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C'est sans doute mieux ainsi
par Umberto D'Aloïse
La porte de
Pablo est ouverte. Dans la montée, il y a cette odeur de bois ciré. Je
m’approche lentement et je frappe. Silence. Dans les étages, pas un bruit.
Juste quelques éclats de voix feutrés venus d’en haut. Pablo était chez lui
ce matin. En partant, j’ai entendu sa guitare. C’était beau. Ça résonnait
entre les étages, jusqu’à l’appartement de la concierge, tout en bas. Et là,
plus rien. Rien que le silence et cette odeur de cire.
J’entre.
Personne. Où est Pablo ?
J’avance
lentement. Sous mes pieds, le parquet gémit à n’en plus finir. La guitare de
Pablo est posée par terre, toute serrée dans son étui noir. J’effleure
l’instrument du bout des doigts, je fais résonner une corde.
Il
y a eu de la vie, ici. La vie de Pablo, avec ses chiens et sa guitare. Quelques
pas encore vers le salon. Des partitions traînent sur le canapé. J’en saisis
une, comme çà, machinalement.
C’est
là que je vois l’enveloppe.
Couchée
là, près d’un des accoudoirs, tout près des partitions. Je la saisis. Pour Mila, écrit en gros, au feutre noir. A l’intérieur,
une lettre signé Pablo.
Mots serrés, rédigés à la hâte. « Ne m’en veux pas, amour. C’est mieux comme çà. Tu sais comme moi pourquoi je pars… ».
Lettre
de rupture, longue, triste. Mots d’amour. Mots d’adieux.
Le
silence m’étouffe.
Je
glisse la lettre dans ma poche et retourne chez moi.
Jeudi 4 novembre
J’ai commencé un journal. Envie d’écrire mes pensées, là, noir
sur blanc, peut-être pour ne rien oublier.
Pablo
est professeur de guitare. J’ai écris « étais », et j’ai rayé.
Besoin d’espoir. En tous cas, c’est à peu près tout ce que je sais de lui.
Il parle si peu. Tout au plus, quand je le croisais dans l’escalier en colimaçon,
quelques mots timides qu’il prononçait en souriant. Nous ne sommes pas amis,
nous sommes voisins. Une seule fois, de tout ce temps où nous avons vécu
l’un près de l’autre, il m’a ouvert sa porte. C’est tout. Alors
pourquoi cette lettre me tarabuste à ce point la cervelle ?
Rien !
Pourtant ces mots résonnent en moi sans que j’y puisse rien faire.
Comme
un écho à mes propres souffrances.
Bref,
et peut-être pour m’en libérer, ne serait-ce qu’un temps, je vais chercher
à savoir, à me souvenir.
Samedi
6 novembre
Çà
m’est venu d’un coup. Comme quoi ! Un souvenir ne s’efface jamais
vraiment. Pablo est professeur de guitare. J’ai écrit çà l’autre jour.
Plus d’une fois j’ai vu quelque élève frapper timidement à sa porte. Pas
de femme, pourtant. Je n’avais pas de visage de femme à mettre sur ces
derniers mots d’amour.
Et
puis il a suffi d’y penser très fort. Je me souviens. Ce bruit de talons. Un
tic-tac léger, presque ouaté. Une démarche de chat. Et ce parfum poudré sucré
qui remplissait parfois la montée. Mila, j’en suis sûr.
Je
relis le billet. Encore, et encore. Et plus je lis, et plus j’entends. Et plus
je lis, et plus je sens.
Mardi
9 novembre
Une
fois je suis allé chez Pablo. Où ai-je écrit çà, déjà ? Peu importe.
Dans un angle du salon, j’ai vu sa guitare. Il s’est assis et s’est mis à
jouer. Quoi ? Je ne sais pas. Peut-être un prélude de Bach. D’ailleurs,
je m’en fiche. Il parlait peu, Pablo, mais il jouait bien. Si bien. Inutile de
mettre des mots là-dessus. C’était magique, c’est tout. J’ai imaginé le
pays de Pablo, là-bas, en Espagne. Plein de soleil et d’orangers.
J’ai
pensé au parfum poudré sucré.
Et
Pablo qui me souriait en jouant.
Jeudi
11 novembre
Fête
de l’armistice. M’en fous. Toujours pas de nouvelle de Pablo. Et je n’ai
appelé nulle part. J’attends. Mais quoi au juste ? J’attends, c’est
tout. Il se passera bien quelque chose.
Mercredi
17 novembre
Çà
y est ! Elle est revenue. Hier soir. Il faisait déjà nuit. J’ai entendu
ses talons, j’ai reconnu son pas. J’ai ouvert ma porte avant même qu’elle
ne frappe chez Pablo. Dans ma main, j’avais la lettre.
