Gast ! par Amaryllis Cassagne |
Le bus me déposa près de
la plage des sables blancs à Douarnenez.
Madame L…chez qui
j’avais été placé pour les vacances d’été m’attendait, stoïque sous
son parapluie, un yorkshire dans les bras.
Il pleuvait ce crachin
breton, silencieux et monotone et qui tombait d’un ciel indéfiniment gris.
Nous rejoignîmes à pied l’appartement qu’elle occupait à la sortie de la
ville en coupant par le port à l’heure maussade où les lumières des réverbères
s’allument sans attendre la nuit.
En arrivant devant
l’immeuble j’aperçus une jeune fille qui devait avoir mon âge et qui
fumait une cigarette sur le balcon du deuxième étage. Je la trouvais belle et
distante à la fois. Ses longs cheveux frisés qui lui tombaient sur le visage,
le genre qu’elle se donnait, cette façon de m’ignorer qui semblait un
appel, tout dans son allure me la disait inaccessible à tout jamais donc forcément
désirable.
Madame L…grommela :
« Ca a tout juste les
seins qui poussent et ça fume déjà ! Gast ! »
« Vous la connaissez ? »
Lui demandais-je.
Je n’ai pas entendu la réponse
car à force de vouloir accrocher son regard et d’avancer en tournant la tête
sur le côté, c’est un poteau de signalisation planté malencontreusement là
sur le trottoir qui me sortit de ma contemplation et m’ouvrit l’arcade
sourcilière. Tombé assis par terre à moitié assommé, le visage en sang, le
ridicule de la situation m’apparut très vite. En me relevant je vis que la
belle inconnue avait disparu. Par la suite j’essayais maladroitement de me
renseigner auprès de mon hôtesse. Même entrée de bâtiment, même étage, même
palier, j’y vis là comme un signe que m’envoyait le destin. J’appris que
ses parents tenaient une petite boutique de souvenirs du côté de Tréboul, sur
l’autre rive, autant dire le bout du monde. C’est la raison pour laquelle
Madame L… les appelait les Mexicains.
Qu’ils ne roulaient pas
sur l’or ni sur les pesos mais gâtaient leur fille unique qui passait pour
une capricieuse et très mal habillée aux dires de ma logeuse.
Le lendemain matin,
j’avais arrêté un plan de campagne.
Première mission :
l’observation.
J’investis donc le
vestibule de l’appartement et pris position l’œil rivé sur le judas de la
porte afin d’observer les allées et venues, noter les horaires d’entrée et
de sortie des parents et, soyons fous, tenter d’apercevoir Miss pimbêche.
J’attendis plus longtemps
que longtemps.
Mais devant l’air ahuri de
Madame L…qui ne comprenait rien à mon manège et s’étonnait que je reste
enfermé en plein été, je décidais de passer à la phase deux de mon plan :
l’action.
Je descendis me poster sur
un banc qui se trouvait juste en dessous du balcon de la blonde dans le parc qui
entourait la résidence. Armé d’un sandwich au pâté en prévision du siège
que je prévoyais long, je m’installais. Je n’eus pas à attendre longtemps
l’apparition de mon ange, concentré de douceur et d’indifférence fatale.
Mais à peine avais-je distingué le début d’un soupçon de sourire sur son
visage de Mona Lisa du Finistère, qu’un grognement sourd, juste derrière
moi, me fit comprendre que je n’étais pas seul sur le coup.
Attiré par l’odeur du pâté,
un dogue danois, un mètre vingt au garrot pour soixante dix kilos de muscles,
la lippe baveuse et les crocs sortis, me regardait d’un sale œil. Au bout de
sa laisse une masse informe gisait à terre. Seule une main se dégageait d’un
amoncellement de branches, de carrés de gazon, de barrière en bois ou en fer
et de tout un tas d’objets divers dont un vélo d’enfant et un barbecue
attestant d’une collecte involontaire tout au long d’un trajet qu’une
tranchée derrière indiquait. La force du molosse était incontestable et si
son maître ne pouvait le retenir, je n’attendis pas qu’on nous présente.
Sans demander mon reste je pris mes jambes à mon cou. Poursuivi par le clebs
affamé, je sautais par-dessus la haie de clôture, des pyracanthas de la variété
la plus épineuse, pour me retrouver dans le jardin voisin.
