LIRE&VOIR.COM

                                                                           par   Aurélie Barragan

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C’était sur toutes les premières pages des journaux ce matin :

« Une femme heurtée par un bus ».

 

Cela faisait 5 ans que je travaillais chez « lire&voir.com ». J’étais arrivée à l’ouverture de la société. Benjamin, le gérant, travaillait auparavant avec moi à la Fnac, au rayon livres étrangers. Alors que je terminais des études en marketing, Benjamin m’a proposé de l’aider à créer son propre site de commerce en ligne qui proposerait des livres étrangers en français mais aussi en langue originale, ainsi que des voyages de découverte retraçant les périples des héros de papier des pays en question. L’idée me parut tellement originale qu’une fois mon diplôme en poche, je quittais mon petit boulot pour réaliser ce rêve littéraire et touristique.

Très tôt, nous nous mîmes à recruter des amis ou des connaissances susceptibles de nous rejoindre dans ce projet. Puis la société fut créée. Six mois plus tard, alors que nous arrivions enfin à mettre de l’ordre dans les papiers, nous pûmes mettre en ligne le site. En très peu de temps, je trouvais de nombreux partenaires et le site devint très vite reconnu et réputé. En un an, les ventes de livres avaient atteint des sommets mais le nombre de voyages dépassait tellement l’objectif que nous nous étions fixé qu’il nous fallut trouver de nouveaux voyagistes, accompagnateurs et surtout un conseiller littéraire. Car le problème consistait surtout à proposer des voyages où les clients pouvaient réellement retrouver les sensations qu’ils avaient éprouvées à la lecture de tel ou tel roman… Il était rare que les clients se plaignent de ne pas reconnaître les endroits décrits dans leurs livres, mais lorsque c’était le cas, il nous fallait revoir le voyage immédiatement. Une personne de l’équipe reprenait alors le ou les livres dont était inspiré le trajet et traçait un nouvel itinéraire. Vint le moment où Benjamin décida d’engager une personne qui s’occuperait à temps plein des lectures et retranscriptions sur cartes touristiques. Après de nombreuses recherches n’aboutissant à rien, Pierre, le webmestre du site, nous suggéra de rencontrer une amie à lui, récemment diplômée en littérature à l’Université de Londres et à la recherche d’un emploi. La lecture de son curriculum vitae fut tellement convaincante que Marie Leblanc fut engagée dans la semaine qui suivit son premier entretien.

 Marie était du genre ambitieuse et son arrivée dans la société se fit très vite sentir. Elle dévorait les livres à une vitesse telle qu’il m’était difficile de suivre la mise en place des voyages en eux-mêmes. Les cartes qu’elle me donnait étaient recouvertes de suggestions de visites, à croire qu’elle connaissait par cœur la géographie de tous les pays qu’elle lisait.

Ainsi Marie commença-t-elle à m’aider en prenant contact avec les agences de voyages et à organiser elle-même de nouvelles excursions. Notre éditeur italien menaçait de nous lâcher et je dus me rendre sur place à de nombreuses reprises pour trouver une alternative. C’est ainsi que Marie prit en charge l’entière organisation des voyages. Lorsque le problème italien fut réglé, je dus me rendre à l’évidence qu’elle se débrouillait très bien et je la laissais faire. Nous pûmes ainsi organiser un réseau de filiales européennes. La société s’étendait donc proportionnellement à l’influence de Marie. Car il fallait le reconnaître, elle prenait de plus en plus d’importance dans la société. A chaque retour de voyage, je constatais qu’une nouvelle tâche lui avait été attribuée. Après les agences de voyage, elle prit le contrôle des éditeurs. Elle était aimée de tous et je m’aperçus très vite que Pierre et Benjamin ne juraient plus que par elle. Elle assistait désormais à toutes les réunions et à tous les Conseils d’Administration.

Cela faisait à peine un an qu’elle était là que je craignais déjà pour mon poste dans cette société que j’avais pourtant aidé à créer. Mais cela n’aurait rien été si elle n’avait pas commencé à empiéter sur ma vie personnelle en même temps que sur ma vie professionnelle. En effet, depuis plusieurs mois déjà, j’entretenais une relation avec notre comptable, Luc. Ce qu’il y a de bien à sortir avec un collègue c’est que l’on ne risque pas de dispute pour avoir manqué un rendez-vous car très souvent vous êtes retenus tous les deux par le boulot au même moment. On connaît l’emploi du temps et la charge de travail de l’autre. Je ne me rendis pas compte tout de suite de l’influence qu’avait Marie sur Luc. Ils aimaient tous les deux organiser des soirées où tous les gens de la boîte étaient conviés et il arriva plusieurs fois qu’ils regroupent leurs idées pour se faire. Je les vis donc se rapprocher et quoique je dise ou quoique je fasse, rien ne pouvait l’empêcher.