J’ai
dit « Bonjour.
Pablo n’est plus là ».
Tout dit en trois mots, comme çà, sans ménagement. Ses yeux se sont ouverts
tout grands et de sa bouche est sorti un petit cri. Elle est belle, cette femme.
Pas besoin de description. Elle est belle, c’est tout. Il a fait noir d’un
coup dans la montée. J’ai rallumé et je lui ai tendu le billet. J’ai
dit « vous vous appelez Mila ? ».
Pas de réponse. Décidément ! Là-haut, vers le dernier étage, on
entendait parler. J’ai levé la lettre vers son visage pour qu’elle la
prenne. Elle l’a prise. Elle l’a lu avec ses grands yeux pleins de
larmes. Tout doucement, comme une prière. « Ne m’en veux pas, amour. C’est mieux comme çà. Tu sais comme moi pourquoi je pars … ».
Je
cherchai quelque chose à dire. J’ai fini par demander : « Pourquoi est-il
parti ? Je
regardais Mila pleurer. Dans la montée, il n’y avait plus que ses larmes.
Elle allait partir, je le sentais. Elle n’attendait qu’un semblant de force
pour s’en aller d’ici.
Elle
est partie, en effet. Mais d’abord elle a pleuré. Beaucoup. Bizarrement, des
vers de Verlaine me venaient en tête. « Les sanglots longs des violons de l’automne… ». Quelques larmes encore, puis elle a
dit « oui, Je
m’appelle Mila ».
Après
çà, il n’y a plus eu dans la montée qu’une odeur de parfum poudré sucré.
Jeudi
25 novembre
Plus
de nouvelle de Pablo. D’ailleurs, pourquoi m’en donnerai-t-il ?
J’imagine une fuite vers un ailleurs qu’il serait le seul à connaître.
Comme çà, d’un coup, en laissant derrière lui tout un pan de vie à la
grisaille parisienne.
Et
moi, pourquoi ne partirais-je pas ? Qu’ai-je à laisser, après tout ?
Même pas de billet à écrire. J’arrêterais là mon journal où, je le sais,
je ne finirais par ne parler que de moi. Je laisserais toutes ces pages vides,
sans mots, avec juste la conscience d’un avenir ouvert à tout.
Et
tout un monde s’ouvrirait à moi, et le sud, et la mer, et le vent salé de
rivages saturés de ressac.
Mardi
7 décembre
Elle
est revenue. Je reconnaîtrais son pas entre tous. Je restai figé. Le parquet
des escaliers craquait sous ses talons. Mila a attendu longtemps avant de
frapper. J’ai ouvert. Parfum poudré sucré. Mila me regardait sans rien dire,
elle me souriait comme si elle m’avait toujours connu. Puis elle a demandé :
« Pablo,
vous l’avez vu ? ».
J’ai secoué la tête et je lui ai proposé de rentrer. Je n’avais rien rangé
chez moi. Des sacs en plastique traînaient le long des murs avec, dans chacun
d’entre eux, des livres, des feuilles, des dossiers. J’ai toujours mis un
temps fou à retrouver un papier. Je me suis promis de ranger.
« Je ne sais plus rien de Pablo, dis-je. Personne ne sait ».
Pour remplir le silence, j’ai mis un peu de musique. Le premier disque qui
m’est tombé sous la main. La guitare de Pablo de Lucia a démarré. Au bout
d’un moment, j’ai ajouté : « Vous avez toujours la lettre ? ». Il a fallu un long solo de Pablo pour qu’elle me réponde.
« Non ! ». Deuxième morceau de Pablo. Voix râpeuse
d’un chanteur flamenco. Mila me souriait. Moi, je regardais son visage. Que
son visage. Au bout d’un moment, elle est allée s’asseoir. Entre deux
morceaux, frou frou de ses bas l’un sur l’autre.
J’en
ai eu la certitude à ce moment-là ! C’est pour moi que Mila venait.
Pourquoi ? Je ne sais pas. J’avais juste la sensation d’un moment à
saisir avant qu’il ne disparaisse à tout jamais. J’ai eu envie d’elle.
Je
pensais à Pablo. Et puis je n’y pensais plus. Je m’approchai de Mila. Dans
mes poches, je sentais mes doigts se tortiller. Je lui ai dit « vous savez … ? ».
« Quoi ? » a-t-elle demandé en levant ses grands
yeux sur moi.
C’était
le moment. Tout dire maintenant, avant qu’il ne soit trop tard.
« On s’est connus dans une vie d’avant,
vous et moi ».
Silence. La musique s’était arrêtée. Et ce parfum qui remplissait tout.
