La mystérieuse

                                                                                   par   Emmanuelle Boisard

                     Retour concours 2004                                                                      (voir aussi dans "Aux frontières du concours")

                 Les autres nouvelles 2004                                                                                     (lire les avis des lecteurs) 

 

 

    Nous ne nous connaissions pas et cependant vous m’aimiez. C’est du moins ce que vous me disiez dans vos lettres enflammées que je reçus régulièrement entre mes dix-sept et mes dix-neuf ans. Nous nous étions connus en vacances, là où nos deux familles avaient l’habitude d’aller, nous nous étions parlé deux fois, et la deuxième fois, vous m’aviez demandé mon adresse. Je vous  l’avais donnée car je trouvais l’idée amusante. J’étais bien sûr que vous ne m’écririez jamais. Pourtant, vous avez écrit. Et pas seulement une fois. Vous avez écrit des dizaines de lettres que j’ai toujours gardées sous la commode de ma chambre, rangées, classées dans l’ordre où elles arrivaient, et bien cachées, pour que ni mon frère ni ma mère ne tombent dessus.

Dans la famille, nous vous appelions « la mystérieuse » Ma mère me tendait vos lettres en me disant « tiens, voilà des nouvelles de ta mystérieuse ». Ne vous offensez pas, votre audace et votre acharnement étaient pour elle incompréhensibles. Et puis, la mystérieuse, c’était surtout l’euphorie qui m’envahissait lorsque je recevais vos lettres. Cela durait quelques jours, avant que je ne m’enferme à nouveau dans un mutisme de plusieurs semaines.

Je n’avais qu’une peur, c’est que vous cessiez de m’écrire. Cette idée m’angoissait terriblement et cependant, je sentais que cela arriverait. Je savais que vous vous lasseriez de mon silence, que vous cesseriez de m’aimer, moi qui étais si différent de vous. C’est effectivement ce qui arriva. Après deux années de longues lettres passionnées restées sans réponse de ma part, vous cessâtes de m’écrire.

Ce silence soudain me fit presque perdre la tête. Je passai plusieurs mois à épier le facteur et à prier Notre Dame qu’elle ne m’oublie pas et que je reçoive une lettre, une seule, une dernière lettre. Mais cela ne vint pas et je dus m’y résigner.

Je ne crois pas m’être senti aussi vide dans ma vie qu’à cette époque là. Les autres filles ne m’intéressaient pas, il n’y avait que vous, et cependant, je me sentais bien incapable de vous le dire. Vous m’aviez sans doute oublié et étiez probablement en train de ravir un jeune homme plus intéressant et cultivé que moi.

Je finis pas me marier encore bien jeune, et fus père de quatre enfants. Les années sont ainsi passées. Je les ai vécues sans un mot, sans un bruit, sans me retourner vers le passé. Vous étiez rangée dans une boîte, placée dans une malle au grenier, sous un tas de vieilleries que ma femme menaçait de jeter, souvenirs de mon enfance que je gardais avec tendresse, sans pour autant y revenir. Mais cependant, croyez-le je vous prie, il ne se passa pas un jour sans que je ne pense à vous. Grâce aux médias, je suivais autant que je le pouvais votre carrière ne manquant aucune de vos entrevues et lisant tout ce qu’on disait de vous. J’ai beaucoup prié pour vous, je voulais tant que vous soyez comblée et heureuse.

Je me souviens de moments si agréables où la mystérieuse euphorie revenait m’habiter lorsque j’entendais ou lisais votre nom, et surtout quand vous apparaissiez au petit écran. Je me sentais fier, et vivant.

 A l’approche de la cinquantaine, je vous croisai, au hasard d’une rue de la ville où nous nous étions rencontrés. En vous frôlant, je fus parcouru d’un frisson. Mais je passai mon chemin, sans un mot, sans un bruit, sans me retourner. Pourtant, à partir de ce jour, je fus pris d’une obsession : répondre à vos lettres. Je n’y avais jamais répondu et cette pensée ne me mettait pas à l’aise moi qui avais toujours voulu être un modèle de vertu et de bonté envers les autres. Avant d’y répondre, il me fallait les relire. Je mis plusieurs semaines à oser le faire. Je passai plusieurs heures seul dans mon grenier à les regarder, les toucher, sans oser les ouvrir. Puis un jour, je me sentis prêt. A la lecture de la première ligne, une immense émotion m’envahit et je me mis à pleurer. Je passai le reste de la nuit dans le grenier à relire chacune de vos lettres, ligne pas ligne, mot par mot, parfois plusieurs fois tant leur beauté m’enivrait.  Je me sentais proche de vous, et vous me serriez dans vos bras, m’embrassiez, me caressiez, j’étais comblé.

Comment avais-je pu être aussi insensible à la poésie de vos phrases, à la pertinence de vos mots, à la profondeur de vos idées, à votre humour, votre sarcasme, votre intelligence, votre bonté?  Je ne me lassais pas de les relire car je dois vous l’avouer, je n’ai jamais lu ni entendu d’aussi belles déclarations d’amour. Je compris, grâce à vous madame ce que c’était qu’être aimé et je vous en serai éternellement reconnaissant.

Je m’endormis au petit matin, avec un sentiment de bien être et de sérénité.