 Cette situation tourna vite au cauchemar pour moi et soyons francs, je tombais peu à peu dans une dépression à laquelle je ne voyais aucune fin, qu’elle eut été heureuse ou pas. Luc m’envoya chez un psychiatre qui me donna des calmants et m’ordonna un peu de repos. Benjamin, voyant mon état de fatigue, m’interdit donc de repartir en voyage et je dus rester sur Paris le temps de ma convalescence. Marie ayant pris une grande partie de mon travail, je me retrouvai aux réclamations à traiter les plaintes des clients : « Mon livre n’est pas arrivé dans les temps… », « Où en est ma commande de ce livre très rare que j’ai passée il y a 3 mois… », « L’hôtel de Tokyo n’avait rien de traditionnel, il y avait même l’électricité… ». Et Marie qui triomphait… Pendant mon arrêt quelque peu forcé, Benjamin se mit à voyager à ma place, je l’aidais dans les tâches courantes de gestion mais Pierre avait les pleins pouvoirs en son absence. Et Pierre et Marie étaient toujours très proches. Plus le temps passait et plus elle montait en grade. Et plus elle montait en grade et plus je me sentais poussée vers le placard, que dis-je un placard ? Un tiroir !

 Puis Benjamin nous réunit tous pour nous faire part d’une grande nouvelle. J’étais arrivée en retard mais il ne me fallut pas longtemps pour comprendre ce qui se passait : nous avions une grande opportunité pour ouvrir une nouvelle filiale aux États-unis. Leur marché est tellement dur à pénétrer que c’était une chance à ne vraiment pas laisser passer ! Mais cela signifiait la mobilisation d’une personne à temps plein sur place, donc une expatriation… Et Benjamin voulait partir. Il devait donc confier la maison à l’un d’entre nous. Dans mon esprit, il paraissait logique que Pierre prenne cette relève, mais étonnamment l’offre ne lui fut même pas faite. C’est vers Marie que Benjamin se tourna pour faire son annonce, une Marie radieuse qui ne parvenait pas à camoufler sa joie.

-         « je vous ai réunis aujourd’hui pour vous annoncer le nom de mon successeur, ou plutôt devrais-je dire, ma successeuse : Marie Leblanc. Elle nous a prouvé à de nombreuses reprises ses capacités et son professionnalisme. J’espère que tout le monde s’arrangera de cette nouvelle organisation… ».

Parmi les personnes de l’assemblée réunies ce jour-là, peu furent réellement étonnées. Personnellement, je trouvais la nouvelle très dure à encaisser. Je n’entendais déjà plus la suite du discours de Benjamin, j’avais la tête qui tournait, le sol se dérobait sous mes pieds… Puis Marie pris la parole :

-         « c’est avec un plaisir immense que j’accepte ce poste. Je suis sûre que nous continuerons à faire un très bon travail et que l’agence américaine qui devrait voir le jour nous apportera encore plus d’horizons nouveaux et de clients à contenter et à faire rêver… »

 Je ne sais plus comment pris fin cette réunion ni si elle était vraiment finie lorsque je quittais les locaux prétextant une affreuse migraine … Elle avait gagné, il fallait que je me rende à l’évidence, elle m’avait tout pris…

 « Hier après-midi, une jeune cadre supérieure a été heurtée par un bus. Malgré l’arrivée rapide des secours sur place, la victime a succombé à ses blessures dans l’ambulance qui la menait à l’hôpital. La scène ayant eu lieu à l’heure de sortie des bureaux, de nombreux passants ont été témoins de l’accident. Ces derniers ont affirmé aux enquêteurs chargés de déterminer l’origine de ce malheur, que la jeune femme, visiblement plongée dans ses pensées, aurait traversé la route sans se soucier de respecter les règles élémentaires du piéton qui consistent à vérifier qu’aucun véhicule n’arrive au moment où l’on s’engage sur la route. Marie Leblanc, 32 ans, sortait de son travail lorsque eut lieu l’accident. Ses collègues, terrassés par la nouvelle, la décrivent comme une jeune femme dynamique, sûre d’elle et pleine d’ambition… »

 En y réfléchissant bien, si j’avais pu parler ce jour-là, j’aurais pu lui dire que la grève des transports venait de se terminer…

 

 

 

 

 

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