Retour à l'accueil                                                                                                                                                       Retour au concours 2005  

       Les autres nouvelles 2005                                                                                                                                                   Lire les avis des lecteurs

 

C'est sans doute mieux ainsi

                                                                                                                               par Umberto D'Aloïse

 

 

   La porte de Pablo est ouverte. Dans la montée, il y a cette odeur de bois ciré. Je m’approche lentement et je frappe. Silence. Dans les étages, pas un bruit. Juste quelques éclats de voix feutrés venus d’en haut. Pablo était chez lui ce matin. En partant, j’ai entendu sa guitare. C’était beau. Ça résonnait entre les étages, jusqu’à l’appartement de la concierge, tout en bas. Et là, plus rien. Rien que le silence et cette odeur de cire.

J’entre. Personne. Où est Pablo ?

J’avance lentement. Sous mes pieds, le parquet gémit à n’en plus finir. La guitare de Pablo est posée par terre, toute serrée dans son étui noir. J’effleure l’instrument du bout des doigts, je fais résonner une corde.

Il y a eu de la vie, ici. La vie de Pablo, avec ses chiens et sa guitare. Quelques pas encore vers le salon. Des partitions traînent sur le canapé. J’en saisis une, comme çà, machinalement.

C’est là que je vois l’enveloppe.

Couchée là, près d’un des accoudoirs, tout près des partitions. Je la saisis. Pour Mila, écrit en gros, au feutre noir. A l’intérieur, une lettre signé Pablo. Mots serrés, rédigés à la hâte. « Ne m’en veux pas, amour.  C’est mieux comme çà. Tu sais comme moi pourquoi je pars… ».

Lettre de rupture, longue, triste. Mots d’amour. Mots d’adieux.

Le silence m’étouffe.

Je glisse la lettre dans ma poche et retourne chez moi.

 

Jeudi 4 novembre

   J’ai commencé un journal. Envie d’écrire mes pensées, là, noir sur blanc, peut-être pour ne rien oublier.

Pablo est professeur de guitare. J’ai écris « étais », et j’ai rayé. Besoin d’espoir. En tous cas, c’est à peu près tout ce que je sais de lui. Il parle si peu. Tout au plus, quand je le croisais dans l’escalier en colimaçon, quelques mots timides qu’il prononçait en souriant. Nous ne sommes pas amis, nous sommes voisins. Une seule fois, de tout ce temps où nous avons vécu l’un près de l’autre, il m’a ouvert sa porte. C’est tout. Alors pourquoi cette lettre me tarabuste à ce point la cervelle ?

Rien ! Pourtant ces mots résonnent en moi sans que j’y puisse rien faire.

Comme un écho à mes propres souffrances.

Bref, et peut-être pour m’en libérer, ne serait-ce qu’un temps, je vais chercher à savoir, à me souvenir.

 

Samedi 6 novembre

Çà m’est venu d’un coup. Comme quoi ! Un souvenir ne s’efface jamais vraiment. Pablo est professeur de guitare. J’ai écrit çà l’autre jour. Plus d’une fois j’ai vu quelque élève frapper timidement à sa porte. Pas de femme, pourtant. Je n’avais pas de visage de femme à mettre sur ces derniers mots d’amour.

Et puis il a suffi d’y penser très fort. Je me souviens. Ce bruit de talons. Un tic-tac léger, presque ouaté. Une démarche de chat. Et ce parfum poudré sucré qui remplissait parfois la montée. Mila, j’en suis sûr.

Je relis le billet. Encore, et encore. Et plus je lis, et plus j’entends. Et plus je lis, et plus je sens.

 

Mardi 9 novembre

Une fois je suis allé chez Pablo. Où ai-je écrit çà, déjà ? Peu importe. Dans un angle du salon, j’ai vu sa guitare. Il s’est assis et s’est mis à jouer. Quoi ? Je ne sais pas. Peut-être un prélude de Bach. D’ailleurs, je m’en fiche. Il parlait peu, Pablo, mais il jouait bien. Si bien. Inutile de mettre des mots là-dessus. C’était magique, c’est tout. J’ai imaginé le pays de Pablo, là-bas, en Espagne. Plein de soleil et d’orangers.

J’ai pensé au parfum poudré sucré.

Et Pablo qui me souriait en jouant.

 

Jeudi 11 novembre

Fête de l’armistice. M’en fous. Toujours pas de nouvelle de Pablo. Et je n’ai appelé nulle part. J’attends. Mais quoi au juste ? J’attends, c’est tout. Il se passera bien quelque chose.

 

Mercredi 17 novembre

Çà y est ! Elle est revenue. Hier soir. Il faisait déjà nuit. J’ai entendu ses talons, j’ai reconnu son pas. J’ai ouvert ma porte avant même qu’elle ne frappe chez Pablo. Dans ma main, j’avais la lettre.

