5ème prix Un père et passe par Marie-Thérèse Durand 5ème prix |
« Joyeux Noël » lança la dernière cliente en ouvrant la
porte. Les deux mots s’envolèrent dans la mélodie du carillon de l’entrée
en dessinant une carte de vœux sonore qui se perdit dans la nuit. C’est du
moins ce qu’entendit Robin de l’arrière boutique, rebaptisée atelier de
finitions. Il la trouva circonstanciée mais un peu ringarde et grimaça un
vague sourire, qu’il se reprocha aussitôt : « Mon pauv’ vieux,
tu vas pas donner dans le cynisme maintenant », mâchonna-t-il entre ses
dents, sans modifier la trajectoire du pinceau qui arrondissait l’œil d’une
chenille de bois vert.
La
mélancolie qu’il traînait depuis la disparition de Marine revenait en force.
Il parvenait à l’endiguer à petits coups d’engueulades sarcastiques et
d’autodérision amicale, sauf quand la nostalgie prenait le relais. Et ce fut
le cas. Jusque là, il avait réussi à oublier que ce mardi était la veille de
Noël et su tenir à distance tous les souvenirs de la fête précédente et du
voyage à Londres. Et voilà que sans prévenir, deux mots enroulés dans un
tintement de clochette lui faisaient le coup de la Madeleine de Proust. Il
n’eut pas le temps de réagir. Ils l’expédièrent dans le hall de l’aéroport
d’Heathrow. Il plongea à nouveau dans le brouhaha cotonneux de voix enchevêtrées
d’où émergeaient les messages des annonceurs, dont il avait saisi, ou peut-être
inventé, quelques bribes.
Comme
on balaye une mèche qui traîne devant les yeux, il secoua la tête pour éloigner
l’image de Marine, mais la machine à remonter le temps fit seulement un grand
saut en avant et le déposa place Bellecour, le 3 décembre dernier. Il sortait
du CNP, quand il avait reçu une grande bourrade dans le dos et reconnu la voix
gouailleuse du Gros, alias Christophe : « Alors, t’es plus chez les
rosbeefs ? ». Sans lui laisser reprendre souffle, il avait enchaîné
: « J’ai vu ta Dulcinée là-bas, tu devais pas être bien loin. Alors
comme ça, tu vas être papa ? » Ça l’avait sonné, comme une
deuxième claque mais l’autre avait continué, inconscient du choc
qu’il venait de provoquer : « fais pas l’innocent, j’suis pas
bigleux, c’était pas un ballon de foot qui arrondissait sa jupe ».
Robin avait demandé d’une voix blanche : « qu’est ce qu’elle
t’a dit ?» « Rien,
j’étais dans le bus » « Et tu faisais quoi chez les
roosbeefs ? » « Liverpool – Manchester. Dis donc, t’as pas
l’air dans ton assiette, ça va pas ? ». « Ma Dulcinée comme tu
dis, je l’ai pas vue depuis six mois, elle s’est volatilisée sans laisser
d’adresse. Et maintenant, fous-moi la paix ». Il était parti en traînant
dans son sillage le Gros qui geignait en soufflant comme une baleine :
« j’pouvais pas savoir … attends, tu m’as jamais parlé comme ça ».
« Y a un début à tout, casse toi je te dis » avait aboyé Robin
avant de le semer.
☻☻☻
Sous
la pression des bras de Pierre, le rideau métallique descendit en
brinquebalant, avant de pousser un « ouf ! » de soulagement, suivi
d’un claquement satisfait. Robin émergea et s’aperçut qu’il avait peint
le deuxième œil, sans même s’en rendre compte. Il recula lentement le
buste, jusqu’à sentir contre ses omoplates l’appui du dossier de la chaise.
Il trouva un air triste à sa bestiole et l’engueula un peu : « dis
donc, t’aurais bonne mine ce soir, sous un sapin, comme cadeau de dernière
minute.
Me
regarde pas comme ça, c’est pas ta faute c’est la mienne. On va arranger ça ».
Il lui dessina une bouche souriante dont les commissures remontaient jusqu’au
rebondi des joues, ajouta une fossette au milieu de la pommette gauche et lui
arqua les sourcils dans un étonnement ahuri.
«On
va fermer » dit Pierre en passant la tête par la porte ouverte. « Qu’est-ce
que tu fais ce soir ? » « Je dors », répondit Robin en
mimant le lézard, avec un rien d’exagération, « mais demain, je fête
Noël en famille ». Il en cueillit la preuve sur l’étagère, un long
paquet rectangulaire où dormait le petit train qu’il avait choisi pour son
neveu Bastien. Pierre n’insista pas. Sous les pitreries de Robin, il devinait
une bonne dose de pudeur, une grosse mesure de dignité et ce qu’il fallait de
distanciation pour assurer l’équilibre du tout, à condition que personne ne
vînt secouer le bocal ou tenter une ouverture en force. Il fila compter la
caisse et, satisfait du résultat, partit vérifier si les gars, qu’il avait
libérés à 18 heures, avaient bien fermé l’atelier de fabrication situé au
fond de la cour.