Quand je dis le jardin, je
devrais plus exactement dire dans le bassin des poissons rouges qui avait pour
but avec ses trois rocailles et ses pavés glissants d’embellir une pelouse brûlée
par les vents marins. C’est donc la mine basse que je revins vers le hall
d’entrée, claudiquant à cause de l’entorse à la cheville que je venais de
me faire et trempé de la tête aux pieds un nénuphar accroché au sparadrap de
mon arcade sourcilière. La voisine n’eut pas un regard pour moi, pas même un
bougé de cils, toujours abandonnée dans une rêverie imaginaire, perdue dans
la contemplation des nuages bas qui occupaient le ciel en grands rouleaux gris,
immobiles.
Seize heures. Le moral était
revenu ainsi que ma détermination. Toujours scotché au judas de la porte au
moindre bruit sur le palier, à la moindre ouverture de la porte de
l’ascenseur, j’eus la chance après trois quarts de siècle d’attente de
voir la porte d’en face s’ouvrir sur la pin-up à frisettes qui avait pris
en charge le nettoyage du paillasson d’entrée. Les cheveux relevés dans un
chignon mal fait, jean moulant, j’avais
La main dans mon slip
j’essayais de calmer mon émotion manuellement quand, au moment de l’extase,
je partis en arrière faisant vaciller la chaise un peu bancale.
Dans ma chute, la manche de
ma chemisette s’accrochait à la poignée de la porte déclenchant son
ouverture. Ma voisine eut donc le loisir de me voir dans l’entrebâillement,
à terre, short baissé, empêtré dans une chaise démantibulée.
Cet incident me compliqua un
monde qui n’était déjà pas simple. Le sentiment de honte qui m’avait
envahi prit l’ampleur d’une agonie. Le cœur en chien, la mort dans l’âme,
je dus me résoudre à constater que toutes mes tentatives de la journée
avaient été vouées à l’échec.
Demain serait un jour
meilleur me disais-je. Enfin, c’est ce que je croyais.
C’était jour de marché
ce samedi là. Un ciel habituel pesait sur la ville comme une vieille tôle
sombre. Nous descendîmes en ville. C’était marée descendante et la mer en
se retirant mettait à sec un lot de bateaux béquillés ou abattus avec un bric
à brac d’ancres, de chaînes et de cordages. « Magnifique spectacle
d’un port breton dans son humilité profonde… » Me dit Madame L…
Ta race ! Je voyais ma
Bécassine partout ! Dans le reflet des vitrines, dans le miroir d’une
flaque d’eau, dans les contours d’un nuage…La moindre mèche blonde me
faisait me retourner. Je me surpris à haïr les rires et la joie des gens, leur
insouciance et leur indifférence à mon tourment. Ils semblaient jouir de
l’existence et disposer du pouvoir de s’en faire une aubaine. Pas moi.
Au détour d’un étal de
choux-fleurs de Ploërmel, juste après celui des choux-fleurs de Carhaix qui
suivait l’étal des choux-fleurs de Pont Aven vendus en trois pour deux, nous
passâmes devant une boutique de souvenirs coincée entre une crêperie et un
magasin d’articles de pêche. Madame L… ne manqua pas de retourner le
couteau dans la plaie en m’indiquant qu’il s’agissait du magasin de ses
voisins.
« Tu vois de qui je
parle ? » Ajouta-t-elle. Bien sûr que je voyais !
« Rentrons. Je vais te
présenter. »
La visite si courte
fut-elle, me laissa perplexe. S’ils m’accueillirent aimablement, je ne pus
m’empêcher de les trouver ridicules. Qui peut encore de nos jours avoir
l’idée de vendre des bibelots inutiles fabriqués en Chine habillé en
costume folklorique local ? A part eux…
Ce jour là je fêtais mes
quinze ans. Madame L… toute attentionnée et dévouée qu’elle était,
m’avait préparé un gâteau d’anniversaire. Au moment de le couper, le
carillon de la porte d’entrée retentit. « Ah oui ! Me
dit-elle, j’ai invité les voisins à venir le manger avec nous… ».
Abasourdi par la nouvelle, je restais pétrifié, bouche bée. La mère et la
fille entrèrent. Cette dernière me parut plus grande que je ne l’imaginais
me dépassant d’une tête. Tee-shirt découvrant un nombril orné d’un faux
piercing…La démarche chaloupée qu’elle accentuait exagérément échauffa
en une demi-seconde mon imagination fertile et attira mon regard vers une
mini-jupe portée courte. J’étais amoureux. D’autant que sur son visage je
crus déceler une amorce de sourire qui contrastait avec l’attitude hautaine
quelle arborait ces derniers jours. Je n’y pris pas garde tant j’étais
subjugué. Ses yeux couleur miel sombre soulignés d’un trait d’eyeliner
trop appuyé, avaient un je ne sais quoi de malice que je pris, allez savoir
pourquoi, pour de l’intérêt à mon égard. Il émanait d’elle une féminité
animale, une odeur de musc enivrante et elle portait sa beauté comme une
montagne d’impossibles. C’était comme si le merveilleux avait quitté les
contes pour se concrétiser là dans cette fille d’un adorable absolu.