J’ai dit « Bonjour. Pablo n’est plus là ». Tout dit en trois mots, comme çà, sans ménagement. Ses yeux se sont ouverts tout grands et de sa bouche est sorti un petit cri. Elle est belle, cette femme. Pas besoin de description. Elle est belle, c’est tout. Il a fait noir d’un coup dans la montée. J’ai rallumé et je lui ai tendu le billet. J’ai dit « vous vous appelez Mila ? ».  Pas de réponse. Décidément ! Là-haut, vers le dernier étage, on entendait parler. J’ai levé la lettre vers son visage pour qu’elle la prenne. Elle l’a prise. Elle l’a lu avec ses grands yeux pleins de larmes. Tout doucement, comme une prière. « Ne m’en veux pas, amour.  C’est mieux comme çà. Tu sais comme moi pourquoi je pars … ».

Je cherchai quelque chose à dire. J’ai fini par demander : « Pourquoi est-il parti ? Je regardais Mila pleurer. Dans la montée, il n’y avait plus que ses larmes. Elle allait partir, je le sentais. Elle n’attendait qu’un semblant de force pour s’en aller d’ici.

Elle est partie, en effet. Mais d’abord elle a pleuré. Beaucoup. Bizarrement, des vers de Verlaine me venaient en tête. « Les sanglots longs des violons de l’automne… ». Quelques larmes encore, puis elle a dit « oui, Je m’appelle Mila ».

Après çà, il n’y a plus eu dans la montée qu’une odeur de parfum poudré sucré.

 

Jeudi 25 novembre

Plus de nouvelle de Pablo. D’ailleurs, pourquoi m’en donnerai-t-il ? J’imagine une fuite vers un ailleurs qu’il serait le seul à connaître. Comme çà, d’un coup, en laissant derrière lui tout un pan de vie à la grisaille parisienne.

Et moi, pourquoi ne partirais-je pas ? Qu’ai-je à laisser, après tout ? Même pas de billet à écrire. J’arrêterais là mon journal où, je le sais, je ne finirais par ne parler que de moi. Je laisserais toutes ces pages vides, sans mots, avec juste la conscience d’un avenir ouvert à tout.

Et tout un monde s’ouvrirait à moi, et le sud, et la mer, et le vent salé de rivages saturés de ressac.

 

Mardi 7 décembre

Elle est revenue. Je reconnaîtrais son pas entre tous. Je restai figé. Le parquet des escaliers craquait sous ses talons. Mila a attendu longtemps avant de frapper. J’ai ouvert. Parfum poudré sucré. Mila me regardait sans rien dire, elle me souriait comme si elle m’avait toujours connu. Puis elle a demandé : « Pablo, vous l’avez vu ? ». J’ai secoué la tête et je lui ai proposé de rentrer. Je n’avais rien rangé chez moi. Des sacs en plastique traînaient le long des murs avec, dans chacun d’entre eux, des livres, des feuilles, des dossiers. J’ai toujours mis un temps fou à retrouver un papier. Je me suis promis de ranger.

« Je ne sais plus rien de Pablo, dis-je. Personne ne sait ». Pour remplir le silence, j’ai mis un peu de musique. Le premier disque qui m’est tombé sous la main. La guitare de Pablo de Lucia a démarré. Au bout d’un moment, j’ai ajouté : « Vous avez toujours la lettre ? ». Il a fallu un long solo de Pablo pour qu’elle me réponde. « Non ! ». Deuxième morceau de Pablo. Voix râpeuse d’un chanteur flamenco. Mila me souriait. Moi, je regardais son visage. Que son visage. Au bout d’un moment, elle est allée s’asseoir. Entre deux morceaux, frou frou de ses bas l’un sur l’autre.

J’en ai eu la certitude à ce moment-là ! C’est pour moi que Mila venait. Pourquoi ? Je ne sais pas. J’avais juste la sensation d’un moment à saisir avant qu’il ne disparaisse à tout jamais. J’ai eu envie d’elle.

Je pensais à Pablo. Et puis je n’y pensais plus. Je m’approchai de Mila. Dans mes poches, je sentais mes doigts se tortiller. Je lui ai dit « vous savez … ? ».

« Quoi ? » a-t-elle demandé en levant ses grands yeux sur moi.

C’était le moment. Tout dire maintenant, avant qu’il ne soit trop tard.

« On s’est connus dans une vie d’avant, vous et moi ». Silence. La musique s’était arrêtée. Et ce parfum qui remplissait tout.