Une
fois encore, Dubois et du Rêve avait tenu la barre, malgré la tempête de
gadgets électroniques et de jouets made in … qui chaque année traversait les
océans pour inonder les yeux des enfants de la ville, dès l’extinction de la
dernière citrouille d’Halloween …Toutes les stratégies de la pêche au
consommateur déployaient leurs voiles et lançaient leurs grappins, sans
parvenir à couler ce rafiot où l’on inventait, fabriquait et vendait des
jouets de bois. L’aventure avait commencé 30 ans plus tôt, quand Pierre
avait accepté de reprendre la menuiserie du grand-père, dont personne ne
voulait du reste, à condition qu’on lui laissât carte blanche pour
transformer son rêve de gosse en gagne pain. Ils l’avaient tous traité
d’artiste et lui avaient prédit une faillite rapide et certaine : et là,
qu’il ne compte pas sur eux, avaient-ils conclu d’une seule voix. Il avait
tenu bon et s’en félicitait. Ce grain de folie que les autres nommaient
inconscience, il le cultivait comme une plante rare, qui d’ailleurs ne
l’avait jamais privé de ses fruits. Le dernier en date avait germé en
juillet dernier, le jour où sa route avait croisé celle de Robin.
C’était
un de ces matins où d’un coup, le ciel vire au noir et vous essore ses éponges
de nuage sur la gueule en se foutant bien de l’absence de votre parapluie. Il
s’était engouffré dans le troquet du bout de la rue pour attendre la fin de
l’averse. Agrippé au comptoir, un jeune type grand et mince, la tignasse en
bataille, plus gris que le ciel plombé du jour, luttait contre le tangage, tout
en crayonnant une liasse de papier un peu chiffonnée. En commandant un café,
Pierre avait jeté un œil discret sur les feuilles. « Pas mal »,
avait-il sifflé, « vous dessinez aussi quand vous êtes à jeun ? »
L’autre avait mâchouillé « je dessine tout le temps, mais ça me réussit
guère », avant de s’affaler sur la chaise la plus proche. Deux jours
plus tard, il l’avait embauché.
☻☻☻
Il
était près de 20 heures quand ils sortirent par la porte latérale donnant sur
l’allée de l’immeuble, où la cage d’escaliers créait une caisse de résonance
qui amplifiait tous les sons. Pierre
connaissait l’obsession de Robin à saisir les bruits pour les coucher
sur le papier et son obstination à y parvenir. Il désigna la grosse clef
qu’il allait introduire dans la serrure : « écoute, c’est le ténor
de la troupe ». Il donna lentement un premier tour, puis un second.
« Ça résonne comme dans une cathédrale » remarqua Robin en
balayant de la main le reste du trousseau qui tinta : « un ténor et des
choristes ». Il sourit, prit congé et fila vers la porte du fond.
La
cour intérieure et la ruelle étaient bien abritées mais quand il déboucha
sur la place ouverte à tous les vents, la bise glacée l’attaqua par la
gauche et lui figea d’un coup la moitié du visage. Il rentra la tête dans le
col de sa parka et se pencha sur son guidon, sans parvenir à se protéger
totalement. L’air gelé sifflait comme une épée et lui éminçait le haut de
l’oreille en tranches plus fines que des copeaux de jambon italien.
Il
s’arrêta devant l’Hôtel de Ville pour récupérer le bonnet de laine qui
dormait au fond du sac à dos, enfoui sous le cadeau de Bastien et les cahiers
de croquis qu’il traînait partout avec lui. La route était longue pour
atteindre la banlieue où il logeait dans le deux-pièces hérité de sa grand-mère.
Pour éviter de déballer ses trésors dans la rue, il tenta une plongée à
l’aveugle. Tandis que ses doigts progressaient lentement pour ne pas érafler
le papier rouge orné d’étoiles brillantes, il entendit une voix d’homme
qui entonnait « l’amour est enfant de bohème ». « Tiens, le
chanteur est revenu » pensa-t-il en tendant le cou pour jeter un œil vers
l’abribus. C’était bien lui. Une fois de plus, il avait transformé
l’habitacle en scène d’opéra ou de music-hall, selon son inspiration du
moment. Une grosse femme en rouge, aux allures de bourgeoise nantie, lâcha,
d’une voix pleine de mépris : « il est fou celui-là, on devrait
l’enfermer ». « Et alors, ça dérange qui ? » répondit
Robin en brandissant le bonnet qu’il avait ramené à la surface. «Insolent,
vous aussi, vous seriez mieux à l’asile », cracha-t-elle en pinçant
ses lèvres minces, ripolinées de frais et encadrées de grosses joues bien
fessues. « Pas la peine de siffler comme une bouilloire, ça réchauffe
pas l’atmosphère » rétorqua Robin en filant sans attendre la réponse.