Mais le charme se rompit très
vite. D’abord quand elle se mit à sourire franchement, découvrant des dents
légèrement écartées et surmontées d’un appareil orthodontique qui devait
réparer cette erreur de la nature. En haut. Et en bas. Ma passion faiblit
encore un peu plus lorsqu’elle parvint à dire : « Bonzour…C’est
zentil de nous z’inviter… ». Je fermais les yeux pour ne pas voir les
trente-douze postillons qui atterrissaient sur mon tee-shirt propre de trois
jours en priant tous les dieux possibles et imaginables que ce zozotement
ridicule cesserait en rouvrant mes paupières. Hélas ce ne fut pas le cas. La désillusion
était totale et mon humeur changea. Déjà que la mère en tenue folklorique,
le petit doigt levé en tenant la tasse à café, m’énervait, c’est surtout
la question qu’on me posa qui me fit craquer.
« Et qu’est-ce
qu’il va faire le petit jeune homme quand il sera grand… ? »
Petit jeune homme. Je t’en
foutrais !
« Je serai héros de
la classe ouvrière… » Dis-je sans avoir préparé de réponse.
« Ah bon ! Et
pourquoi ? » Me demanda-t-elle.
« Pour pendre tous les
petits patrons avec leurs propres tripes aux poternes de leurs boutiques et
violer leurs bourgeoises ! » Répondis-je. La vieille manqua de s’étouffer
en crachant son café sur la table de la cuisine. Quant à Madame L… elle me
consigna dans ma chambre pour le restant de la journée.
Assis sur mon lit, je
pouvais voir par la fenêtre les ajoncs tardifs sur les collines et les
falaises. Au loin, rien que la surface paisible et opaque de la mer sur laquelle
un vieux thonier, tangon déployé et toute voile dehors, ouvrait son sillon
l’étrave ceinte d’une moustache d’écume. Par la transparence de l’air
les lointains ne l’étaient plus et la fraîcheur des vents m’apportaient la
sensation d’un monde paisible, en équilibre.
Du moins à l’extérieur.
Car à l’intérieur, le
monde commença à s’effondrer quand l’ex-élue de mon cœur entra sur la
pointe des pieds dans ma chambre me couvrant d’un regard au sirop dont
j’aurais dû me méfier.
« Z’avoue que t’as
fait fort. Ze te félizite ! » Me zozota-t-elle en sortant de son sac
un de ces bibelots horribles que vendaient ses parents.
« Tu z’est ce que
z’est ? » Me rezozota-t-elle. Comme je haussais les épaules, elle
continua : « Z’est ze que tu as volé ze matin dans le magazin… »
« Mais je n’ai rien
volé ! » Protestais-je violemment.
« Taratata ! Si
ze dis que ze l’ai trouvé ici, z’est moi que l’on va croire. Et ze te dis
pas les zennuis que tu vas zavoir…Finies les vacanzes…A moins que… »
« A moins que quoi ? »
Demandais-je inquiet et déjà atterré d’avoir à rejoindre Bobigny si vite.
Ca sentait le coup fourré à plein nez.
« A moins que tu
fazzes ce que ze te dis…Et pas un mot. D’accord ? »
Sans attendre ma réponse
elle vint s’asseoir à côté de moi me faisant remonter de par son poids
d’au moins vingt centimètres. Puis sans aucune gêne, elle enleva son string
qu’elle laissa tomber lentement sur la moquette.
« Si tu dis un mot, ze
dis que c’est toi qui me l’as enlevé pour me violer… ».
Le piège parfait. J’étais
coincé. A part cette affreuse vision au moment du premier baiser, d’une
denture ferraillée dans laquelle des morceaux de gâteau au chocolat étaient
encore accrochés et qui s’approchait dangereusement de moi, je dois avouer
que je garde encore aujourd’hui un souvenir ému des minutes qui suivirent.
Mes connaissances sur la gent féminine et son anatomie qui avaient navigué
jusque là entre mensonges et demi-vérités, eurent droit à une mise à jour
rapide de leurs données. La seule erreur qu’elle fit, mais on ne le sut
qu’après, fut de ne pas refermer la porte derrière elle lorsqu’elle entra
dans ma chambre. Car c’est le yorkshire qui donna l’alerte en se promenant
dans tout l’appartement avec, dans sa gueule, le string de l’autre dévergondée
et qu’il était venu chaparder sur la moquette au pied du lit.
