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Le poids du passé

                                                                                                       par Josette Coulon

 

L’information leur tomba dessus au petit-déjeuner, entre une tasse de thé et un toast à la confiture. Marine, qui n’écoutait que d’une oreille distraite, sursauta et se tourna vers son père. Mais ce dernier, après une seconde de stupéfaction, s’était déjà précipité vers le téléphone. Lorsqu’il revint à table, Marine ne put s’empêcher de constater que son âge – bientôt 70 ans – l’avait rattrapé et son cœur se serra.

-         l’organisation confirme , répondit-il à sa question muette. Les deux médecins et l’infirmière de la base ont tous trois été pris en otages par des rebelles qui n’ont encore rien demandé.

 Marine déglutit avec effort.

-         Que pouvons-nous faire, murmura-t-elle d’une voix étranglée ?

 Son père haussa les épaules et ne répondit pas mais Marine qui le connaissait bien savait qu’il luttait contre le désarroi et la colère. Depuis le début, il s’était opposé au départ de son fils dans cet état instable d’Afrique noire. Il n’avait d’ailleurs jamais bien accepté sa vocation médicale au grand étonnement de sa fille pour qui le prestige de la médecine existait encore. Peut-être aurait-il préféré que Romain se fasse, comme lui, un nom dans le monde des lettres…

 - Je vais essayer de voir Gayet au ministère, finit-il par dire. Il connaît beaucoup de monde.

  Marine quitta à son tour l’appartement pour la fac où elle finissait une licence de langues mais elle n’était guère d’humeur à travailler. Elle adorait son frère qui avait une dizaine d’années de plus qu’elle et qui l’avait bien aidée à surmonter le chagrin de la mort de sa mère tuée alors qu’elle était encore enfant dans un accident de voiture. Il lui manquait beaucoup depuis qu’il avait rejoint cette mission humanitaire en Afrique. Le savoir prisonnier de rebelles dont on ne savait rien, sans idée de ce qu’on pouvait faire, était particulièrement éprouvant. Ses amis, mis au courant de la situation, essayèrent de la réconforter

en lui donnant des conseils souvent contradictoires et en tout cas impossibles à suivre. Aussi était-elle passablement découragée lorsqu’elle rentra chez elle.

 Une surprise de taille l’attendait. En triant le courrier, elle remarqua une enveloppe au demeurant très ordinaire qui lui était adressée avec la mention tapée à la machine et trois fois soulignée en rouge « personnelle » . L’adresse était aussi tapée à la machine et il n’y avait aucune mention d’expéditeur. Intriguée, elle ouvrit la lettre et déchiffra rapidement la simple feuille de papier contenue à l’intérieur :

«  Mademoiselle, je viens d’apprendre que votre frère Romain a été capturé par des rebelles. Je pense être en mesure de vous aider efficacement et j’aimerais vous rencontrer pour en parler. Si vous êtes d’accord, venez me rejoindre demain à 13h30 au restaurant italien du centre ville en face de la cathédrale. Vous demanderez monsieur Jérôme Martel. N’en parlez surtout pas à votre père : il est inutile de lui donner de faux espoirs. »

 Contrairement à l’adresse, le mot était manuscrit. Marine considéra avec attention les jambages fermes, la ponctuation appuyée : cette écriture ne lui semblait pas inconnue et pourtant elle avait quelque chose qui lui échappait.

 Elle soupira et passa une main tremblante sur son front. Que signifiait tout cela ? Et pourquoi demander le silence vis-à-vis de son père ? Que devait-elle faire ?

 Elle passa une partie de la nuit à tenter de trouver une réponse à cette question. Son père était rentré découragé du ministère. On lui avait fait comprendre que la libération des trois personnes de la mission humanitaire nécessitait des moyens que le gouvernement ne pouvait ou ne voulait pas utiliser. En désespoir de cause, elle s’était risquée à prononcer le nom de Jérôme Martel. La réaction avait été immédiate.

-         Ne me parle pas de cet individu.

 Tout ce qu’elle avait pu apprendre  était que Jérôme Martel était lui aussi médecin en Afrique depuis de longues années et qu’il avait soigné un certain nombre de célébrités locales. Mais son père en parlait avec un tel mépris et une telle colère que Marine s’était bien gardée de lui parler de la lettre reçue.

 Au petit matin, elle avait pris sa décision. Elle rencontrerait Jérôme Martel. Le plus important était bien entendu de sauver Romain et ses collègues et si cette rencontre pouvait apporter ne serait-ce qu’un début de solution, il fallait la tenter.

 Elle connaissait, comme tous les habitants de sa petite ville, le restaurant italien en face de la cathédrale mais n’y avait jamais pénétré jusqu’à ce jour. Elle fut accueillie par le patron, un ténébreux Sicilien qui avait à peu près l’âge de son frère et elle fut dirigée, dès qu’elle eut mentionné le nom de celui avec qui elle avait rendez-vous, vers une petite salle à l’écart qui ne contenait que quatre tables dont une seule était occupée. Elle n’eut pas le temps d’admirer le décor : déjà, l’occupant solitaire s’était levé et, après avoir chaleureusement remercié son cicérone, se tournait vers elle.