Il
se sentit ragaillardi. Il avait moins froid et très envie de dessiner. Au début,
elle l’avait agacée, cette mijaurée intolérante et prétentieuse,
maintenant elle l’amusait, à cause de la bouilloire … Il tenait peut-être
un bon sujet. Dans 20 minutes, il serait chez lui : un bain chaud, une
fricassée de patates et un steak saignant arrosés d’un ou deux verres de
Bourgogne … Sa vieille robe de chambre et son carnet de croquis … La grosse
dame allait siffler sur le papier mais elle n’en saurait rien.
☻☻☻
Il
jeta sa parka et son bonnet sur le clic-clac déjà passablement encombré et
balança l’écharpe par-dessus. Un pan de l’étoffe atterrit en souplesse
sur la petite table voisine. Le combiné téléphonique, déjà à moitié caché
par un journal qui traînait là, disparut entièrement. Robin, qui
n’attendait aucun appel, n’y prêta pas la moindre attention et ne vit donc
pas le clignotement du répondeur.
Il
mit en œuvre le programme qu’il s’était concocté pendant le trajet et
passa une soirée fort agréable, sans penser une seule fois à ses soucis. A 23
heures 45, il avait jeté sur le papier une dizaine de croquis fort cocasses,
qui serviraient de base à son prochain album. Un éditeur l’accepterait peut-être
celui-là. Satisfait et saisi d’une bonne fatigue, il songea à se coucher
mais un rangement sommaire s’imposait. Le lendemain matin, sa sœur viendrait
le chercher à 9 heures. Il ne pourrait peut-être pas l’empêcher de monter
jusqu’à son antre et il redoutait ses commentaires, qui feraient bientôt le
tour de la famille.
C’est
ainsi qu’il exhuma le combiné et le clignotement impatient du répondeur. Ca
alors ! Sans
compter la voix qui annonçait les messages, trois personnes l’avaient appelé
… Il ne savait pas s’il devait s’en inquiéter ou s’en réjouir et les
battements de son cœur se calèrent sur le rythme accéléré de la loupiotte
verte. Il posa ses fesses sur le bord de la banquette, prit une grande
inspiration et appuya sur le bouton ovale orné d’une enveloppe :
« Bonjour, vous avez trois nouveaux messages, nouveaux messages, reçus
aujourd’hui à 9 … heures ». « Pas la peine de le répéter deux
fois, je ne suis pas sourd et je le savais déjà » dit-il à la voix féminine
qui venait d’entrer chez lui. « Et quelle drôle de manie de hacher les
mots à la moulinette » ajouta-il en la caricaturant : « 9 …
heures ».
Un
autre clignotant s’alluma en lui. S’en prendre ainsi aux objets annonçait
toujours une petite crise d’anxiété, voire un peu d’angoisse, mais le
savoir permettait parfois de l’éviter. Il se trouva idiot. Il s’agissait
d’une voix préenregistrée. On laissait assez de place pour y insérer 23
heures 45 par exemple. Satisfait de sa découverte, il lut les trois messages à
la file :
-
Salut, c’est Christophe. Excuse-moi, pour l’autre jour, j’pouvais
pas savoir. Elle est r’venue, je l’ai vue ce matin. »
-
Salut, c’est re-moi. J’ai oublié de te dire. C’est à
l’entrée de l’hôpital de la Croix-Rousse que je l’ai vue. »
-
Salut, c’est re-re-moi. Elles étaient deux. Tu savais qu’elle
a une sœur jumelle ?
Bien
sûr qu’il le savait, mais il l’avait complètement oubliée celle-là. Il
ne l’avait d’ailleurs jamais vue. Elle vivait à Glasgow avec le leader
d’un groupe de rock inconnu. Elle était déjà là-bas quand il avait
rencontré Marine. Ils avaient prévu de passer la voir pendant le voyage à
Londres, mais leur vol avait été annulé à cause d’une tempête. C’était
donc chez sa sœur qu’elle s’était réfugiée ... Il ne savait pas s’il
devait rire ou pleurer. Il n’était plus question de dormir, c’était là sa
seule certitude. Il entrevit l’image d’un loupiot dormant à poings fermés
… Il devait être né à présent. Combien de temps dure un accouchement ?