Après un léger moment d’étonnement
puis de stupéfaction, les deux vieilles sortirent en trombe de la cuisine, déboulant
dans les couloirs en poussant des cris d’orfraie et confondant par la même
occasion, le malheur avec la fatalité. J’entends encore Madame L… qui
criait : « Arrête, Babacar, arrête ! » Pensant éviter
l’irréparable s’il en était encore temps et m’estimant par là même, présumé
coupable.
Hélas la position dans
laquelle elles me trouvèrent ne plaida pas en ma faveur.
Allongé sur le lit, short
baissé, je n’ai pas pu les convaincre que je n’avais rien fait. Surtout
qu’elles trouvèrent autour de moi le tee-shirt et la mini-jupe de l’autre
salope qui s’était réfugiée dans l’armoire de la chambre aux premiers
cris qui retentirent dans le couloir. Elle en ressortit vêtue d’un pull marin
bien trop grand pour elle et qui lui tombait jusqu’aux genoux, en m’accusant
au passage de l’avoir travestie ainsi pour satisfaire une supposée attirance
pour ces messieurs de
C’était le pompon !
Tant d’aplomb me laissa baba.
Madame L… qui était veuve
de marsouin, je veux parler du militaire pas du poisson, choisit ce moment pour
s’évanouir à l’annonce de mon soit disant penchant pervers juste après
avoir affirmé que tous les marins n’étaient pas des invertis. Pour la
ranimer, il fallut appeler les pompiers qui, à cause d’une mauvaise interprétation
de l’appel ou une désorganisation de leurs services, utilisèrent la grande
échelle pour passer par la fenêtre, la lance à incendie grande ouverte. Il y
eut quelques dégâts dus à l’inondation mais la moquette était à changer.
Madame L… fut bien réveillée par la fraîcheur de l’eau, mais la force du
jet la projeta contre le mur dont l’ébranlement fit tomber sur elle le cadre
qui y était accroché et dont le verre brisé entailla son cuir chevelu sur
cinq bons centimètres.
Moi, j’étais toujours
ligoté, les mains liées à la tête de lit avec la ceinture de ma robe de
chambre. Si ce détail n’avait pas été remarqué par les deux vieilles
chouettes lors de leur intrusion dans ma chambre, il posa problème aux
secouristes qui ne purent délier les nœuds mouillés et c’est à la hache de
sapeur qu’il fallut me délivrer.
Je passe sur les détails
qui émaillèrent cette fin d’après midi. Ce qu’il faut retenir, c’est
que c’est moi qui fut tenu pour responsable et coupable d’avoir forcé et
violenté une mineure blanche deux fois plus grande et plus grosse que moi.
Le retour sur Bobigny ne se
fit pas attendre. Et même si les parents ne portèrent pas plainte compte tenu
de nos âges, je fus voué aux gémonies, jeté aux feux de l’enfer et je ne
sais quelles autres douceurs de la vie que l’on peut insérer entre les
trente-six-douze représailles qui m’étaient promises. Les évènements se précipitèrent
et mon départ le lendemain soir ne connut pas d’adieux déchirants.
Madame L… m’accompagna
jusqu’à la station de bus. Nous traversâmes la vieille ville où, suspendues
entre les maisons comme des feux de navires, des ampoules électriques
oscillaient. Elle se protégea du vent dans l’abri de granit et d’ardoise
quand moi, assis sur le parapet mouillé d’une ancienne averse, j’essayais
de graver dans ma mémoire les dernières images que j’emporterais de cette
ville : Dans un ciel envahi par la nuit, des nuages qui roulaient, dégageant
derrière eux indéfiniment d’autres nuages ; Le retour teuf-teufant des
maquereautiers dans un port immobile tout en mâts nus et en cris de mouettes ;
Une plaque de lumière qui dansait légèrement sur une houle paisible…
Plus tard dans le train qui
me ramenait sur Paris, le monsieur dépêché par les services sociaux de
D’humeur plus enjouée
qu’au départ par l’arrivée dans notre compartiment d’une jeune fille
accompagnée de ses parents, je répondis à haute voix :
« Je sewai ministwe
dans mon pays, bwana. Et je mettwai en pwison tous les twavailleuws sociaux qui
posewont des questions stupides avant de violer leurs filles ».
Cette réponse inattendue et
l’accent africain que j’avais pris le firent rire et il ajouta : « Tu
sais que la vie risque de t’être hostile, camarade ministre… »
En face de moi un sourire éclaira
le visage de la jeune fille découvrant là encore un appareil orthodontique des
plus terrifiants.
En lui rendant son sourire,
je répondis à mon cerbère : « Pas si sûr…Pas si sûr ».