Gast !  par  Amaryllis Cassagne  

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                 Retour au concours 2007

 

Le bus me déposa près de la plage des sables blancs à Douarnenez.

Madame L…chez qui j’avais été placé pour les vacances d’été m’attendait, stoïque sous son parapluie, un yorkshire dans les bras.

Il pleuvait ce crachin breton, silencieux et monotone et qui tombait d’un ciel indéfiniment gris. Nous rejoignîmes à pied l’appartement qu’elle occupait à la sortie de la ville en coupant par le port à l’heure maussade où les lumières des réverbères s’allument sans attendre la nuit.

En arrivant devant l’immeuble j’aperçus une jeune fille qui devait avoir mon âge et qui fumait une cigarette sur le balcon du deuxième étage. Je la trouvais belle et distante à la fois. Ses longs cheveux frisés qui lui tombaient sur le visage, le genre qu’elle se donnait, cette façon de m’ignorer qui semblait un appel, tout dans son allure me la disait inaccessible à tout jamais donc forcément  désirable.

Madame L…grommela :

« Ca a tout juste les seins qui poussent et ça fume déjà ! Gast ! »

« Vous la connaissez ? » Lui demandais-je.

Je n’ai pas entendu la réponse car à force de vouloir accrocher son regard et d’avancer en tournant la tête sur le côté, c’est un poteau de signalisation planté malencontreusement là sur le trottoir qui me sortit de ma contemplation et m’ouvrit l’arcade sourcilière. Tombé assis par terre à moitié assommé, le visage en sang, le ridicule de la situation m’apparut très vite. En me relevant je vis que la belle inconnue avait disparu. Par la suite j’essayais maladroitement de me renseigner auprès de mon hôtesse. Même entrée de bâtiment, même étage, même palier, j’y vis là comme un signe que m’envoyait le destin. J’appris que ses parents tenaient une petite boutique de souvenirs du côté de Tréboul, sur l’autre rive, autant dire le bout du monde. C’est la raison pour laquelle Madame L… les appelait les Mexicains.

Qu’ils ne roulaient pas sur l’or ni sur les pesos mais gâtaient leur fille unique qui passait pour une capricieuse et très mal habillée aux dires de ma logeuse.

Le lendemain matin, j’avais arrêté un plan de campagne.

Première mission : l’observation.

J’investis donc le vestibule de l’appartement et pris position l’œil rivé sur le judas de la porte afin d’observer les allées et venues, noter les horaires d’entrée et de sortie des parents et, soyons fous, tenter d’apercevoir Miss pimbêche.

J’attendis plus longtemps que longtemps.

Mais devant l’air ahuri de Madame L…qui ne comprenait rien à mon manège et s’étonnait que je reste enfermé en plein été, je décidais de passer à la phase deux de mon plan : l’action.

Je descendis me poster sur un banc qui se trouvait juste en dessous du balcon de la blonde dans le parc qui entourait la résidence. Armé d’un sandwich au pâté en prévision du siège que je prévoyais long, je m’installais. Je n’eus pas à attendre longtemps l’apparition de mon ange, concentré de douceur et d’indifférence fatale. Mais à peine avais-je distingué le début d’un soupçon de sourire sur son visage de Mona Lisa du Finistère, qu’un grognement sourd, juste derrière moi, me fit comprendre que je n’étais pas seul sur le coup.

Attiré par l’odeur du pâté, un dogue danois, un mètre vingt au garrot pour soixante dix kilos de muscles, la lippe baveuse et les crocs sortis, me regardait d’un sale œil. Au bout de sa laisse une masse informe gisait à terre. Seule une main se dégageait d’un amoncellement de branches, de carrés de gazon, de barrière en bois ou en fer et de tout un tas d’objets divers dont un vélo d’enfant et un barbecue attestant d’une collecte involontaire tout au long d’un trajet qu’une tranchée derrière indiquait. La force du molosse était incontestable et si son maître ne pouvait le retenir, je n’attendis pas qu’on nous présente. Sans demander mon reste je pris mes jambes à mon cou. Poursuivi par le clebs affamé, je sautais par-dessus la haie de clôture, des pyracanthas de la variété la plus épineuse, pour me retrouver dans le jardin voisin.

Quand je dis le jardin, je devrais plus exactement dire dans le bassin des poissons rouges qui avait pour but avec ses trois rocailles et ses pavés glissants d’embellir une pelouse brûlée par les vents marins. C’est donc la mine basse que je revins vers le hall d’entrée, claudiquant à cause de l’entorse à la cheville que je venais de me faire et trempé de la tête aux pieds un nénuphar accroché au sparadrap de mon arcade sourcilière. La voisine n’eut pas un regard pour moi, pas même un bougé de cils, toujours abandonnée dans une rêverie imaginaire, perdue dans la contemplation des nuages bas qui occupaient le ciel en grands rouleaux gris, immobiles.