Il n’en savait rien mais il n’avait pas une minute à perdre. Il
s’entortilla dans l’écharpe, enfila sa parka, s’enfonça le bonnet
jusqu’aux yeux, fourra son paquet de cigarettes dans sa poche, chercha son
briquet, ne le trouva pas et le remplaça par la grosse boite d’allumettes de
la cuisine. Il se vit, comme dans les vieux films, arpentant le couloir de la
maternité en fumant nerveusement et sortit en claquant la porte. Les gosses du
voisin pourront se vanter d’avoir entendu le Père Noël cette nuit,
pensa-t-il pour excuser ce geste inhabituel. En dévalant les quatre étages, il
eut une pensée reconnaissante pour Christophe et un peu de remords pour la
brutalité avec laquelle il l’avait traité. Le Gros était tout sauf méchant,
et il avait raison, il ne pouvait pas savoir. D’habitude, les râteaux avec
les filles c’était lui qui les mangeait … à vous dégoûter du jardinage.
Il n’essayait même plus d’ailleurs, alors, forcément, il considérait tous
les autres types comme des séducteurs.
Il
fonça vers l’appentis où il garait son vélo. La roue arrière embrassait
d’un peu trop près le ciment gris. Dans un élan d’optimisme, il décida
que ça n’était pas une crevaison. Pas une nuit pareille … Il décrocha la
pompe du cadre et la contraignit à s’époumoner dans le boyau, jusqu’à la
limite de l’asphyxie puis s’arrêta, essoufflé lui aussi, pour entendre un
long sifflement d’air qui semblait le narguer … Il jura, pesta mais ne renonça
pas. Une demi-heure plus tard, tout était réparé. Il enfourcha le vélo en se
retenant de l’insulter. On ne sait jamais, s’il lui venait l’idée de se
venger.
Lui
qui se perdait souvent dans ce genre de lieu, trouva tout de suite la porte vitrée
ornée des panneaux : « Accueil » et « Maternité ».
C’était de bon augure mais allait-on le laisser entrer en pleine nuit ?
Bah, on verrait bien … Le battant s’ouvrit sous la pression de ses doigts et
il pénétra dans un hall faiblement éclairé et apparemment désert. Personne
n’était installé derrière la banque pour le renseigner ou le jeter dehors.
Son regard fit le tour de la pièce et se posa sur une pauvre petite chose,
recroquevillée dans un fauteuil, un gobelet de plastique vide à la main,
l’air épuisée et le ventre aussi plat qu’en mai dernier. C’était
Marine, il en était certain, il l’aurait reconnue parmi dix milles jumelles
Il s’approcha, elle ouvrit de grands yeux et ils dirent en même temps :
-
qu’est ce que tu fais là ?
-
Tu devrais retourner dans ton lit, dit Robin. Il ne faut pas le laisser
tout seul. C’est une fille ou un garçon ?
-
Les deux, enfin d’après l’échographie. On ne va pas tarder à le
savoir. Il y a déjà plus d’une demi-heure qu’ils ont commencé la césarienne.
D’un
coup, elle comprit la méprise. Elle rougit et porta le gobelet au niveau de sa
bouche, comme si elle espérait ainsi dissimuler son trouble. Puis son rire
monta. D’abord un peu étouffé par le plastique transparent, il vibra comme
l’aile d’un insecte volant contre une vitre, puis éclata en perles qui
roulaient dans sa gorge.
Ils
n’eurent pas le temps de poursuivre. Une infirmière sortit de l’ascenseur
et s’approcha d’eux : « Tout s’est bien passé Mademoiselle. Les
enfants vont très bien. Une fille et un garçon. Votre sœur est encore au bloc
mais vous pouvez monter les voir un instant, et vous aussi Monsieur, si vous êtes
le papa."
Robin
était sonné : un enfant, deux enfants et plus d’enfant du tout, ça
faisait beaucoup en si peu de temps. Il avait vraiment besoin d’une cigarette.
Il fit non de la tête et dit à Marine en lui montrant le paquet de Gitanes :
« je sors un instant. Attends-moi, il faut qu’on parle tous les deux. »
Il
sentit le froid de la nuit et le pincement aigre du vent. Il s’abrita derrière
une saillie de mur et s’adossa au crépi qu’il trouva étrangement tiède.
Du soupirail proche, montait le ronflement d’une chaudière. La première
allumette s’éteignit entre ses doigts qui tremblaient. Il la jeta et en
craqua une autre, dont la flamme éclata comme une fusée du 14 juillet. Il
aspira une grosse bouffée en fermant les yeux. Quand il les rouvrit, un long
type à l’accent britannique prononcé était planté devant lui et demandait :
« la maternité, c’est par-là ? »