Plusieurs années encore sont passées, pendant lesquelles j’ai continué à vivre sans un mot, sans un bruit, et remettant au lendemain l’idée de vous écrire. Aujourd’hui, je suis bien vieux et je n’ai plus le temps de me taire. Voilà pourquoi je vous écris ce soir, sans crainte de votre jugement. Il m’aura sans doute fallu toutes ces années pour avoir le courage de le faire. Je souhaite, en vous l’offrant,  me libérer de cet amour gardé secret toute ma vie. Je vous rends aussi ces lettres qui vous appartiennent, en espérant que vous y trouverez de nouvelles émotions, comme vous dites les chercher pour continuer à exercer votre beau métier.

Hier, mon cœur a failli cesser de battre lorsque je vous ai revue sur mon petit écran. J’avais prié longtemps pour que l’inspiration vous revienne, et je fus bouleversé de vous entendre parler ainsi du vide qui vous avait envahie depuis plusieurs années.

Ne m’en veuillez pas de m’exprimer si mal, je n’ai pas eu la chance de faire des études comme les vôtres. Mais si vous avez la bonté d’accepter de me lire, j’espère que vous vous souviendrez un peu de moi.

Je ne voulais pas partir sans vous avoir demandé pardon. Pardon de n’avoir jamais répondu à vos lettres. Pardon de n’avoir jamais été assez sensible pour comprendre tout l’amour qu’elles contenaient. Pardon d’avoir été aussi stupide, et de ne pas vous avoir rendu tout ce que vous m’avez donné.

Me voici soulagé à présent d’avoir pu vous dire la vérité. Je suis sûr que votre vie a été merveilleuse, puisque merveilleuse, vous l’avez toujours été. Je suis heureux ce soir de vous avoir revue. C’est ce que je souhaitais avant de mourir, et Dieu a exaucé mes prières. Veuillez pardonner ma sincérité et mon égoïsme.  Mais je sens ma fin qui approche, et je ne veux pas partir l’âme chargée de ce lourd secret.

 Manon ne put retenir ses larmes à la lecture de cette lettre. Elle s’en voulut de ne pas l’avoir ouverte plus tôt mais cela faisait bien longtemps qu’elle ne lisait plus le courrier de ses lecteurs. C’est le petit paquet bien ficelé qui avait fini par retenir son attention. Elle avait vite compris en reconnaissant son écriture adolescente. Jean, son Jean, il lui répondait enfin! Jean, le seul amour de sa vie, celui qu’elle avait recherché dans tous les autres hommes qu’elle avait rencontrés. Son amour pour lui l’avait guidée tout au long de sa vie, tantôt dans les méandres de la dépression, tantôt dans les grandeurs de l’espoir. Il l’avait sauvée plus d’une fois lorsqu’elle était au bord du précipice. Elle lui devait tous ses succès. Elle avait cherché à l’exprimer dans tous ses livres, pour essayer de le comprendre, pour le maîtriser, l’exorciser, le faire disparaître. Mais elle avait échoué. Et elle avait décidé d’arrêter d’écrire le jour où elle avait arrêté de l’attendre. Mais elle avait toujours espéré le revoir avant de mourir. Un jour, elle l’avait vu dans la ville où ils passaient leurs vacances. Elle avait voulu aller lui parler. Mais il y avait cette femme à son bras et elle avait continué son chemin. C’est à la suite de cette rencontre qu’elle avait écrit son meilleur roman.

Cette lettre était un signe, celui qu’elle avait attendu si souvent. Sans hésiter, elle mit quelques affaires dans son sac et se mit au volant de sa voiture. Elle ne savait pas ce qu’elle allait lui dire, mais elle savait qu’elle allait le retrouver, et cette fois, elle ne le quitterait plus.

   Jean était dehors, allongé dans son transat. On entendait des voix et des rires, venant du fond du jardin. Il semblait vieilli mais on pouvait toujours lire dans son visage la beauté de ses dix-neuf ans. Elle l’épia quelques instants, se demandant si elle arrivait au bon moment. Il lui arrivait souvent de se tromper de date, d’heure, ou de lieu, et où qu’elle aille on lui reprochait toujours d’être en avance. Plus elle le regardait, plus elle se sentait de trop, persuadée qu’elle était venue trop tôt, qu’il avait encore des choses à vivre, qu’elle allait tout gâcher. Cependant, elle savait très bien qu’il était trop tard pour reculer.

Il tourna la tête et la surprit en train de l’observer. Elle sursauta et se souvint pour quelle raison elle était là. Il lui sourit, de ce sourire complice de deux personnes qui se reconnaissent. Comme s’il lisait dans ses pensées, il lui fit un signe pour qu’elle le rejoigne. Une immense plénitude l’avait envahi et il se sentait prêt à l’accompagner. Elle s’approcha donc et lui prit la main. Ils partirent sans un mot, sans un bruit, sans se retourner.

 Il était impossible d’accéder à la place du marché. Manon dut garer sa voiture et continuer à pied. Elle se sentait d’une humeur guillerette comme si elle avait retrouvé ses vingt ans. En passant devant l’église, elle se retrouva à la sortie de funérailles. Elle se dit en souriant qu’elle n’arrivait décidément jamais au bon moment, ni au bon endroit. Elle n’eut pas besoin de demander qui était décédé, la ressemblance était frappante. Il avait une vingtaine d’années, et la beauté de son grand-père. Elle voulut s’approcher de lui pour lui parler. Mais il y avait cette femme à son bras. Alors, elle continua son chemin. De retour chez elle, elle se remit à écrire.

 

 

 

 

 

(lire les avis des lecteurs) 

 

 

                                          Retour concours 2004                  Les autres nouvelles 2004                             Retour à l'accueil