Seize heures. Le moral était revenu ainsi que ma détermination. Toujours scotché au judas de la porte au moindre bruit sur le palier, à la moindre ouverture de la porte de l’ascenseur, j’eus la chance après trois quarts de siècle d’attente de voir la porte d’en face s’ouvrir sur la pin-up à frisettes qui avait pris en charge le nettoyage du paillasson d’entrée. Les cheveux relevés dans un chignon mal fait, jean moulant, j’avais la Fée Mélusine en contemplation. Elle consacra plus d’une éternité à son ouvrage, se penchant se baissant ou se relevant dans des poses qui mettaient en valeur ses courbes d’adolescente déjà formée et provoquant en moi tout un vrac d’émotions. Assis sur le dossier d’une chaise qui me servait de promontoire pour atteindre l’œilleton, je sentis mon amour grandir au fur et à mesure que le temps passait.

La main dans mon slip j’essayais de calmer mon émotion manuellement quand, au moment de l’extase, je partis en arrière faisant vaciller la chaise un peu bancale.

Dans ma chute, la manche de ma chemisette s’accrochait à la poignée de la porte déclenchant son ouverture. Ma voisine eut donc le loisir de me voir dans l’entrebâillement, à terre, short baissé, empêtré dans une chaise démantibulée.

Cet incident me compliqua un monde qui n’était déjà pas simple. Le sentiment de honte qui m’avait envahi prit l’ampleur d’une agonie. Le cœur en chien, la mort dans l’âme, je dus me résoudre à constater que toutes mes tentatives de la journée avaient été vouées à l’échec.

Demain serait un jour meilleur me disais-je. Enfin, c’est ce que je croyais.

C’était jour de marché ce samedi là. Un ciel habituel pesait sur la ville comme une vieille tôle sombre. Nous descendîmes en ville. C’était marée descendante et la mer en se retirant mettait à sec un lot de bateaux béquillés ou abattus avec un bric à brac d’ancres, de chaînes et de cordages. « Magnifique spectacle d’un port breton dans son humilité profonde… » Me dit Madame L…

Ta race ! Je voyais ma Bécassine partout ! Dans le reflet des vitrines, dans le miroir d’une flaque d’eau, dans les contours d’un nuage…La moindre mèche blonde me faisait me retourner. Je me surpris à haïr les rires et la joie des gens, leur insouciance et leur indifférence à mon tourment. Ils semblaient jouir de l’existence et disposer du pouvoir de s’en faire une aubaine. Pas moi.

Au détour d’un étal de choux-fleurs de Ploërmel, juste après celui des choux-fleurs de Carhaix qui suivait l’étal des choux-fleurs de Pont Aven vendus en trois pour deux, nous passâmes devant une boutique de souvenirs coincée entre une crêperie et un magasin d’articles de pêche. Madame L… ne manqua pas de retourner le couteau dans la plaie en m’indiquant qu’il s’agissait du magasin de ses voisins. 

« Tu vois de qui je parle ? » Ajouta-t-elle. Bien sûr que je voyais !

« Rentrons. Je vais te présenter. »

La visite si courte fut-elle, me laissa perplexe. S’ils m’accueillirent aimablement, je ne pus m’empêcher de les trouver ridicules. Qui peut encore de nos jours avoir l’idée de vendre des bibelots inutiles fabriqués en Chine habillé en costume folklorique local ? A part eux…

Ce jour là je fêtais mes quinze ans. Madame L… toute attentionnée et dévouée qu’elle était, m’avait préparé un gâteau d’anniversaire. Au moment de le couper, le carillon de la porte d’entrée retentit. « Ah oui ! Me dit-elle, j’ai invité les voisins à venir le manger avec nous… ». Abasourdi par la nouvelle, je restais pétrifié, bouche bée. La mère et la fille entrèrent. Cette dernière me parut plus grande que je ne l’imaginais me dépassant d’une tête. Tee-shirt découvrant un nombril orné d’un faux piercing…La démarche chaloupée qu’elle accentuait exagérément échauffa en une demi-seconde mon imagination fertile et attira mon regard vers une mini-jupe portée courte. J’étais amoureux. D’autant que sur son visage je crus déceler une amorce de sourire qui contrastait avec l’attitude hautaine quelle arborait ces derniers jours. Je n’y pris pas garde tant j’étais subjugué. Ses yeux couleur miel sombre soulignés d’un trait d’eyeliner trop appuyé, avaient un je ne sais quoi de malice que je pris, allez savoir pourquoi, pour de l’intérêt à mon égard. Il émanait d’elle une féminité animale, une odeur de musc enivrante et elle portait sa beauté comme une montagne d’impossibles. C’était comme si le merveilleux avait quitté les contes pour se concrétiser là dans cette fille d’un adorable absolu.

