Téléphone aphone par Gilles Garaudet |
Ce soir là, en rentrant à son domicile, Pierre pesta. Il avait de plus en plus de difficultés à ouvrir sa porte : la clé forçait et rentrer chez lui devenait un exercice laborieux surtout depuis qu’un cambrioleur avait tenté de visiter son appartement. Certes le verrou n’avait pas céder mais la tentative d’infraction avec un passe improvisé avait endommagé le canon. Il songea alors qu’un changement de serrure devenait urgent sinon il risquait de casser sa clé et de poireauter un long moment sur le palier en attendant un dépanneur.
Puis quand il voulut éclairer la pièce principale, l’ampoule grilla. Il maugréa une seconde fois et dû se diriger à tâtons dans son living pour chercher des bougies. Il les trouva difficilement au fond d’un tiroir et les disposa sur sa table de salon. Il lui fallut aussi partir à la recherche d’allumettes qu’il devait avoir sur une étagère dans la cuisine et dû en craquer deux pour obtenir une flamme.
Finalement il trouva l’ambiance chandelle très reposante après une journée stressante. Il alla se servir un scotch et s’affala dans son canapé. Il voulut alors se mettre un peu de musique relaxante pour agrémenter cette atmosphère mais remarqua une lumière rouge clignotante sur son répondeur.
« Tiens ! Quelqu’un avait laissé un message » pensa t ’il «Ça fait longtemps ! »
Car d’habitude les gens l’appelaient directement sur son mobile, son fixe ne lui servant plus guère que pour Internet. Nonchalamment, il mis l’appareil en marche afin d’écouter le message.
Une charmante voix féminine artificielle lui annonça la présence de trois appels dont le premier était à neuf heures. Il l’écouta et n’entendit alors qu’un bruit de fond : un hall de gare ou d’aéroport avec un speaker annonçant des départs ou des arrivées, mais personne ne parlait directement dans le téléphone.
Il pensa que quelqu’un avait probablement composé un faux numéro et puis raccroché après un instant d’hésitation. Il passa au second message. Là aussi curieusement pas de correspondant mais un bruit de pompe comme si quelqu’un gonflait un ballon ou un objet pneumatique suivi d’un bruit de dépression. Il trouva ce second message particulièrement étrange surtout qu’il ne contenait aucune voix non plus. Il réécouta alors l’annonce d’accueil de sa messagerie au cas où elle se fut effacée ou que l’un de ses amis farceur l’ait modifiée laissant les appelants cois. Non elle était tout ce qu’il y a de plus classique :
« Bonjour, vous êtes bien chez Pierre Deville, je ne suis pas là pour l’instant, laissez-moi un message, je vous rappellerai »
Il envisagea alors un dérangement de son répondeur :
« Peut-être que le correspondant n’entendait pas le message et restait suspendu dans le vide sonore en attendant un éventuel interlocuteur ; mais à ce moment là il aurait au moins prononcé un Allô! interrogateur. Et pour ces deux appels, aucune voix, rien que des bruits en second plan. »
Perplexe il appuya sur le bouton pour écouter le troisième message. Sur celui-ci une personne semblait s’exprimer mais seulement par le rire. Il paraissait être celui d’une jeune femme, agréable mais qu’il ne reconnaissait pas. Et ces cris de joies ne semblaient pas non plus s’adresser à son répondeur. D’ailleurs comment auraient ’ ils pu, il n’était pas drôle du tout son accueil de messagerie, trop sérieux pour amuser une jeune fille. Un rire prolongé, tel était le troisième message enregistré et personne n’avait parlé. Il n’identifia aucune voix, aucun son familier, même la gare ou l’aéroport du premier appel lui semblait inconnu. Il réécouta plusieurs fois ces messages, à la recherche d’indices pouvant le guider sur leur provenance mais il ne reconnut rien, pas même les mots que prononçaient les annonceurs de la gare d’où aurait pu provenir le premier appel. Il lui sembla que ceux-ci s’exprimaient en anglais mais il n’arrivait pas à déchiffrer ce qu’ils disaient.