-         Je n’osais espérer votre venue. Vous ne me connaissez pas et vous avez dû trouver ma lettre bien présomptueuse.

 Marine était troublée. L’homme, qui avait une soixantaine d’années, lui rappelait son frère, non pas physiquement, il était très grand alors que Romain était de taille moyenne et beaucoup plus svelte mais il émanait des deux hommes un charme certain qui faisait que toutes les amies de Marine étaient amoureuses de son frère. Combien Jérôme Martel avait-il brisé de cœurs au cours de son existence ? La question effleura fugitivement Marine et elle en eut honte. Ce n’était vraiment pas le moment de se pencher sur la vie privée de cet homme qui se proposait de l’aider.

  Le patron était revenu prendre les commandes et, sans lui demander son avis, son vis-à-vis choisit deux pizzas aux trois fromages et une bouteille de chianti. Cela aussi lui rappela son frère : combien de fois s’était-elle insurgé de sa mauvaise habitude de décider de tout sans ce préoccuper de ce que son entourage pouvait souhaiter.

  « Mais je connais vos goûts » protestait-il alors avec une parfaite mauvaise foi.

 Sans qu’elle en ait eu conscience, cette évocation avait amené un sourire sur ses lèvres ce qui fit dire à son interlocuteur :

-         Comme vous ressemblez à votre mère quand vous souriez ainsi !

 Elle sursauta violemment comme si elle avait reçu un électrochoc.

-         Vous connaissez donc ma mère ?

  Il écarta la question d’un geste de la main.

-         Plus tard. Pour l’instant, pensons plutôt à votre frère.

 Elle acquiesça, un peu confuse et s’apprêta à l’écouter attentivement.

-         Voyez-vous, commença-t-il, je connais très bien cette partie de l’Afrique où travaille votre frère. J’y ai effectué plusieurs missions et au cours de l’une d’elles, j’ai eu l’occasion de soigner Richard Bogba, le chef des rebelles actuel. Je lui ai même sauvé la vie.

 Il s’interrompit un instant pour déguster une gorgée de chianti, puis reprit :

-         Il a donc une dette envers moi et je le crois assez homme d’honneur pour penser qu’il ne refusera pas de s’en acquitter. Maintenant, c’est à vous de jouer.

 La jeune fille, qui avait repris espoir, s’étonna :

-         Mais que puis-je faire ?

 Jérôme Martel se pencha sur elle, par-dessus la table.

-         Il vous faudrait écrire une lettre à Richard Bogba le suppliant de délivrer votre frère. Je la lui ferais parvenir accompagnée d’un mot lui rappelant les services que je lui ai rendus dans le passé.

 Il était clair qu’il usait de tout son pouvoir de séduction pour convaincre Marine de faire ce qu’il lui demandait et cela ne manqua pas de l’étonner. Quel jeu exactement jouait cet homme ? Et qu’exigerait-il en échange de ses services ?

-         Pourquoi faites-vous cela ?

osa-t-elle demander ? Il sembla réfléchir :

-         Cela vous suffira-t-il si je vous dis que j’aide un jeune collègue en difficulté comme j’aurais aimé être aidé en semblable circonstance ?

 L’argument était valable, portant Marine n’était pas pleinement satisfaite. Il y avait dans l’attitude de cet homme une tension qui ne s’expliquait pas seulement par des préoccupations d’entraide entre collègues. Comme elle gardait le silence, il lâcha enfin, sans la regarder :

-         J’ai bien connu votre mère autrefois.

-         Nous y  voilà, pensa Marine dont le cœur se serrait sans raison.

-         Quand ? souffla-t-elle.

-         Il y a plus de trente ans.

 Marine frissonna. Trente ans ! L’âge qu’aurait Romain dans quelques mois ! Lentement, une idée folle qu’elle ne parvenait pourtant pas à repousser, faisait son chemin dans son esprit. Elle regarda son interlocuteur, espérant un vigoureux démenti, mais, comme s’il avait pu lire en elle, il se contenta de hocher la tête et de confirmer à voix presque basse :

-         Oui, Romain est mon fils.