Mais le charme se rompit très vite. D’abord quand elle se mit à sourire franchement, découvrant des dents légèrement écartées et surmontées d’un appareil orthodontique qui devait réparer cette erreur de la nature. En haut. Et en bas. Ma passion faiblit encore un peu plus lorsqu’elle parvint à dire : « Bonzour…C’est zentil de nous z’inviter… ». Je fermais les yeux pour ne pas voir les trente-douze postillons qui atterrissaient sur mon tee-shirt propre de trois jours en priant tous les dieux possibles et imaginables que ce zozotement ridicule cesserait en rouvrant mes paupières. Hélas ce ne fut pas le cas. La désillusion était totale et mon humeur changea. Déjà que la mère en tenue folklorique, le petit doigt levé en tenant la tasse à café, m’énervait, c’est surtout la question qu’on me posa qui me fit craquer.

« Et qu’est-ce qu’il va faire le petit jeune homme quand il sera grand… ? »

Petit jeune homme. Je t’en foutrais !

« Je serai héros de la classe ouvrière… » Dis-je sans avoir préparé de réponse.

« Ah bon ! Et pourquoi ? » Me demanda-t-elle.

« Pour pendre tous les petits patrons avec leurs propres tripes aux poternes de leurs boutiques et violer leurs bourgeoises ! » Répondis-je. La vieille manqua de s’étouffer en crachant son café sur la table de la cuisine. Quant à Madame L… elle me consigna dans ma chambre pour le restant de la journée.

Assis sur mon lit, je pouvais voir par la fenêtre les ajoncs tardifs sur les collines et les falaises. Au loin, rien que la surface paisible et opaque de la mer sur laquelle un vieux thonier, tangon déployé et toute voile dehors, ouvrait son sillon l’étrave ceinte d’une moustache d’écume. Par la transparence de l’air les lointains ne l’étaient plus et la fraîcheur des vents m’apportaient la sensation d’un monde paisible, en équilibre.

Du moins à l’extérieur.

Car à l’intérieur, le monde commença à s’effondrer quand l’ex-élue de mon cœur entra sur la pointe des pieds dans ma chambre me couvrant d’un regard au sirop dont j’aurais dû me méfier.

« Z’avoue que t’as fait fort. Ze te félizite ! » Me zozota-t-elle en sortant de son sac un de ces bibelots horribles que vendaient ses parents.

« Tu z’est ce que z’est ? » Me rezozota-t-elle. Comme je haussais les épaules, elle continua : « Z’est ze que tu as volé ze matin dans le magazin… »

« Mais je n’ai rien volé ! » Protestais-je violemment.

« Taratata ! Si ze dis que ze l’ai trouvé ici, z’est moi que l’on va croire. Et ze te dis pas les zennuis que tu vas zavoir…Finies les vacanzes…A moins que… »

« A moins que quoi ? » Demandais-je inquiet et déjà atterré d’avoir à rejoindre Bobigny si vite. Ca sentait le coup fourré à plein nez.

« A moins que tu fazzes ce que ze te dis…Et pas un mot. D’accord ? »

Sans attendre ma réponse elle vint s’asseoir à côté de moi me faisant remonter de par son poids d’au moins vingt centimètres. Puis sans aucune gêne, elle enleva son string qu’elle laissa tomber lentement sur la moquette.

« Si tu dis un mot, ze dis que c’est toi qui me l’as enlevé pour me violer… ».

Le piège parfait. J’étais coincé. A part cette affreuse vision au moment du premier baiser, d’une denture ferraillée dans laquelle des morceaux de gâteau au chocolat étaient encore accrochés et qui s’approchait dangereusement de moi, je dois avouer que je garde encore aujourd’hui un souvenir ému des minutes qui suivirent. Mes connaissances sur la gent féminine et son anatomie qui avaient navigué jusque là entre mensonges et demi-vérités, eurent droit à une mise à jour rapide de leurs données. La seule erreur qu’elle fit, mais on ne le sut qu’après, fut de ne pas refermer la porte derrière elle lorsqu’elle entra dans ma chambre. Car c’est le yorkshire qui donna l’alerte en se promenant dans tout l’appartement avec, dans sa gueule, le string de l’autre dévergondée et qu’il était venu chaparder sur la moquette au pied du lit.

