Le jour de la Saint Valentin……
par Martine Merrier
Cela faisait plusieurs mois
qu’Ettori Paoli avait été transféré dans cette prison modèle du sud de
l’île. Il avait profité d’une mesure gouvernementale prévoyant le
regroupement des détenus corses, élections obligent. Mais une prison
« à ciel ouvert » reste quand même un établissement pénitentiaire !
Et pour quelle pénitence ? Paoli avait été condamné à six années de réclusion
pour appartenance à un groupe armé,
détention, utilisation d’explosifs et attaques de gendarmerie, une spécialité
régionale. Quelques broutilles qui lui valurent l’attention du ministère de
la justice et d’être logé nourri aux frais de la république continentale.
La Corse était belle au
mois de janvier. Un vent froid chassait les nuages et maintenait un ciel bleu
immaculé. Le maquis recouvert de givre, ondulait comme pour donner de la vie
dans ce massif inhabité de l’Ospédale.
Le texto qu’il reçut ce
jour là de la part de son père, n’était pas si anodin qu’il semblait l’être : « Petitou,
pourquoi n’en profites-tu pas pour apprendre le métier de menuisier ? ».
Enfin. C’était le moment d’agir. Tout y était : le code et
l’objectif. Son père ne l’appelait jamais Petitou. Ils avaient convenu que
la phrase qui suivrait ce diminutif, serait un ordre. Il s’exécuta. Le jour même,
il demanda au directeur le droit de travailler.Un détenu politique, bien que ce
statut lui eût été refusé, n’y était pas obligé. Il argua d’un besoin
d’activité manuelle, dans un souci de réinsertion sociale afin d’intégrer
la classe ouvrière et combattre de l’intérieur, le grand capital. Le
directeur n’en croyait pas ses oreilles. Cette terminologie n’était plus en
usage depuis la dissolution de La Cause du Peuple dans les années soixante-dix.
Or
voilà que son détenu se prenait pour J.P. Sartre.
Il savait qu’il avait
devant lui un agrégé de philosophie qui signait de temps en temps des
chroniques dans un journal extrémiste pour justifier sa carte de presse, bien
utile parfois pour un activiste. Pour lui, c’était un intellectuel, un théoricien.
Bref, un oisif, un inactif.
De plus l’identité corse de son interlocuteur incitait au doute quant à sa
demande de travail. Paoli insista. N’attendait-on pas de lui, l’amorce du début
d’un soupçon d’engagement sur la voie du repentir ? Une place d’aide
menuisier lui conviendrait, et seule, cette activité l’intéressait.
Le directeur le félicita
pour cette décision qui allait « dans le bon sens » et dit qu’il
verrait ce qu’il pourrait faire.
Ettori Paoli, qui ne faisait
pas la différence entre un platane et un chêne rouvre, entre un bois de grume
et un bois marmenteau, se vit, dans le mois qui suivit sa demande, affecté à
la menuiserie du camp.
L’atelier était dirigé
par un vieil homme, un mulâtre d’origine antillaise, qui portait mal la
soixantaine, fortement ridé, avec des vestiges de cheveux et les yeux bleus
d’un Saintois. Il se faisait appeler Toussaint, sûrement en hommage à
Toussaint Louverture, son compère et ancêtre haïtien qui mourut dans les
prisons françaises. Il était plutôt mince et voûté avec sur sa tête
d’oiseau colibri, un chapeau plus ou moins fatigué. Son état physique,
après un double pontage coronarien ne lui permettait plus de porter de lourdes
charges, et devait se faire aider. En arrivant, Paoli se présenta. Le vieil
homme l’interrompit de suite.
