" Changement de voie"

                                                                                          par     Raphaële Badel  5ème Prix

        

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Bagages pliés, maison rangée, plantes soigneusement arrosées, volets fermés. Dernières vérifications, petit tour dans chaque pièce, être sûre de n’avoir rien laissé au hasard. C’était bon cette fois, je n’avais rien oublié. La maison semblait prête à passer ces longues semaines vide, sombre, froide, seule. Chaque départ se ressemble finalement, quelles qu’en soient les circonstances. De petits gestes simples, inutiles, et essentiels à la fois, permettent de s’y conditionner, de le savourer ou de s’y préparer, de l’affronter parfois, qu’il soit temporaire, ou non. Le temps était doux, gris mais doux, le printemps arrivait. Le soleil des beaux jours n’était pas encore là, mais la lumière de l’aurore laissait présager la fin proche de l’hiver.

Voiture chargée, dernier coup d’œil, et je partis, enfin. J’avais compté quatre heures pour gagner Sanary. Comme à mon habitude, j’avais choisi avec attention ce qui allait accompagner et égayer mon trajet. Soigneusement sélectionnée, je disposais ainsi de longues heures de musique devant moi, qui me permettraient de profiter de ces instants seule. Au rythme de Getz, je gagnais le Sud. Je connaissais la route par cœur bien sûr : autoroute 7, ligne droite, jusqu’à destination. J’aimais beaucoup ce trajet et le paysage qui l’entoure. Il évoque pour chacun, je crois, le passage d’un univers à un autre, le début de vacances longtemps attendues, les retrouvailles, l’exil, le dépaysement. Passé Avignon, la Provence se dévoile peu à peu; senteurs exquises, soleil haut, vif, ciel radieux. Et puis ce paysage, splendide, libérateur. Cette mer entre aperçue l’espace d’un instant, ces collines aussi, si justement décrites par Pagnol ou dévoilées par Cézanne.

 

Depuis la préparation de ce départ j’avais pourtant senti une certaine appréhension se glisser en moi. Ce sentiment était nouveau, pourquoi à mon âge devais-je être angoissée à l’idée de faire ce que je faisais depuis des années ? Je n’y avais pas vraiment prêté attention, me laissant vaquer aux occupations diverses qui précèdent un départ. Mon état oscillait malgré tout entre une jubilation profonde et une nostalgie inexpliquée.

J’avalais les kilomètres et me perdais dans des pensées floues, comme si je mettais tout en œuvre pour repousser le moment où j’allais vraiment gagner la Côte. Je me décidai alors à faire une petite pause pour reprendre un peu mes esprits et ne pas risquer d’être imprudente ou déconcentrée sur la route.

 

Clignotant, changement de file, je sortis de l’autoroute.

 

Cette pause me fit du bien. Je sortis prendre l’air, marcher un peu. J’avais roulé sur une petite route me détournant peu à peu de mon itinéraire. Je me trouvais maintenant en pleine nature. Il faisait vraiment beau. Je découvris un environnement alors inconnu. Incroyable me disais-je, j’avais passé des années à rouler à quelques centaines de mètres d’ici sans m’arrêter. Me contentant de longer cette autoroute, je n’avais jamais réellement songé aux autres itinéraires possibles et si proches pourtant. Je marchais au milieu de ce paysage magnifique. Je le découvrais et avais le sentiment d’en saisir tous les détails. Je m’attachais à observer les moindres petits recoins de cette nature verdoyante. J’écoutais et sentais tout ce qui m’entourait. Comme si mes sens, jusque là inexplorés, se réveillaient subitement.

Je me laissai aller ainsi pendant de longues minutes. Après ces quelques instants de répit, je me décidai à regagner la voiture. Cette promenade inattendue m’avait fait du bien. Je repartis, remplie de ces odeurs, de ces images, de mes envies aussi.

A peine repartie, je me décidai à ne pas rejoindre l’autoroute. Elle était ennuyeuse finalement. Sans âme. J’allais longer quelques temps cette petite route discrète et sauvage. Cela prendrait plus de temps mais peu m’importait. La musique ne tournait plus. Je préférais écouter le silence, la quiétude me gagnait. J’aperçus mon reflet dans le rétroviseur. Vieille. Vieillie. Vieille ou vieillie, je ne savais plus. En quelques instants le temps avait pris une toute autre dimension. Rester sur la route. Prendre le temps. Ne plus avaler les kilomètres. Prendre le temps. Réfléchir. Vivre. Gagner du temps. Profiter. Apprécier. Exister. Choisir mon temps. J’étais seule sur une route déserte.

