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La trappe

                                                                                             Par Ludivine Vericel

 

                                                                                                              

Vingt heures. Sortir, lentement, fermer le magasin. Les clés, dans le sac, doucement, là… ne te précipite pas… il devinerait ta peur. Calmement, comme naturellement, fermer le premier verrou. Voilà… Respiration qui s’éternise, et la clef qui trébuche sur le deuxième verrou. Ses yeux sont dans le vide mais tu sais qu’il voit tout, ne regarde pas, tu n’en as pas besoin. Tu sais qu’il est là, tu sais.

Silhouette longiligne dans le creux d’une porte, la jeune femme étouffe un cri. Maintenant il a vu, tu as peur. Tressaillement – la nuit est froide – tu savais bien qu’il serait là ; il est toujours là… Si tu as de la chance il n’arrivera rien cette fois. Voilà plusieurs jours qu’il n’est rien arrivé, pourtant, il est toujours là ; tu vois…

         La rue est longue et droite – Helena marche vite – vite ! et la rue s’étire à mesure de ses pas, tranquille, indolente, comme un chat baillerait pour chasser le sommeil ; il lui semble qu’elle piétine. Murmure du béton  gris entre des lèvres closes, murmure, les talons claquent contre la terre aride – clac – la porte du studio se fermera sans bruit ; lumière douce dans une chambre tiède, et Zéphir ronronnant, ses yeux à demi clos. Peu à peu  un  numéro succède à l’autre, les parois rampent à côté d’elle. Le carrefour se rapproche – clac – elle s’allongera sur son lit resté chaud, Zéphir se blottira, câline, velours de l’habitude contre sa peau à vif, elle fermera les yeux. Là…

         La poignée enfin, heurte ses doigts fébriles. Ne regarde pas par-dessus ton épaule car tu sais qu’il est là. Silhouette longiligne dans le creux d’une porte et le long manteau noir contre la peau diaphane. Le sang s’arrête, le temps recule, Helena pousse la porte si fort qu’elle trébuche – presque – elle se rattrape, course dans le hall noir, courir jusqu’à là haut, là haut, premier étage, les marches qui résonnent contre les talons haut, hall noir, la main qui se referme sur la rampe glacée ; la porte du studio se fermera sans bruit.

         Helena s’appuie contre la porte, le souffle court. L’appartement est tiède mais. Odeur acre et ce silence là tapis dans l’ombre, étranger. Ses doigts s’égarent sur le mur, caressent l’interrupteur, comme distraitement – elle tente de gagner du temps ; elle a peur d’allumer la lumière. Enfin, elle appuie. Le studio apparaît dans un grésillement. Le regard d’Helena coule précautionneusement sur les murs de la chambre, palpe les rugosités, vérifie les reliefs ; Zéphir dort sur le lit encore chaud. La jeune femme respire profondément. Tout est bien ici, rien n’a changé.

         Elle se glisse contre Zéphir. Ses doigts s’enfoncent dans la fourrure de l’animal. Helena ferme les yeux.

         Sous sa main, le corps du chat, glacé.

Helena hurle.

         Répulsion – elle a bondi ; elle recule, s’égare, s’enfuit ; elle appelle : Zéphir ! elle revient - secoue le corps inerte – secoue – Zéphir ! Le mouvement devient compulsif ; le cadavre remue mollement sous ses mains hystériques – Zéphir ! La gueule soudain s’entrouvre – Helena sursaute - un filet de sang coule sur le museau, tache le drap.

         Helena hurle, recule, court – le chat est mort – elle gémit dans sa course ; elle crie.

Talons contre les marches, la jeune femme dévale, sortir, air libre ; respiration rauque dans la nuit brune, sanglots incontrôlables incontrôlés longs sanglots d’enfant seul dans la nuit brune – elle court…

Et dans le creux d’une porte le manteau noir long manteau noir contre la peau diaphane. Helena tombe.

 

         Elle a réussi à rentrer. Réussi à faire demi-tour. Prise au piège – il fallait qu’elle retourne et ce malgré la mort car il serait partout – l’air de rien – adossé – et les yeux dans le vide… Partout.

Elle a ouvert – elle n’a pas regardé – elle est allée tout droit ; elle a fermé la porte de la salle de bain ; elle s’est assise, le dos contre le mur.

Elle est restée presque immobile – le silence était là, écrasant, écoeurant. Les bras sont venus entourer les jambes, doucement, la tête s’est laissée un peu glisser sur les genoux, les yeux fixes, le regard vide – néant – au creux de ses prunelles ; il aurait s’agit de ne plus exister.

 

     

         Ça se passait un an plus tôt, peut être deux. Helena Rose rentrait à Lyon ; c’était un jour comme les autres. Il y avait peu de monde dans le train, elle avait pu occuper longtemps une cabine à elle seule. Et puis, l’homme entra.

Assez petit, légèrement bedonnant, avec un crâne rond, et lisse, et rose, il portait sa cinquantaine avec une grâce - une banalité ! - qui allèrent droit au cœur de la jeune femme.

