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Mon Clown   3ème prix 2005

                                                                                                        par Dominique Viollet

 

14 juillet 2002 – Hôpital d’Annecy – Service Neurologie

Feux d’artifice sur la ville… klaxons… Je ne peux pas dormir.

Je déteste ces gens, dans la rue ; je me déteste. Je ne suis plus qu’une boule de haine… Ma détresse se transforme en un hurlement silencieux qui m’arrache la gorge, me brûle l’estomac.

Silence ! Je voudrais que tout s’éteigne ! Plus rien ! Ni joie, ni tristesse.

Mais, dehors, il y a cette agitation… Et dans le bureau des infirmières, comme une ambiance de fête… ! Mais qui est ce type qui les fait tant rire ?

C’est insupportable ! Leur gaieté m’agresse ; j’ai le cœur éclaté ; il faut que je me sauve… Et je me réfugie dans cette salle glaciale réservée aux « visiteurs ».

Le visage plongé dans mes cheveux, les mains plaquées sur les oreilles, je laisse exploser un orage de souffrances.

 

Une main s’est posée sur ma nuque ; je ne sursaute même pas.

A travers ma crinière trempée de larmes, je l’aperçois : penché sur moi, long et mince personnage affublé de son attirail de boîtes et de perfusions ; le visage livide ; les yeux d’une douceur extrême ; il me sourit… derrière son gros nez de clown… !

« En voilà bien du chagrin ? Est-ce que je peux vous aider ? Comme vous le voyez, je suis clown ! Accessoirement journaliste à « Auto-Moto »… Mais faire le clown, c’est l’activité que j’affectionne le plus … !

Sa présence me dérange. Je n’ai rien à partager ; pas même ma misère.

D’un bond, je sors de la pièce et galope jusqu’à ma chambre.

 

Quelques jours plus tard, le nez collé à la fenêtre du couloir, alors que je regarde la vie s’agiter sur le parking de l’hôpital, une chaleur caresse mes épaules… Je frissonne… Il est là…

Je fais volte-face : il m’apparaît encore plus élancé, pâle, presque fantomatique… Son sourire m’interroge… Mais je refuse le contact et, à nouveau, je m’enfuis.

 

23 juillet : jour de mon anniversaire… Chut ! Je ne veux plus rien savoir de moi !

Ce soir, le ciel est splendide. C’est une de ces nuits d’été faite pour ceux qui vont bien… Comme j’aimerais disparaître dans cette immensité !

Il est entré sans bruit ; s’est glissé à mon côté ; son regard se perd dans les étoiles… Le silence nous appartient ; nos âmes font connaissance…

Comme une caresse, sa voix m’emporte dans des mondes scintillants, étranges, cotonneux…

J’ai fermé les yeux… Je l’écoute… Et me laisse bercer par ses mots d’une étonnante simplicité.

Il me raconte le Monde, les Hommes bons, les mauvais aussi,  les cruautés de la vie, la sauvagerie de la maladie… La force de notre pensée, la beauté d’aimer…

Puis, avec une infinie délicatesse, il saisit mon visage et murmure : « savez-vous qu’il existe des moments où, nous, petits humains,     touchons l’éternité du bout des doigts ? Ces instants uniques où des esprits se fondent dans une même émotion, pour moi, c’est « rire avec les étoiles »… Dîtes-moi, vous arrive-t-il de rire avec les étoiles ? »

Aucun mot, aucune réponse… Ma gorge n’est qu’un douloureux sanglot. Dans ma tête, je hurle : clown ! Au secours ! Je suis perdue ! Emmène-moi ! Montre-moi !…

Ses yeux plongés dans les miens, il prononce simplement : « ma route est difficile, pourtant, je crois encore en ces instants de grâce où nous flirtons  avec l’éternité ; peu importe le temps… les étoiles… avec vous, j’aimerais… faire un clin d’œil à l’éternité… »

Ses doigts fins caressent ma joue glacée… il disparaît…  

Je n’ai pas dormi ; la nuit a été interminable ; je n’ai qu’une hâte : retrouver Mon Clown…

 

Personne dans le couloir ! personne dans ta chambre ! Clown ! Je te cherche ! Je m’affole à l’idée de ne déjà plus pouvoir t’approcher, te sentir…

Il paraît qu’on t’a emmené ailleurs, passer des examens « un peu compliqués » et que tout cela va prendre du temps… Quand vais-je te revoir ? Quand ? Et si… Jamais ?

Tout à coup, au fond de moi, se plaque une certitude : il est des êtres avec lesquels le temps explose ; seul, l’instant présent existe dans une force telle que, ni l’avant, ni l’après n’ont plus d’importance. Demain, il y a cinq minutes, dans dix ans… Quel intérêt ? Clown ! Avec toi, je veux débrancher les pendules, effacer les calendriers !