« Je sais qui tu es,
mon fi ! Ici, tu le sais on ne doit pas trop parler….alors, moins tu
poseras de questions, mieux se sera pour nous tous. »
« Mais c’était par
politesse, répondit-il, pour faire connaissance… »
« Laisse ! Sache
simplement que tu n’es pas là par hasard. Tu es là pour t’évader et
c’est moi qui vais t’aider. »
« Ah ! Je
comprends le message maintenant !!! Et comment comptes-tu t’y prendre ? »
« Qu’est-ce que tu
vois autour de toi ? »
« Heu…du bois … »
« Du bois dans une
menuiserie ! Vous les blancs, vous avez autant de perspicacité qu’un
zombie amoureux d’une donzelle ! Et que fabrique-t-on avec du bois,
Monsieur-je-ne-sais-pas-tac ? »
« Des chaises ?
Des tables ? Des portes ? Plein de choses… »
« Et quoi encore ?.....Cherche,
cherche petit blanc…. »
« .. ????
»
« Des cercueils !!
Hi ! Hi ! Hi ! Tout bonnement. »
« Des cercueils ?
Pour quoi faire ? »
« Pour enterrer des
gens, petit blanc, et pour que tu puisses t’évader… »
« Quel rapport ? Si je
m’évade, moi, c’est vivant !! »
« Tu dis des
couillonnades !! Ce n’est pas toi qui meurs ; mais tu sors avec le
macchabée. Quand il y en aura un. On a en stock une caisse un peu plus
profonde, pour cette circonstance…..Le directeur assiste à la mise en bière,
et ne revient que le lendemain matin pour le départ au cimetière. Toi, tu
n’auras qu’à te glisser dans l’atelier à la faveur de la nuit, desceller
le couvercle et t’allonger sur le linceul qui recouvre le mort. Ici, dans le
camp, il n’y a pas de cimetière. Pas prévu. Où la règle. Je ne sais pas.
En tout cas, on utilise celui du village d’à côté. On part à l’aube, le
directeur et moi, dans le corbillard municipal. Le fossoyeur nous aide. Tu
t’en doutes, c’est un compère à toi, un patriote.
Un
système d’aération te reliera à l’extérieur pour que tu puisses
respirer.
Moi mon statut me permet de
ressortir du camp.
Je
passe chercher nos complices pour te sortir dans la nuit qui suit. »
« Tu es sûr de ton
coup, Toussaint ? »
«Pani-problèm’ mon fi,
si ton Organisation te fait sortir de ce pénitencier, c’est qu’elle a ses
raisons, non ? Tu n’es pas le premier à profiter de ce stratagème. Ne
pose pas trop de questions, je t’ai déjà dit ! Laisse faire les gens
qui savent. Tu t’exprimeras plus tard… »
« Quand comptes-tu me
faire sortir ? »
« Dieu seul le sait !
Il faut attendre une opportunité. D’ailleurs, il vaut mieux que tu ne saches
pas la date exacte. Ton comportement pourrait changer et attirer l’attention
des gardiens. »
« Il faut que
j’attende que quelqu’un meure ? »
« Eh oui ! Mais
ne t’inquiètes pas. Dans les prisons françaises, il y a pas mal de suicidés,
sans compter ceux que l’on suicide….. »
L’attente débuta.
Trois semaines s’écoulèrent
sans que rien ne se passât.
Paoli
put s’initier aux joies du bricolage, au maniement du laceret et de la
chignole, de la gouge et du bédane. Râpes et queues-de-rat furent utilisées
à bon escient. Il apprit même ce qu’était un trusquin. Il essaya d’en
savoir plus sur cet étrange personnage qu’était Toussaint. Un homme qui
faisait tant de place à l’amitié, ou plus exactement à l’amicalité,
comme il disait, ne pouvait pas être foncièrement mauvais. Mais il était
secret. Impossible de savoir les raisons de sa présence ici.
« Je suis là depuis quarante treize
éternités, et pour encore une grande charge de temps ! Yé cric !
….» Et cette manie de marcher toujours pieds nus ! Personne ne se
souvenait de l’avoir vu chaussé. Qu’il vente ou qu’il neige, Toussaint
s’en foutait. Il disait que c’était pour marquer sa condition de détenu.
