La mystérieuse
par Emmanuelle Boisard
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Nous ne nous connaissions pas et cependant vous m’aimiez. C’est du moins ce que vous me disiez dans vos lettres enflammées que je reçus régulièrement entre mes dix-sept et mes dix-neuf ans. Nous nous étions connus en vacances, là où nos deux familles avaient l’habitude d’aller, nous nous étions parlé deux fois, et la deuxième fois, vous m’aviez demandé mon adresse. Je vous l’avais donnée car je trouvais l’idée amusante. J’étais bien sûr que vous ne m’écririez jamais. Pourtant, vous avez écrit. Et pas seulement une fois. Vous avez écrit des dizaines de lettres que j’ai toujours gardées sous la commode de ma chambre, rangées, classées dans l’ordre où elles arrivaient, et bien cachées, pour que ni mon frère ni ma mère ne tombent dessus.
Dans la famille, nous vous appelions « la mystérieuse » Ma mère me tendait vos lettres en me disant « tiens, voilà des nouvelles de ta mystérieuse ». Ne vous offensez pas, votre audace et votre acharnement étaient pour elle incompréhensibles. Et puis, la mystérieuse, c’était surtout l’euphorie qui m’envahissait lorsque je recevais vos lettres. Cela durait quelques jours, avant que je ne m’enferme à nouveau dans un mutisme de plusieurs semaines.
Je
n’avais qu’une peur, c’est que vous cessiez de m’écrire. Cette idée m’angoissait
terriblement et cependant, je sentais que cela arriverait. Je savais que vous
vous lasseriez de mon silence, que vous cesseriez de m’aimer, moi qui étais
si différent de vous. C’est effectivement ce qui arriva. Après deux années
de longues lettres passionnées restées sans réponse de ma part, vous cessâtes
de m’écrire.
Ce
silence soudain me fit presque perdre la tête. Je passai plusieurs mois à épier
le facteur et à prier Notre Dame qu’elle ne m’oublie pas et que je reçoive
une lettre, une seule, une dernière lettre. Mais cela ne vint pas et je dus
m’y résigner.
Je
ne crois pas m’être senti aussi vide dans ma vie qu’à cette époque là.
Les autres filles ne m’intéressaient pas, il n’y avait que vous, et
cependant, je me sentais bien incapable de vous le dire. Vous m’aviez sans
doute oublié et étiez probablement en train de ravir un jeune homme plus intéressant
et cultivé que moi.
Je
finis pas me marier encore bien jeune, et fus père de quatre enfants. Les années
sont ainsi passées. Je les ai vécues sans un mot, sans un bruit, sans me
retourner vers le passé. Vous étiez rangée dans une boîte, placée dans une
malle au grenier, sous un tas de vieilleries que ma femme menaçait de jeter,
souvenirs de mon enfance que je gardais avec tendresse, sans pour autant y
revenir. Mais cependant, croyez-le je vous prie, il ne se passa pas un jour sans
que je ne pense à vous. Grâce aux médias, je suivais autant que je le pouvais
votre carrière ne manquant aucune de vos entrevues et lisant tout ce qu’on
disait de vous. J’ai beaucoup prié pour vous, je voulais tant que vous soyez
comblée et heureuse.
Je
me souviens de moments si agréables où la mystérieuse euphorie revenait
m’habiter lorsque j’entendais ou lisais votre nom, et surtout quand vous
apparaissiez au petit écran. Je me sentais fier, et vivant.
Comment
avais-je pu être aussi insensible à la poésie de vos phrases, à la
pertinence de vos mots, à la profondeur de vos idées, à votre humour, votre
sarcasme, votre intelligence, votre bonté?
Je ne me lassais pas de les relire car je dois vous l’avouer, je n’ai
jamais lu ni entendu d’aussi belles déclarations d’amour. Je compris, grâce
à vous madame ce que c’était qu’être aimé et je vous en serai éternellement
reconnaissant.
Je
m’endormis au petit matin, avec un sentiment de bien être et de sérénité.
Plusieurs
années encore sont passées, pendant lesquelles j’ai continué à vivre sans
un mot, sans un bruit, et remettant au lendemain l’idée de vous écrire.
Aujourd’hui, je suis bien vieux et je n’ai plus le temps de me taire. Voilà
pourquoi je vous écris ce soir, sans crainte de votre jugement. Il m’aura
sans doute fallu toutes ces années pour avoir le courage de le faire. Je
souhaite, en vous l’offrant, me
libérer de cet amour gardé secret toute ma vie. Je vous rends aussi ces
lettres qui vous appartiennent, en espérant que vous y trouverez de nouvelles
émotions, comme vous dites les chercher pour continuer à exercer votre beau métier.
Hier,
mon cœur a failli cesser de battre lorsque je vous ai revue sur mon petit écran.
J’avais prié longtemps pour que l’inspiration vous revienne, et je fus
bouleversé de vous entendre parler ainsi du vide qui vous avait envahie depuis
plusieurs années.
Ne
m’en veuillez pas de m’exprimer si mal, je n’ai pas eu la chance de faire
des études comme les vôtres. Mais si vous avez la bonté d’accepter de me
lire, j’espère que vous vous souviendrez un peu de moi.
Je
ne voulais pas partir sans vous avoir demandé pardon. Pardon de n’avoir
jamais répondu à vos lettres. Pardon de n’avoir jamais été assez sensible
pour comprendre tout l’amour qu’elles contenaient. Pardon d’avoir été
aussi stupide, et de ne pas vous avoir rendu tout ce que vous m’avez donné.
Me
voici soulagé à présent d’avoir pu vous dire la vérité. Je suis sûr que
votre vie a été merveilleuse, puisque merveilleuse, vous l’avez toujours été.
Je suis heureux ce soir de vous avoir revue. C’est ce que je souhaitais avant
de mourir, et Dieu a exaucé mes prières. Veuillez pardonner ma sincérité et
mon égoïsme. Mais je sens ma fin
qui approche, et je ne veux pas partir l’âme chargée de ce lourd secret.
Cette
lettre était un signe, celui qu’elle avait attendu si souvent. Sans hésiter,
elle mit quelques affaires dans son sac et se mit au volant de sa voiture. Elle
ne savait pas ce qu’elle allait lui dire, mais elle savait qu’elle allait le
retrouver, et cette fois, elle ne le quitterait plus.
Il
tourna la tête et la surprit en train de l’observer. Elle sursauta et se
souvint pour quelle raison elle était là. Il lui sourit, de ce sourire
complice de deux personnes qui se reconnaissent. Comme s’il lisait dans ses
pensées, il lui fit un signe pour qu’elle le rejoigne. Une immense plénitude
l’avait envahi et il se sentait prêt à l’accompagner. Elle s’approcha
donc et lui prit la main. Ils partirent sans un mot, sans un bruit, sans se
retourner.
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