« Qui aurait bien pu l’appeler trois fois dans la journée ? »
Cela l’intriguait car il ne reçoit jamais aucun appel sur ce téléphone et très peu en dehors de son bureau. Ces interrogations sur des messages vides de paroles lui révélaient progressivement le peu de chose qui accaparait son esprit et par conséquent la pauvreté de sa vie. Trois coups de fil et le voilà qui se pose des questions dignes d’une enquête policière. C’était là le signe d’un profond désœuvrement, d’une solitude inavouée. Il se rendit compte qu’il n’avait pas de vie privée, même pas d’amie intime à par sa mère qui l ’ appelait régulièrement. Son existence en dehors de son travail était un désert d’ennui qu’il meublait à coup de consommation effrénée et insouciante. Certes il avait de nombreux contacts de travail, des clients avec qui il était en rapport toute la journée mais aucune personne avec qui parler d’autres choses que de business. C’est vrai, son job l’accaparait énormément, il lui consacrait tout son temps, toute son énergie, ne laissant guère de place pour le reste.
Dans cette pénombre feutrée la flamme des bougies semblait faire mouvoir au plafond les ombres de sa vie. Une profonde mélancolie l’envahit alors.
Oui il avait un bon boulot, il était riche, il se payait des restaurants et des vacances de luxe mais ce répondeur le ramenait à sa triste réalité. Dans sa vie, il n’avait que des relations de clients et ses amis étaient muets. Il se sentit alors terriblement pauvre et misérable, allongé dans son canapé « new design » sirotant son whisky de luxe.
Il réécouta alors les messages encore et encore cherchant désespérément une voix qui viendrait subitement l’interpeller. Mais rien seulement ces bruits et ce rire. D’ailleurs à qui pouvait bien t ’il être ce rire qui connaissait son numéro ?
Il voulait une explication à ces trois enregistrements. Il pensa alors à un mobile. Souvent un portable non verrouillé peut envoyer des appels intempestifs. Il peut ainsi au gré de manipulations diverses mettant en pression certaines touches, rappeler un numéro en mémoire. Oui cela était très plausible et il se souvient que ça lui était déjà arrivé. Il avait ainsi un jour dérangé plusieurs fois involontairement sa mère au cours d’une partie de chasse. La pauvre qui n’entendait au décroché que des cris de chiens et des coups de fusil avait pris peur et cru à un intrus qui cherchait à la terroriser. Elle avait même été jusqu’à prévenir la police. Heureusement il s’en était rendu compte le soir en prenant de ses nouvelles et avait dédramatisé la situation.
Cela pouvait très bien être ce cas de figure. Une personne avait son téléphone en mémoire et n’avait pas verrouillé son mobile. De ce fait elle l’avait appelé plusieurs fois : d’abord dans une gare puis dans un lieu on l’on gonfle et dégonfle des objets ; enfin dans un lieu ou l’on rit. Devant ce flou toutes les suppositions étaient imaginables
Il se remit encore une fois les messages.
« Je ne reconnais aucune voix dans cette gare. Elle est peut être dans un autre pays et si on appelait de l’étranger. »
Il fouilla bien dans ses souvenirs. Pas plus d’étrangère que de française dans ses relations qui aurait pu l’appeler. Ou alors une correspondante qui viendrait faire un voyage d’affaire et à qui les renseignements auraient communiqué ce numéro. Impossible, il est sur liste rouge et ne communique ce téléphone à personne surtout depuis qu’on a tenté de le cambrioler. De plus maintenant toutes les annonces de grandes gares sont aussi faites en anglais. Non l’étrangère n’est pas une piste.
« Et puis ce bruit de gonflage ? »
Il songea à des ballons que l’on distribue aux enfants mais il n’y avait aucun dialogue, aucun cri en fond sonore. Il pensa alors, associant la gare avec le voyage, à un dirigeable. Il était déjà monté plusieurs fois en ballon et ce type de bruit était caractéristique de ces appareils lorsque l’on met la pression pour monter ou que l’on libère de l’air pour redescendre. Une fille qu’il aurait rencontrée à l’un de ces voyages. Pourquoi pas mais aucune personne ne lui vint à l’esprit ?
« Mais qu’est-ce qui réjouissait tant cette jeune fille ? »
Elle semblait si heureuse qu’il aurait voulu partager son bonheur. Ce rire l’intriguait, lui plaisait même ; il lui paraissait si avenant et si gai. Lui qui ne rencontrait que des ricanements forcés, des rires d’affaire hypocrites et faux, il était en présence d’une pure expression de joie, un cri de vie. Il tomba ainsi amoureux de ce rire et se mis en tête de le retrouver.