 Je me sentais perdue, mais libérée aussi. L’angoisse qui me traversait depuis quelques jours laissait maintenant place à une autre sensation, toute aussi  étrange mais différente ; sensation enfantine, infantile même. J’avais le sentiment d’être devenue une autre depuis ce matin, depuis que j’avais quitté la maison, depuis que j’avais quitté l’autoroute. Mon cœur battait, mes jambes tremblaient. Mes pensées s’accéléraient comme la voiture ralentissait, le temps ne comptait plus soudain, ou peut être prenait-il toute son importance au contraire. Je n’avais de cesse de regarder autour de moi et décryptais tant de choses. Ne pas y retourner. J’interprétais à présent chaque élément de cette nature comme un indice me laissant ici, seule, libre.

 

Et tout devint clair. Rester sur cette route, suivre mon chemin, que se passait-il à présent? Demi tour ? Changement de direction ? Sortie de route ? Ces mots revenaient en moi, sans cesse. Partir. Vivre. Marcher. Temps. Saisir. Saisir le temps. Profiter. Rêver. Partir. Choisir. Choisir sa voie. Enfin.

Je n’irais pas plus loin. Je saisissais enfin ce qu’il se passait. Je réapprenais à être moi. Vivre. J’avais passé des années à me voiler la face, à être bien dans une vie sans en être ni la responsable ni la maîtresse. Sans même me poser la question. Trente ans. Trente ans à vivre pour le bonheur, la liberté de Paul. Aimer si fort à m’oublier, à oublier d’être moi. Je ne le rejoindrais pas cette fois. Longtemps j’avais fait rêver mon entourage avec cette vie de voyages.  Quelle chance avais-je, pensait-on. Il partait en mer, dès que je le pouvais je le rejoignais. Je ressentais à présent cette liberté comme un poids. Car elle n’en était pas une, je ne l’avais pas choisie. J’avais juste choisi de l’aimer et de partager ses rêves. La femme de navigateur était lassée de cette vie, pourtant rêvée par tant d’autres. Voilà ce qu’on allait penser. Peu m’importait. La petite route se déroulait toujours devant moi. Je ne savais absolument plus où j’étais. Cela me rendait légère et heureuse.

 

Dernières hésitations. Je me décidai à contacter Paul.

 

Je trouvai une vieille cabine téléphonique comme il y en a peu aujourd’hui, à larges touches et pièces. J’en insérai quelques unes. La sonnerie retentit, par chance, le téléphone était allumé. De sa petite voix il décrocha :

 

« C’est moi. Je suis sur la route, je ne sais pas où. Je me suis perdue. »

Je le sentais rassuré de m’entendre, sa voix était douce. Il était heureux que j’arrive.

 

 « Je ne viens plus. »

Je prononçai cette phrase comme on donne une gifle, sans réfléchir.

 

Il me questionne, s’affole, me questionne encore. Sa voix vacille.

         « Surprenant…je comprends pas…stupide » dit-il.

         « Je ne veux plus venir, ne pas te suivre, partir, je ne veux plus venir », je bredouille d’une voix fébrile.

                  Il me questionne encore.

         « Je n’ai jamais vraiment aimé tout ça. Juste toi. Juste pour toi Paul »

         Silence.

         « Je ne veux pas vivre ça encore une fois. J’ai toujours respecté mais là je ne veux plus faire comme si je partageais tout. Je n’ai jamais vraiment aimé ça. Je ne veux plus. » Ces mots reviennent, incessants, incompréhensibles.

 

 

         Je parlai ainsi pendant quelques minutes, deux ou trois peut être, je n’avais plus aucune notion. Cela parut être une éternité. Plus je lui dévoilais ces sentiments confus, plus je me sentais légère. Je ne voulais pas le quitter. Je voulais juste qu’il me suive, pour la première fois, qu’il partage mes désirs, qu’il mette de côté ses passions pour vivre les miennes, aussi simples ou ordinaires soient elles. Accepterait-il, pour une fois ? Je l’ignorais et ne me posais réellement la question. Peut-être faudrait-il du temps.

 

Mais je ne regretterais rien, j’étais libre.

 

                                                                          

 

 

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