Mila
s’est levée, doucement, sans me quitter des yeux. J’ai senti mon cœur me résonner
jusqu’au bout des doigts. Pablo s’est remis à jouer. Je trouvai alors,
peut-être grâce à lui, le courage de prendre Mila par la taille et de la
serrer tout contre moi. J’ai fermé les yeux et j’ai respiré son parfum,
ses cheveux, sa peau.
Mila
ne m’a pas embrassé. Du moins, pas tout de suite. Elle m’a laissé le
temps. Puis elle m’a dit : « J’ai
des gris gris dans le ventre ».
Je
souris en écrivant ces mots. Des gris gris ! J’ai l’image d’un
grouillement d’atomes chargés de désirs. Elle était comme çà, Mila. Imprévisible.
Bien sûr, nous avons fait l’amour. J’en garde le souvenir de quelque chose
de divinement sucré.
Et
Pablo qui improvisait sur nos baisers …
Et
Pablo ?
Lundi
13 décembre
J’étais
dans ma vie, moi. Je ne demandais rien à personne. Un jour, j’en ai eu assez
et je suis allé dans cet appartement. Trop long à raconter. J’écrirai çà
dans un autre cahier. Au fond, je me suis plutôt bien trouvé dans ma solitude.
A l’abri du monde, de l’amour, de la jalousie, de la passion. Je m’étais
fait une raison. Je n’aimerai jamais plus. Pas compliqué ! Et puis Mila
a tout chamboulé.
Mardi
28 décembre
Pablo,
si tu lis un jour ces lignes, tu sauras. J’aime Mila. Elle vient souvent chez
moi, maintenant. Jamais, je te le jure, nous ne parlons de toi. Mais
quelquefois, j’ai l’impression que tu nous regardes d’en haut. Je ne sais
pas ce que nous ferons. Je ne sais pas si je te reverrai. Je ne sais rien,
Pablo.
Je
ne sais rien !
Seulement
la conscience d’un bonheur fugace, quelque chose qu’il ne faudrait pas
rater.
Lundi
31 janvier
Mila
est arrivée très tard, hier soir. Je l’appelle amour
maintenant. Si je pouvais, je lui dirai des mots doux pendant des heures. Mais
hier soir, elle était fatiguée. Pas de mots, pas de sourire, rien. J’ai vu
notre histoire d’amour se ternir d’un coup. Elle s’est endormie sans rien
dire, dos tourné, les cheveux sur le visage.
Elle
m’avait promis, pourtant. Elle avait dit : « Que du bonheur ! ». Alors ? Toute la nuit,
j’ai essayé de comprendre. J’ai mis ma main sur son dos et j’ai pensé à
sa vie. A ma vie. C’est long, une nuit, quand on ne dort pas. J’ai pu tout
revoir. Pablo, le billet, les baisers, les caresses. Au petit matin, j’ai fini
par m’endormir avec, au fond de moi, la certitude que je n’aurai jamais de réponse
sur rien.
Jeudi
29 janvier
Nous
avons fait l’amour souvent, Mila et moi. Elle me parlait de gris gris dans le
ventre et je sentais le désir monter. Je t’aime, Mila, si tu savais comme je
t’aime. Pas d’autre mot pour te dire comment je me sens envahi par tout çà.
Mais
cette tristesse au fond de tes yeux …
Vendredi
7 février
Que-ce
que je disais, Pablo ? Tu sais, cette impression de ne pas comprendre,
cette certitude de ne jamais rien savoir. Et bien voilà ! J’y suis
encore.
Avec
Mila, c’était génial, Pablo. Je pourrais écrire des pages et des pages là-dessus.
Pourtant, je vais arrêter là mon journal. Pourquoi ? Tu vas comprendre.
Mais je te l’écrirai demain. Là, je n’ai pas la force.
Avant,
pardonne-moi, Pablo. J’ai l’impression de t’avoir trompé.
Samedi
8 février
Pablo,
l’autre soir, en rentrant, j’ai trouvé un billet sur la table. Une lettre
toute froissée et cernée de noir, comme si on avait essayé de la brûler.
J’ai quand même pu lire ces mots : « « remercierai jamais assez … J’étais dans une
telle impasse … Je cois que nous n’aurons plus de contact … sans
doute mieux ainsi … souvenir me suivra toute ma vie. »
Je ne mets
plus de date. Plus la peine ? Tout se dilue dans l’inutile, Pablo. J’ai
pris cette habitude de m’adresser à toi. Je ne sais pas pourquoi, mais je
t’imagine heureux. J’y pense très souvent. C’est comme çà, comme si
quelque chose de toi était restée en moi.
Alors,
je m’en remets à cette force, Pablo. Au moins, j’en suis arrivé là.
Pablo, maintenant, je sais.
Tout
est fini.
Rien n’est fini.
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