Les plus folles hypothèses se bousculèrent alors dans sa tête :
« Et si c’était une jeune femme qui l’avait repéré mais n’osait l’entreprendre ? »
Une voisine de l’immeuble peut être. Elle avait enregistré son numéro pour pouvoir l’appeler lorsqu’elle oserait. Elle avait tenter ce matin depuis la gare. Oui c’est plus facile depuis une gare. Toute cette foule, ce mouvement, cette impression d’anonymat, ça donne des ailes. Elle s’était jetée à l’eau ce matin mais malheureusement était tombé sur son répondeur. Elle avait dû mal fermer son mobile ce qui explique les autres appels qui eux semblent vraiment intempestifs.
« Et ces bruits de pression ? »
Elle devait travailler dans une entreprise où l’on utilise l’air ou alors être parti faire du vélo, qui sait, une sportive peut-être.
« Et pourquoi riait-elle ? »
A la pause peut être ou alors peut être en lisant un livre ou une revue humoristique. Oui cela se tenait. Mais qui pouvait donc être cette fille dont il était maintenant persuadé de l’existence.
« La rappeler. Oui il fallait la rappeler mais comment faire ? »
Son répondeur, un vieux modèle, n’enregistrait que les messages et aucun numéro ne s’était identifié.
« Attendre qu’elle rappelle. Mais si elle ne le fait pas ? »
Demander la provenance de l’appel au service téléphonique et rappeler le numéro. Oui mais ça risque d’être très long. Et puis quoi lui dire ?
« Et si c’est un mec qui répond ! Je serai bien avancé. »
Non les mecs, j’en veux pas. J’ai rien contre mais c’est pas ma nature et puis de toute façon c’était une fille qui souriait, c’est pas possible que ce soit un mec.
Les petites flammes dessinaient toujours des ombres au plafond. Il se servit un deuxième verre. L’alcool semblait faire tomber son masque. Sa profonde solitude qu’il compensait par un surmenage chronique et des activités de tous genres se révélait par ce film qu’il jouait dans sa tête.
Il comprenait alors que cette vie n’avait pas beaucoup de sens ni d’horizon, qu’il devait rapidement changer de cap et cesser de courir avec des œillères.
« Pourquoi ne pas profiter de cet imprévu téléphonique pour partir sur un nouveau chemin ? »
Allez ! Comme au travail, fixons-nous un objectif. En premier il nous faut retrouver cette fille. Ensuite …
« Oui mais si elle est moche, si elle ne me plaît pas ? »
Non soyons optimiste ! Elle ne peut être que belle sinon on avancera pas.
Tiens on va changer le message d’accueil. On va lui dire de rappeler sur le mobile des fois qu’elle se manifeste et que je sois encore absent ou alors de laisser son numéro si elle est trop timide.
« Oui très bonne idée ! »
Et sur le champ il modifia son annonce.
« J’attendrai quelques jours sinon je ferai des recherches auprès de l’agence téléphonique. »
Plus la soirée avançait et plus cette fille imaginaire prenait de la place dans sa vie. Il cherchait dans quel restaurant l’inviter, à quel spectacle l’emmener. Devrait ‘ il la présenter à sa mère ?
« Non ! » pensa’ t ’ il,
« Pas dans l’immédiat, elle est trop jalouse et risquerait de faire capoter cette belle histoire. »
Soudain le téléphone sonna
Surpris dans son aventure imaginaire, il n’osa d’abord répondre.
« C’est elle, je suis sur que c’est elle ! »
Il sembla un instant annihilé, comme médusé, puis au bout de la cinquième sonnerie il se décida enfin.
- Allô ! Je suis bien chez Monsieur Carlosa
- Ah non ! Il n’y a pas ce Monsieur ici.
- Je téléphone pour l’annonce du journal, pour la voiture à vendre. C’est pourtant le numéro qui est inscrit. J’ai déjà appelé ce matin mais je suis chaque fois tombé sur un répondeur. Alors combien vous la vendez ? Vous savez, je suis garagiste, je vous en ferai un bon prix et puis ma copine elle adore ce genre de voiture. C’est un coupé, n’est-ce pas ? C’est pas banal…
- Mais non Monsieur, désolé, il y a une erreur de numéro. Voyez avec votre journal, ils ont dû se tromper.
Là dessus il raccrocha sèchement.
« Un coupé ! Un coupé ! J’ te lui en fout’rais des coupés moi ! » maugréa t’il pour la troisième fois. »
Envolés les rêves d’une vie nouvelle. Envolé le doux rire prometteur…
Il craqua une allumette mais cette fois pour griller une cigarette et s’envoya un double scotch. Puis il rouvrit encore sa porte et la referma toujours avec difficulté.
Il avait décider d’aller faire un tour de voiture.