Ses ancêtres esclaves, les nègres de terre (ou nèg-en-chaînes)
n’avaient pas le droit de se chausser, alors lui, s’identifiant à
eux, ne portait plus de chaussures depuis le jour
de son incarcération. Paoli n’osait pas le déranger…Il aurait voulu passer
quelques minutes en tête-à-tête avec lui, sans maton pour les surveiller. Il
voulait en savoir plus, mais il repoussait toujours à plus tard le moment de
lui parler. Toussaint le fascinait. La méfiance dans sa mine semblait trahir
une conscience inquiète, une de celles qui cherchent à obtenir des indulgences
avec le Diable. Ne répétait-il pas souvent : « que Dieu fasse, et
que Satan ne défasse pas ! ». C’était troublant non ?
La quatrième semaine, une
rixe éclata dans le réfectoire, entre deux détenus pour une histoire de dette
de jeu. En prison, on peut tout perdre, sauf l’honneur. L’un sauva sa réputation,
l’autre perdit la vie. Telle est la loi de ce milieu.
Ce décès, Paoli
l’interpréta comme un signe. Il n’avait pas vu sa femme depuis des mois, et
voilà qu’il allait enfin pouvoir la retrouver. Le destin s’intéressait à
lui le jour de la St Valentin ! Il y aurait-il une justice, pensa-t-il ?
Tout alla très vite. Les
prisonniers furent consignés dans les bâtiments et les promenades interdites.
Toussaint devait sûrement s’occuper de l’évasion puisqu’il faisait aussi
fonction de croque-mort du camp. Il ne l’avait pas vu depuis plus de
vingt-quatre heures, avec tous ces évènements.
Mais il se borna à
appliquer le plan prévu.
Vers minuit, profitant de
l’obscurité, il parvint à se glisser jusqu’à la menuiserie où reposait
le corps, faute de chambre froide. Il attendit le petit matin pour passer à la
dernière phase tant celle-ci le rebutait. Il poussa
le couvercle de cèdre, prit sa place à l’intérieur, et referma.
Ce n’était pas agréable
bien sur. Cette présence sous lui le terrifiait, il savait qu’il ne devait
pas penser et qu’il devait surmonter son dégoût et son angoisse.
Mais bon, si la liberté était
à ce prix là, il voulait bien faire un effort.
L’espace était étroit.
Il ne fallait pas être claustrophobe. Il refit mentalement l’inventaire de
ses poches : papiers, argent, lampe torche, portable et quelques pâtes de
fruits.
Ne pas trop s’encombrer
telle était la consigne. Dehors il serait pris en charge totalement.
Et puis ce n’était que
l’histoire de quelques heures…..moins d’une journée en tout cas.
Paoli fut donc aux premières
loges pour l’enterrement de cet inconnu qui allait lui faire recouvrer la
liberté.
Cocassement, il trouva les
formalités sommaires et la cérémonie bâclée.
La famille ne s’étant pas
déplacée, il n’y eut pas d’oraison ; le prêtre murmura, plus qu’il
ne dit, un pater noster, qu’il conclut par un « Salute » accentué.
Il eut une pensée pour ce
mort que personne n’accompagnait dans sa dernière demeure.
Il se dit qu’il ne voulait
pas qu’il en soit de même pour lui et se promit d’aller déposer ses dernières
volontés chez le notaire dès sa sortie.
Une cérémonie simple, dans
la petite église de son village, avec des chants polyphoniques, des fleurs et
un drapeau Corse pour l’identité.
Il s’avait qu’il aurait
aussi et de toute façon, les salves de pistolet de ses camarades de combat
encagoulés.
Le moment le plus dur, fut
la descente dans la fosse.
Le pire fut d’entendre la
première pelletée de terre s’écraser à quelques centimètres de sa tête.
Il eut un mouvement de recul
et trouva le bruit assourdissant et effrayant.
Puis cette étrange
impression que les bruits s’estompaient jusqu’à ne plus rien entendre. Plus
rien… Rien que le silence et l’obscurité. C’était terrible.