Mila s’est levée, doucement, sans me quitter des yeux. J’ai senti mon cœur me résonner jusqu’au bout des doigts. Pablo s’est remis à jouer. Je trouvai alors, peut-être grâce à lui, le courage de prendre Mila par la taille et de la serrer tout contre moi. J’ai fermé les yeux et j’ai respiré son parfum, ses cheveux, sa peau.

Mila ne m’a pas embrassé. Du moins, pas tout de suite. Elle m’a laissé le temps. Puis elle m’a dit  : « J’ai des gris gris dans le ventre ».

Je souris en écrivant ces mots. Des gris gris ! J’ai l’image d’un grouillement d’atomes chargés de désirs. Elle était comme çà, Mila. Imprévisible. Bien sûr, nous avons fait l’amour. J’en garde le souvenir de quelque chose de divinement sucré.

Et Pablo qui improvisait sur nos baisers …

Et Pablo ?

 

Lundi 13 décembre

J’étais dans ma vie, moi. Je ne demandais rien à personne. Un jour, j’en ai eu assez et je suis allé dans cet appartement. Trop long à raconter. J’écrirai çà dans un autre cahier. Au fond, je me suis plutôt bien trouvé dans ma solitude. A l’abri du monde, de l’amour, de la jalousie, de la passion. Je m’étais fait une raison. Je n’aimerai jamais plus. Pas compliqué ! Et puis Mila a tout chamboulé.

 

Mardi 28 décembre

Pablo, si tu lis un jour ces lignes, tu sauras. J’aime Mila. Elle vient souvent chez moi, maintenant. Jamais, je te le jure, nous ne parlons de toi. Mais quelquefois, j’ai l’impression que tu nous regardes d’en haut. Je ne sais pas ce que nous ferons. Je ne sais pas si je te reverrai. Je ne sais rien, Pablo.

Je ne sais rien !

Seulement la conscience d’un bonheur fugace, quelque chose qu’il ne faudrait pas rater.

 

Lundi 31 janvier

Mila est arrivée très tard, hier soir. Je l’appelle amour maintenant. Si je pouvais, je lui dirai des mots doux pendant des heures. Mais hier soir, elle était fatiguée. Pas de mots, pas de sourire, rien. J’ai vu notre histoire d’amour se ternir d’un coup. Elle s’est endormie sans rien dire, dos tourné, les cheveux sur le visage.

Elle m’avait promis, pourtant. Elle avait dit : « Que du bonheur ! ». Alors ? Toute la nuit, j’ai essayé de comprendre. J’ai mis ma main sur son dos et j’ai pensé à sa vie. A ma vie. C’est long, une nuit, quand on ne dort pas. J’ai pu tout revoir. Pablo, le billet, les baisers, les caresses. Au petit matin, j’ai fini par m’endormir avec, au fond de moi, la certitude que je n’aurai jamais de réponse sur rien.

 

Jeudi 29 janvier

Nous avons fait l’amour souvent, Mila et moi. Elle me parlait de gris gris dans le ventre et je sentais le désir monter. Je t’aime, Mila, si tu savais comme je t’aime. Pas d’autre mot pour te dire comment je me sens envahi par tout çà.

Mais cette tristesse au fond de tes yeux …

 

Vendredi 7 février

Que-ce que je disais, Pablo ? Tu sais, cette impression de ne pas comprendre, cette certitude de ne jamais rien savoir. Et bien voilà ! J’y suis encore.

Avec Mila, c’était génial, Pablo. Je pourrais écrire des pages et des pages là-dessus. Pourtant, je vais arrêter là mon journal. Pourquoi ? Tu vas comprendre. Mais je te l’écrirai demain. Là, je n’ai pas la force.

Avant, pardonne-moi, Pablo. J’ai l’impression de t’avoir trompé.

 

Samedi 8 février

Pablo, l’autre soir, en rentrant, j’ai trouvé un billet sur la table. Une lettre toute froissée et cernée de noir, comme si on avait essayé de la brûler. J’ai quand même pu lire ces mots : « « remercierai jamais assez … J’étais dans une telle impasse … Je cois que nous n’aurons plus de contact … sans doute mieux ainsi … souvenir me suivra toute ma vie. »

   

   Je ne mets plus de date. Plus la peine ? Tout se dilue dans l’inutile, Pablo. J’ai pris cette habitude de m’adresser à toi. Je ne sais pas pourquoi, mais je t’imagine heureux. J’y pense très souvent. C’est comme çà, comme si quelque chose de toi était restée en moi.

Alors, je m’en remets à cette force, Pablo. Au moins, j’en suis arrivé là. Pablo, maintenant, je sais.

 

Tout est fini.

 

Rien n’est fini.

 

 

 

Retour à l'accueil                                                                                                                                                       Retour au concours 2005  

       Les autres nouvelles 2005                                                                                                                                                   Lire les avis des lecteurs