Après un léger moment d’étonnement puis de stupéfaction, les deux vieilles sortirent en trombe de la cuisine, déboulant dans les couloirs en poussant des cris d’orfraie et confondant par la même occasion, le malheur avec la fatalité. J’entends encore Madame L… qui criait : « Arrête, Babacar, arrête ! » Pensant éviter l’irréparable s’il en était encore temps et m’estimant par là même, présumé coupable.

Hélas la position dans laquelle elles me trouvèrent ne plaida pas en ma faveur.

Allongé sur le lit, short baissé, je n’ai pas pu les convaincre que je n’avais rien fait. Surtout qu’elles trouvèrent autour de moi le tee-shirt et la mini-jupe de l’autre salope qui s’était réfugiée dans l’armoire de la chambre aux premiers cris qui retentirent dans le couloir. Elle en ressortit vêtue d’un pull marin bien trop grand pour elle et qui lui tombait jusqu’aux genoux, en m’accusant au passage de l’avoir travestie ainsi pour satisfaire une supposée attirance pour ces messieurs de la Marine Nationale.

C’était le pompon ! Tant d’aplomb me laissa baba.

Madame L… qui était veuve de marsouin, je veux parler du militaire pas du poisson, choisit ce moment pour s’évanouir à l’annonce de mon soit disant penchant pervers juste après avoir affirmé que tous les marins n’étaient pas des invertis. Pour la ranimer, il fallut appeler les pompiers qui, à cause d’une mauvaise interprétation de l’appel ou une désorganisation de leurs services, utilisèrent la grande échelle pour passer par la fenêtre, la lance à incendie grande ouverte. Il y eut quelques dégâts dus à l’inondation mais la moquette était à changer. Madame L… fut bien réveillée par la fraîcheur de l’eau, mais la force du jet la projeta contre le mur dont l’ébranlement fit tomber sur elle le cadre qui y était accroché et dont le verre brisé entailla son cuir chevelu sur cinq bons centimètres.

Moi, j’étais toujours ligoté, les mains liées à la tête de lit avec la ceinture de ma robe de chambre. Si ce détail n’avait pas été remarqué par les deux vieilles chouettes lors de leur intrusion dans ma chambre, il posa problème aux secouristes qui ne purent délier les nœuds mouillés et c’est à la hache de sapeur qu’il fallut me délivrer.

Je passe sur les détails qui émaillèrent cette fin d’après midi. Ce qu’il faut retenir, c’est que c’est moi qui fut tenu pour responsable et coupable d’avoir forcé et violenté une mineure blanche deux fois plus grande et plus grosse que moi.

Le retour sur Bobigny ne se fit pas attendre. Et même si les parents ne portèrent pas plainte compte tenu de nos âges, je fus voué aux gémonies, jeté aux feux de l’enfer et je ne sais quelles autres douceurs de la vie que l’on peut insérer entre les trente-six-douze représailles qui m’étaient promises. Les évènements se précipitèrent et mon départ le lendemain soir ne connut pas d’adieux déchirants.

Madame L… m’accompagna jusqu’à la station de bus. Nous traversâmes la vieille ville où, suspendues entre les maisons comme des feux de navires, des ampoules électriques oscillaient. Elle se protégea du vent dans l’abri de granit et d’ardoise quand moi, assis sur le parapet mouillé d’une ancienne averse, j’essayais de graver dans ma mémoire les dernières images que j’emporterais de cette ville : Dans un ciel envahi par la nuit, des nuages qui roulaient, dégageant derrière eux indéfiniment d’autres nuages ; Le retour teuf-teufant des maquereautiers dans un port immobile tout en mâts nus et en cris de mouettes ; Une plaque de lumière qui dansait légèrement sur une houle paisible…

Plus tard dans le train qui me ramenait sur Paris, le monsieur dépêché par les services sociaux de la DDASS qui m’accompagnait, me posa l’éternelle question qui semblait préoccuper tous les adultes de ma connaissance : « Alors Babacar, tu le vois comment ton avenir ? »

D’humeur plus enjouée qu’au départ par l’arrivée dans notre compartiment d’une jeune fille accompagnée de ses parents, je répondis à haute voix :

« Je sewai ministwe dans mon pays, bwana. Et je mettwai en pwison tous les twavailleuws sociaux qui posewont des questions stupides avant de violer leurs filles ».

Cette réponse inattendue et l’accent africain que j’avais pris le firent rire et il ajouta : « Tu sais que la vie risque de t’être hostile, camarade ministre… »

En face de moi un sourire éclaira le visage de la jeune fille découvrant là encore un appareil orthodontique des plus terrifiants.

En lui rendant son sourire, je répondis à mon cerbère : « Pas si sûr…Pas si sûr ».

                                                                                                        

 

             

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