 

Je suis retournée dans la grande salle vide. Debout, face à l’entrée, bizarrement calme, je t’attends ; j’ai froid. Dans ma tête, je t’appelle, je te parle… J’ai peur, tu sais ; très peur. Prendre subitement conscience de la fragilité de nos existences, ça donne le vertige ; ça rend craintive ! On voudrait tant avoir l’assurance que rien de ce qui fait le Bon de la vie ne nous échappera !

Enfin ! Tu réapparais ! Comme tu es pâle ! Ton visage est si fatigué ; il porte les traces des souffrances qui te rongent. Une terrible lassitude alourdit tes mouvements. Je voudrais te bercer !

Tu me souris tendrement.

« Amie, je vous cherchais ! »

« Clown, je t’attendais ! »

Je plonge dans son regard délavé ; et c’est la magie de l’émotion vraie ; si puissante ; qui fend la poitrine et inonde le corps de sa chaleur enivrante. Communion des esprits ; au-delà des mots ; au-delà des gestes… Ames sœurs nous sommes…et, ni la maladie ; ni la mort ne pourront nous désunir ; je le sais !

Ce soir, c’est toi qui n’as plus de forces… Mais, ce soir, c’est moi qui t’emporte… Je prends ta main ; la pose sur ma gorge ; là où résonnent si fort les battements du cœur… c’est ma vie qui palpite sous tes doigts… Je veux te donner mon énergie…Alors, dans la musique de ce silence qui vibre, nous sommes un accord parfait.

 

Toujours juillet ; j’ai oublié le nom des jours…

Nous partageons tous nos moments de liberté ; nos rendez-vous ont le goût des récréations, la légèreté de l’enfance, le parfum sucré du bonheur.

Il m’apprend les secrets du monde : la vie qui dure après la vie, la générosité des arbres, la sagesse des animaux… Tout cet invisible qui fait l’essentiel de nos vies…

Je lui raconte les abeilles… il m’écoute religieusement… !

Et passent nos misères !

                                          . . .

 Ce soir, clown, tu as l’air bien sérieux ! Moi je voulais rire avec les étoiles… toi, tu as le regard sombre ; je me sens toute petite, intimidée, peu de chose.

« Mon amie, ma douce ; as-tu déjà aimé, Je veux dire vraiment aimé ; tu sais, quand l’autre a pris tellement de place qu’on n’existe plus soi-même ; qu’on ne respire bien qu’en sa présence… Ecoute… Il faut que  tu comprennes : j’ai vécu l’enfer d’un amour exclusif, passionné, dévorant. Je me suis perdu, renié, humilié. J’en avais oublié la vérité du vent, des arbres, des nuages ! Tu te rends compte ? Pas top, le clown ! Et comme mon cœur n’en pouvait plus, il a passé le relais à mon corps… Tu vois le résultat : ça a cassé de tous les côtés ! Je suis si fatigué… Plus la force de me battre…Contre quoi ? Pourquoi ? Y a-t-il seulement une guerre à mener ? Ma douce… J’ai fait mon dernier tour de piste ; il est temps pour moi d’aller voir de plus près les étoiles… Ne sois pas triste, surtout pas ! Maintenant que nous nous connaissons, c’est l’éternité que nous possédons… ! »

Je veux hurler ! Non ! Pas maintenant ! Plus tard ! Nous avons encore tant de bonheurs à vivre ! Clown, je t’aime !

J’étouffe ; des larmes acides dévorent mes yeux, brûlent mes joues, asphyxient  ma gorge ; j’ai mal !

« Ne dis rien… Je sais… Mais tu ne dois pas t’égarer :  aimer, c’est donner… Donner sans attacher ; donner en toute liberté ; tu comprends ? La liberté de s’appartenir ! »

Je cale mon museau contre sa poitrine, j’ai fermé les yeux, ses bras m’abritent, me protègent encore un moment …le temps de plonger  dans le précipice de ma vie…

                                         . . .

Seul avec lui-même, il a  débranché les fils et les flacons qui le liaient à notre existence.

Pour moi,  il a laissé une chemise cartonnée dans laquelle j’ai trouvé un trésor :- un gros nez rouge…Merci Monsieur le clown…

           - quelques mots jetés avec élégance sur un papier bleuté : « Ma douce, l’amour que nous partageons est précieux  ; je t’accompagnerai sur tous tes chemins ; sois confiante ; aime ! Aime encore et toujours ! En toute générosité ! Chaque fois que tu riras avec les étoiles, je serai  là ! »

            - les restes d’une lettre ; bribes de phrases ;  écriture serrée, tendue : { … remercierai jamais assez… J’étais dans une telle impasse… Je crois que nous n’aurons plus de contact,…sans doute mieux. … souvenir me suivra toute ma vie. … }   Lettre écrite par Mon clown ? Lettre adressée à Mon clown ? Peu importe… Ce papier demeurera le  témoin d’une histoire qui unit deux êtres au-delà de la vie… Je souris… désormais, je ne suis plus seule…

                     

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