours avec bonheur les stagiaires et les visiteurs.
Edouard, qui était un amateur de femmes, fut séduit
par Agathe dès le premier instant : son corps souple, sa démarche sûre
et néanmoins féline, ses seins ronds et vifs, ses mains fines, sa blonde
chevelure en faisait une amante potentielle. De plus, sa fraîcheur juvénile
lui donnait le sentiment qu’elle avait besoin d’un guide, d’un protecteur.
Edouard eut soin de distiller les informations à petites doses afin de
prolonger et multiplier les rencontres. Celles-ci furent d’ailleurs peu espacées
car Agathe voulait avancer le plus vite possible dans ses recherches. Son
objectif était de passer sa thèse au plus tôt afin de rejoindre son petit ami
Weng qui avait dû rentrer en Chine.
Craignant
de perdre du temps, elle ne se donna pas les moyens de lier connaissance avec
ses pairs et c’est donc volontiers qu’elle se confia à Edouard. Il sut
profiter largement de la situation et sut la convaincre de la nécessité de se
divertir. Il lui fit découvrir l’opéra, les restaurants « trois toques »,
les cocktails « qui l’ouvriraient sur des relations indispensables ».
Et de fil en aiguille, il l’invita dans son lit. En homme d’expérience,
Edouard sut combler le trop de solitude d’Agathe. Elle sembla même s’éloigner
un peu de ses études pour profiter de leurs fougueux transports au cours
desquels elle s’avéra plus experte qu’il ne l’aurait cru. Edouard sentit
que cette fois son cœur était atteint. Agathe n’était pas une maîtresse
comme les autres. Il mit l’un de ses
appartements à sa disposition, lui offrit des bijoux, des tenues de soirées.
Il n’était pas peu fier de l’accompagner dans les boutiques. Il avait hâte
de la voir jaillir de la cabine, son jeune corps moulé dans des robes de dames.
Il évitait les sourires entendus des vendeuses et se persuadait que Weng avait
perdu du terrain dans le cœur d’Agathe et que lui s’y installait. Ainsi
pendant presque un an, Edouard vécut sur un petit nuage.
Mais après les vacances il y
eut un changement dans l’attitude d’Agathe. Elle se mit à refuser des
sorties, des nuits avec lui. Les moments d’amour étaient moins exaltés. Elle
se disait fatiguée ; elle avait peu dormi. Les raisons invoquées se
ramenaient toujours à sa thèse : rapport à rendre, documents à
compulser, conférence à enregistrer…
Edouard
sentit le doute s’immiscer dans ses pensées, doute qui se mit à grandir tant
qu’il en devint obsessionnel.
Edouard
s’en remet maintenant à la compétence de Franck Prosper qui sera payé
largement.
Depuis
cet après midi, celui-ci a pris son poste. Il n’a aperçu que le dos
d’Agathe, lorsqu’elle est rentrée ,à vingt et une heure. D’une main,
elle portait un gros cartable, de l’autre elle pianotait sur son téléphone.
Elle avait l’air pressée. Malgré la déformation optique à travers l’œilleton,
la silhouette était fidèle à la description d’Edouard.
Rien
de particulier à signaler dans la soirée.
Cette
nuit, il entendit le chuintement caractéristique de sa porte, mais lorsqu’il
est allé voir par le judas, seule la lumière encore éclairée laissait
supposer que quelqu’un ait pu monter et pénétrer chez elle. Il devra donc
redoubler de vigilance.
Ce
matin Agathe est sortie aux aurores, malgré le froid. Elle est emmitouflée
dans un manteau rouge dont la capuche lui dissimule une partie du visage. Franck
Prosper dévale l’escalier à sa poursuite. La jeune fille s’est arrêtée
à la boulangerie ; des lève-tôt s’y pressent déjà. « Deux
croissants et une baguette », dit-elle d’une voix chaude.
«
Son corps souple, ses mains fines » : les confidences d’Edouard lui
reviennent en mémoire quand Agathe lui fait soudain face, un sourire encore fraîchement
imprimé sur les lèvres.
Mais ce sont ses yeux, ses yeux qui perdront Franck Prosper.
« Bonjour
mademoiselle, je suis votre nouveau voisin », s’entend-il bredouiller.