Il avait beau se raisonner,
se dire qu’il allait faire confiance aux sympathisants, là haut qui allaient
le faire s’évader, il ne put s’empêcher de frissonner et de suer.
Un mal de ventre comme une
manifestation de la peur arrivait.
Qu’importe la faiblesse et
les vêtements souillés ; il n’avait pas à se justifier.
Tout en pensant, (et les
images défilent très vite dans ces moments là) le professeur de philosophie
reprit le dessus….il se dit que cette expérience lui serait bénéfique dans
ses raisonnements futurs et qu’il allait faire un tri monumental dans toutes
ses théories fumeuses qu’on lui avait enseignées.
Il aurait voulu les voir,
les Bergson, les Kierkegaard, les Rousseau à sa place !!
Ils n’auraient peut être
pas écrit toutes ces inepties ! Lui il leur dira à ses futurs élèves :
« Ça fait chiément peur !! »
Les heures s’écoulaient
trop lentement à son goût.
Le noir total fait perdre la
notion des choses. « Mais que foutaient-ils donc là haut ? Ils en
mettaient du temps !
Mais qu’elle heure était-il ?
L’heure ? Mais je l’ai sur mon portable, au fait ! »
Paoli se mit en devoir de
sortir son téléphone de la poche de son pantalon.
L’exiguïté des lieux ne
rendait pas la manœuvre facile.
S’il avait pu se tourner
sur le côté…mais là non !
Et chaque mouvement était
un calvaire.
Il trouvait qu’il avait de
plus en plus de mal à respirer. Était-ce la peur, les efforts, l’air qui se
raréfiait ? Non ! Surtout ne pas penser à ça…
« Tout va bien. Il
fait un peu chaud, mais tout va bien. »
Paoli parvint en se tournant
un petit peu sur le coté, à dégager suffisamment de place pour sortir sa main
et prendre son portable. Il lut l’heure…6h13 !!!
« Comment ? 6h13 !
Ce n’est pas possible ! »
Mais un bip-bip strident détourna
son attention, car son appareil lui signala qu’un message était en attente de
lecture ! Enfin quelqu’un.
Las. C’était une relance
publicitaire que lui envoyait l’opérateur auquel il était abonné, un texte
qu’il eut du mal à lire malgré l’écran allumé tant ses yeux étaient
mouillés de sueur ou de larmes.
Une offre de gratuité pour
la Saint Valentin, qui disait à peu près ceci.
« Et
si vous disposiez de quelques minutes pour exprimer ce que vous n’avez pas osé
lui dire .. ? »
Les diodes de l’écran éclairaient
faiblement le message, tout en diffusant une lumière bleutée autour de lui.
Paoli, dans ses contorsions
pour attraper le téléphone, avait bougé le linceul et découvert quelque peu
son colocataire…
Etrange et désagréable
impression que ce mort si près, si présent, il ne voulait pas le voir.
Avec son bras dégagé il
voulut remettre le suaire blanc à sa place…et là…ses yeux s’écarquillèrent
d’effroi !!
Il le vit tout près, à
quelques centimètres de lui...
Son sang se glaça !
Mais oui ! Il le connaissait !
Toussaint ! C’était
Toussaint !!
Celui qui devait le déterrer !!
Il était avec lui dans le cercueil ! Mort ..!!
Un cri déchirant, terrible,
sorti de la gorge de Paoli, un cri ne s’arrêta pas durant de longues minutes.
Il tapa des pieds, frappa et
griffa le couvercle en bois, à s’en arracher les ongles. Il cria tant et tant
qu’il se cassa la voix…
Mais qui pouvait
l’entendre ?
Il comprit que personne ne viendrait à son secours.
Il pensa à sa femme,
d’abord, puis à ses parents qui l’attendaient.
Les larmes coulèrent encore
plus abondamment …
Il en voulut à la terre
entière, à Dieu et à Toussaint…
Désormais, il aurait tout
le temps de lui demander tout ce qu’il n’avait jamais osé lui dire...
Ainsi commença une longue,
une très longue agonie…
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