 Marine respira un grand coup. Curieusement, elle se sentait presque soulagée par cet aveu qui expliquait bien des choses. Les plus récentes d’abord : l’intérêt que portait Jérôme Martel à la  libération de Romain, les ressemblances qu’elle avait pu constater entre les deux hommes, y compris dans l’écriture d’ailleurs car c’était bien l’écriture de son frère que lui rappelait la missive reçue la veille même si elle ne l’avait pas découvert immédiatement. Et puis d’autres, plus anciennes, la répulsion qu’éprouvait son père à ce que Romain s’engage dans des études médicales par exemple. Son père qui devait donc connaître la vérité…

 Du regard, elle interrogea Jérôme : elle aurait été bien incapable de proférer une seule parole intelligente mais il lui fallait comprendre ce qui s’était passé. C’est sans doute ainsi qu’il le ressentit car il ne se fit pas prier pour parler. Mais peut-être avait-il aussi besoin de se libérer de souvenirs pas vraiment glorieux pour lui…

 C’est ainsi que Marine fut ramenée trente ans en arrière, sur une petite île bretonne où une très jeune fille, Hélène, sa mère, passait ses premières vacances sans ses parents. Elevée dans un milieu à la morale très stricte, elle avait toujours été protégée et rien ne l’avait préparée à sa rencontre avec un jeune médecin qui envisageait déjà de consacrer sa vie à l’Afrique mais qui n’était absolument pas mûr pour fonder un foyer. Il y avait eu malentendu dès le départ. La générosité du projet professionnel de Jérôme avait occulté, pour Hélène, sa légèreté sur le plan sentimental. Lui ne songeait qu’à passer le temps, en attendant une première mission humanitaire, elle, avait pris leur aventure très au sérieux. Il la quitta, à la fin de l’été, sur de vagues promesses de retour. Elle gardait espoir cependant et, lorsqu’elle s’aperçut qu’elle était enceinte, c’est pleine de confiance qu’elle le lui fit savoir via l’organisation qui l’employait. La réponse de Jérôme sonna le glas de sa jeunesse. Il lui rappelait froidement qu’il ne lui avait jamais rien promis et que dans sa vie actuelle, il n’y avait place ni pour une femme, ni pour un enfant. Il concluait enfin qu’elle pouvait compter sur son aide matérielle pour prendre les mesures qui s’imposaient.

 Mais, avorter, il n’en était pas question. C’était une solution en complet désaccord avec l’éducation reçue. En désespoir de cause, Hélène se confia à un ami de ses parents qui avait le double de son âge et qu’elle avait toujours considéré comme un oncle bienveillant. A sa grande surprise, il lui proposa de l’épouser et de reconnaître son enfant.

-         Et c’est ainsi que votre père est entré dans votre vie !

 Il y eut un long silence. Jérôme semblait très loin de là, dans un passé où il était seul désormais puisque Hélène n’était plus là pour en témoigner.

 Il reprit enfin :

-         Lors de l’un de mes rares retours en France, j’ai appris, par un ami commun, à la fois le mariage d’ Hélène et sa mort. Entre temps, il y avait eu deux naissances, celle de mon fils – cet ami connaissait intimement votre père et savait donc la vérité - et la vôtre qui fut un cadeau inespéré. Je dois dire que j’ai été secoué. Depuis, je me suis arrangé pour suivre, de loin, la vie de Romain et c’est pourquoi, encore une fois, je vous supplie d’écrire cette lettre.

 Marine réfléchissait : quelque chose ne collait pas. Elle en fit part à Jérôme.

-         Pourquoi ne l’écrivez-vous pas vous-même ?

 Il rougit comme le collégien que, quelque part, il n’avait pas cessé d’être.

-         Je suis marié, avoua-t-il, et ma femme ne sait rien de mon passé. Je n’ai donc aucune raison officielle de l’écrire.Vous devez me trouver encore plus méprisable…

 Marine haussa les épaules. Ce n’était pas son problème. Oui, elle écrirait cette lettre en y mettant tout son cœur et son espoir et elle savait maintenant pouvoir compter sur le soutien efficace de Jérôme Martel. Mais dans son esprit, déjà, une autre lettre s’ébauchait, une lettre qu’elle écrirait dès que son frère et ses compagnons seraient libérés. Une lettre qui serait d’abord une lettre de remerciement, rappelant l’impasse dans laquelle elle se trouvait quand elle s’était rendu au rendez-vous fixé. Mais aussi une lettre qui tirerait un trait définitif sur le passé. Elle le devait à ses parents, à son père surtout qui avait eu une attitude tellement généreuse. Elle le devait aussi à son frère qui était si bien dans sa peau et n’avait nul besoin d’en apprendre plus. Cette lettre annoncerait donc une rupture complète avec Jérôme Martel, dans l’intérêt de tous, bien qu’elle sache qu’il lui serait personnellement impossible d’effacer son souvenir.

 Le patron de la pizzeria, qui semblait bien connaître le médecin, serait son messager. Elle s’imaginait Jérôme, décachetant l’enveloppe, plein d’espoir – ou de crainte – puis, résigné – ou soulagé –, allumer son briquet et présenter le papier à la flamme. Il ne resterait plus alors, de cette épisode de leur vie, qu’un fragment à demi calciné qui pourrait donner corps à plusieurs interprétations…

 

   Quinze jours plus tard, Romain et ses collègues étaient libérés. Le Quai d’Orsay se gargarisa de l’excellence de son ministre mais le nom de Jérôme Martel ne fut pas prononcé. Celui de Marine non plus, d’ailleurs mais elle s’en moquait bien, toute à la joie de revoir son frère. 

 

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