Attends, Zaguirba…

                                                                                         par  Marie - Françoise Guth Meunier

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Zaguirba, je t’en prie, ne viens pas ici, reste chez toi…

 

 Nous sommes nées toutes deux libres et égales en droit, mais jusqu’où sommes-nous soeurs, Zaguirba ? J’ai la peau presque aussi dorée que toi après mes cinq semaines de congés annuels, mes dix journées de RTT et douze séances d’UV… Les trente-cinq heures, tu les fais toi aussi, mais tous les trois jours, sans aucun dimanche pour te reposer. Pourtant, tu n’as jamais songé à t’en plaindre, toute heureuse d’avoir une tenue convenable qui te permette d’avoir un travail et donc de pouvoir manger.

 Toi et les tiens ont souvent faim, cependant. Mon estomac aussi gargouille de temps en temps, surtout à chaque fin de printemps, lorsque j’essaye pour la énième fois l’un ou l’autre de ces régimes qui émaillent les journaux féminins. Un journal ? Tu n’en connais que le papier couvert de signes mystérieux, si pratique pour emballer le poisson que tu as parfois la chance de ramener du marché. Dans ton pays, bien peu de garçons et encore moins de filles savent ce que c’est qu’une école. Tandis que, petite fille, je peinais chaque soir pour ramener mon lourd cartable bourré de livres, tes charges à toi étaient une cruche sur la tête et ton petit frère dans le dos.

 Aujourd’hui, c’est ta propre descendance qui gigote sur ta hanche, cherchant de la bouche ton sein perlant le lait. Tu te réjouis d’avoir pu garder cinq enfants sur les huit que tu as portés et tu bénis le ciel d’avoir un dispensaire à seulement trois jours de marche du village, même si les médicaments dont il dispose se résument à un tube d’aspirine et quelques bandes de gaze, vingt ou trente fois moins que ma pharmacie personnelle. Les moustiques européens ne peuvent contre moi rien de plus qu’un bourdonnement agaçant, quelques boutons disgracieux, de vagues démangeaisons. Je dispose cependant pour lutter contre eux de lotions anti-piqûres, de diffuseurs électriques, de moustiquaires et de tout un arsenal d’insecticides. Les moustiques de chez toi inoculent quant à eux des maladies mortelles, mais tu n’as pour t’en protéger que la ressource de te couvrir de ton vêtement, si toutefois tu en as un. Tu auras vraiment de la chance si tu connais tes petits enfants avant qu’eux ou toi ne soient emportés par le paludisme ou le choléra … Mais tu ne t’en préoccupes pas : tu savoures chaque matin la joie d’être encore en vie.

 Je me plains de l’exiguïté de mon deux pièces cuisine, mais tes yeux ne verront sans doute jamais semblable palais, avec fauteuils, télévision, four programmable à chaleur tournante... Avec le contenu de mes poubelles, tu pourrais calfeutrer tes murs et manger pendant deux jours. Je peste régulièrement contre la cherté de l’eau, les factures d’électricité, le coût de la vie : la seule eau qui coule dans ta maison, c’est la pluie. Tu dois aller chercher loin celle que tu bois et elle serait inacceptable même pour la chasse d’eau de mes toilettes. Obtenir de la lumière d’un clic te semble inimaginable. Que dire de posséder une baignoire ou un frigo, toi qui n’as même pas de matelas !  

Longtemps tu as cru que le monde se limitait à ton village. Moi, je suis reliée à la terre entière par mon portable et Internet. Pourtant, je ne connais pas le nom de la rue qui passe derrière mon immeuble et encore moins celui de mes voisins. Les tiens sont si proches que tu sais quand ils se battent et quand ils font l’amour. Bien que je dispose de tout ce qu’il a été possible d’inventer pour communiquer, il m’arrive parfois de me sentir seule à en crever.  

Toi, tu souris à la vie, tes yeux sont remplis de confiance. Tu m’accueilles comme si j’étais quelqu’un d’exceptionnel. Tu sors pour moi ce que tu as de plus beau, ce que tu as de plus pauvre, tout ce que tu as, sans distinction. Tu ne retiens rien, ni pour toi, ni pour tes enfants, ni pour aujourd’hui, ni pour demain. Tu ne prévois pas. Moi, mon enfant n’étais encore qu’un foetus que j’ouvrais un compte pour ses études et un placement pour ma retraite…  

Le chant de nos sirènes est mélodieux à tes oreilles, Zaguirba. Trouverais-je l’audace de refuser de t’accueillir ? Le courage de te dire « ne viens pas dans mon pays, demeure chez toi » ? Je ne peux t’imaginer débarquant ici sans pleurer. Mon village engloutit les âmes, sa richesse les empoisonne.

 Zaguirba, tu sais vivre l’instant, profiter de chaque moment. Tu sais t’émouvoir de ton enfant repu et du mil qui lève, de la mousson qui arrive et du vieillard qui palabre. Que puis-je encore ressentir ? J’ai vu presque en direct des new-yorkais se jeter de leurs tours en feu. Je n’ignore rien des perversités les plus sordides du tueur qui sévit n’importe où sur le globe. On ne m’épargne pas les affres des passagers du dernier avion écrasé en mer. On me mitraille avec les images d’hommes torturés par un régime de terreur après m’avoir bombardée de celles des personnes ensevelies sous un tremblement de terre. Des terroristes kamikazes et leurs victimes m’explosent littéralement à la figure. Les mauvaises nouvelles sont si contagieuses qu’elles se propagent par simple frôlement d’un cerveau à l’autre et me parviennent même radio et télévision débranchées. Elles infiltrent jusqu’à ma boîte aux lettres à travers les messages d’organisations généreuses qui me demandent dix fois plus d’aide que je n’en ai la capacité.

 Ta vie est simple. La mienne a trop de possibles, elle me demande sans cesse des choix difficiles. Avant d’acheter du café ou un chemisier, il m’incombe de m’assurer que nul n’a été exploité pour le produire. Qu’aucune forêt n’a été massacrée pour fabriquer la chaise sur laquelle je suis assise ou le papier que je noircis.

 Alors, s’il te plaît, patiente encore, Zaguirba. Tiens bon, ne meurs pas. Bientôt, je viendrais. J’ai la capacité de creuser des puits, installer des pompes, bâtir des écoles... Mais est-ce vraiment de cela dont tu as besoin, Zaguirba ? Je t’écouterais, j’essayerais de comprendre ce que tu veux, je me mettrais à ton service. Ensemble, nous trouverons des chemins de croissance. Toi, tu m’enseigneras la douceur du vent et la sagesse des vieux. Je m’emplirai de ta force, je me nourrirai de la beauté de ton courage. A ton contact, je retrouverai le sens de ma dignité. Je redécouvrirai la fierté de faire partie de la lignée des femmes, complémentaire de celle des hommes. Ensemble, toutes et tous, nous poursuivrons la tâche de nos ancêtres : bâtir une humanité noble, debout, où nous serons fières de donner la vie à nos enfants.

 Ensemble, Zaguirba, nous avons le droit de construire quelque chose de beau… Attends-moi juste encore un peu…

 

 

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