         Helena Rose n’était pas farouche, simplement, elle évoluait dans un univers clos, aux refrains familiers, aux reflets ordinaires ; sa vie se déroulait, paisible, au creux de ce cocon tapissé d’habitudes ; tiède, moelleux et si profondément, si tranquillement immuable. Ainsi, l’étranger dérangeait.

         Mais, ce jour là, bien au chaud dans le cœur d’un wagon anonyme, bercée par le ronron continu des machines, la jeune femme, en face de cet homme si convenu, se laissa peu à peu gagner par la douce monotonie de l’air. C’est vrai, on est bien mieux à l’intérieur, par ces temps de brumes – elle répond, presque en souriant. Volutes de murmures dans l’après midi fade – Helena ri–  et puis soudain. Cette étincelle, là. Cette flamme dans ces yeux gris.

Il est déjà trop tard.

         L’homme était… malaise étrange tapi au fond du ventre – malaise étrange - et l’envie de vomir et la foule de la gare ; l’homme était…

Des yeux de braises plongés dans son regard glacial il lui dit « dans la vie ? » - il détourne la tête il… bafouille un peu, ses prunelles s’éteignent, dans la vie voyez vous je rends… des services toutes sortes de services, eh, pas à n’importe qui mais, Vous. Quelqu’un de bien. Prenez prenez, et si un jour… parce que c’est vous – la drôle de nausée en rentrant de la gare alors pourquoi. Pourquoi n’avoir pas jeté la carte?

 

         Robert Robert est un homme bon. Il l’a accueillie avec un sourire généreux, comme indulgent – elle était si sure d’elle alors. Il l’a regardée s’asseoir dans le large fauteuil de cuir – le sien mais. M Robert est un homme bienveillant – Helena est mal. Elle est au bord des larmes – le menton tremble – le chat est mort. Et puis il y a là toujours dans le creux d’une porte, là.... Elle balbutie. Silhouette longiligne – trois mois – plus, peut être – trois mois qu’il a surgi comme ça de nulle part, et depuis, l’enfer ; c’est venu doucement, lentement, ça s’est terré dans l’ombre installé sans un bruit, et la voiture qui brûle, les pneus qui se dégonflent, et les serrures qui changent et les portes qui claquent et lui toujours, partout, avec le même regard – jamais sur elle, jamais - long manteau noir sur une peau diaphane et ces yeux translucides et qui la suit, la suit, et les vitres cassées les tuiles qui se détachent, les pots de fleur qui tombent, et lui, et enfin, son chat, son adorée, sa fidèle Zéphir, au cœur même de ses murs, dedans, VOUS COMPRENEZ? -Corps du chat mort sur le lit encore tiède ; il faut…

         Hmmm… Je vois – Il s’éclaircit la gorge. C’est que… ce que vous me demandez là n’est pas chose facile, voyez !…vous voulez… hm… vous vous rendez bien compte que…hm… c’est…. Ecoutez…

         Alors elle se traîne elle supplie ; elle n’a plus la force mais elle parle, elle pleure, elle crie – IL EST PARTOUT ! – il ne s’en ira jamais, jamais, et sa pauvre Zéphir – elle se traîne – vous savez – elle payera tout l’argent qu’il faudra, tout l’argent, pourvu que ça finisse… pourvu qu’il disparaisse. Le mot est là, immense. Elle se tait. Ce n’est pas une question d’argent. Mais. Elle regarde le sol, elle ne sait plus quoi dire. Elle a mal. M. Robert soupire, il lui dit : « mon petit » ; Monsieur Robert est un homme bon.

 

 

         La vie a repris son cours. Repris sa course. Helena a retissé les murs de son cocon opaque, elle se sent bien ; elle se sent mieux. Elle va bientôt retourner au travail – il faut qu’elle rembourse ses dettes, maintenant. Mais elle n’avait pas le choix, elle le sait bien.

Elle n’est pas sortie depuis des jours. Depuis qu’elle a reçu. Tout au fond de la boîte aux lettres. Une mèche. Courte et noire. Pas un mot mais la mèche, noire, courte, un homme qui se dessine dans le creux d’une porte. Elle n’avait pas le choix.

        

Dans son large fauteuil de cuir, devant la cheminée, Monsieur Robert tourne et retourne une lettre entre ses doigts. Helena Rose a retrouvé son trait assuré, ses caractères précis. Il sourit, se lève enfin, lâche distraitement la feuille dans les flammes, appelle. « Thimoty ?

Un jeune homme apparaît dans l’entrebâillure de la porte.

_Viens mon garçon ; il s’avance - peau diaphane sur le mur sombre, et les yeux transparents perdus au cœur du vide –

_Viens mon garçon. Tiens… tu as fait du bon travail. »

Dans la chevelure noire, le rasoir a laissé comme un petit trou rond.

 

Le feu aurait gémi disparu dans ses cendres. Et, quelque part dans la poussière, quelques mots calcinés sur un fragment roussi. « …remercierai jamais assez…

…j’étais dans une telle impasse

                   …je crois que nous n’aurons plus de contact

         …sans doute mieux comme ça

…souvenir me suivra toute ma vie »

         Sincèrement

Helena Rose.

        

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