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Tant qu'il y aura des femmes

                                                                                                              par Bruno Baudu

 

Wheeler Air Field tôt le matin du 14 octobre. La grande base américaine vibre de l'agitation des grands départs. Au mess des pilotes, les uniformes blancs de l'Aéronavale tranchent avec la couleur brune des tenues de l'US Air Force. Assis autour d'une table, trois jeunes enseignes de vaisseau discutent vivement de leur prochain embarquement. Le moment de vérité des premiers appontages en mer est programmé pour le lendemain. Le porte-avions, "ENTERPRISE"  quitte le port de Pearl Harbour dans la matinée et ils doivent avoir rejoint leur navire d'ici une heure.

Alan Welsh et Steve Taylor ont la haute stature et le visage épanoui des texans gavés de T-bones-steaks, de bières et de certitudes patriotiques. Ils dominent de plus d'une tête leur troisième compagnon, un jeune homme blond au visage hâlé dont les yeux bleus brillent d'une farouche détermination. Bertrand aborde à l'épaule gauche, un écusson bleu marine sur lequel l'inscription "France Libre" est brodée en fil d'or. Au contraire des autres officiers, la présence du pilote français en ces lieux n'est pas le fait d'une envie d'exotisme mais bien le fruit d'un ardent désir de combat. Son pays est envahi depuis plus de 16 mois. Son père, le général de brigade Olivier Thierry d'Argenlieu a trouvé la mort à la tête de ses troupes le 18 mai 1940 à Gouy dans l'Aisne et c'est grâce à l'appui d'un oncle, Haut Commissaire de France pour le Pacifique qu'il a pu rejoindre l'US Navy dans l'espoir de participer aux combats de libération de son pays.

- Et toi, d'Argenlieu, tu ne dis rien ! Que t'inspire l'idée de poser un Wildcat de plus de trois tonnes sur une piste de 200 mètres de long qui bouge dans tous les sens ? Reprend Alan.

- D'autres l'ont fait avant nous. Nous avons été formés à ce type d'exercice, ce n'est pas un problème. De plus, même si j'arrive de Tahiti, je suis originaire d'un coin de France, la Bretagne où tous les hommes ont la mer dans les yeux, dans la tête et dans le sang. Je sais que l'Aéronavale est pour moi le moyen le plus sûr de servir mon pays.

A une table voisine, d'autres officiers discutent vivement de décollages, d'appontages et même d'amerrissages. Comme chez tous les pilotes du monde, chaque explication est agrémentée d'amples gestes où l'agitation des mains illustre les postures de l'appareil piloté. Dans une de ces envolées, le lieutenant Whiterman heurte vivement le dos de la serveuse indigène affectée au service du petit déjeuner. Surprise et déséquilibrée, la jeune asiatique tombe brutalement en jurant tandis que son plateau chargé de vaisselle se répand bruyamment sur le parquet du mess.

Bertrand est stupéfié par l'interjection lâchée par la serveuse. Ce juron qui fit la renommée du vicomte Pierre de Cambronne suscite immédiatement sa curiosité.

- Etes vous française Mademoiselle ? Interroge le jeune homme tout en aidant la jeune femme à se relever.

- Indochinoise Monsieur, du royaume d'Annam.

- Et c'est donc au Viêt-Nam que vous avez acquis toutes les subtilités de notre belle langue ? Reprend Bertrand tout d'abord amusé de la gêne visible de la jeune fille.

- J'ai étudié le français au pensionnat des sœurs de la Divine Providence de Hué. Mais je suis un peu confuse d'avoir retenu ce vocabulaire.

- La confusion vous va très bien mademoiselle...

- Vinh, je m'appelle My-Lai Vinh et je travaille sur cette base en tant qu'auxiliaire féminine depuis un an.

- Enchanté mademoiselle Vinh. Je me nomme Bertrand Thierry d'Argenlieu. Je suis pilote dans ce qui va devenir l'Aéronavale Française Libre. Veuillez excuser l'enthousiasme et la volubilité de mes camarades du squadron FV-4B. Nous venons de terminer notre formation à terre et nous embarquons bientôt afin d'effectuer notre stage de qualification sur porte avions.

Entre les deux jeunes gens, un immédiat courant de sympathie circule dès ces premiers instants. Puis My-Lai remarque chez son interlocuteur, les traits bronzés, encore enfantins, éclairés d'un regard bleu à la fois si doux et si triste. Bertrand découvre l'ovale parfait du visage de la jeune femme, les grands yeux sombres, la longue natte brune et les courbes pleines d'une silhouette que l'uniforme brun ne peut totalement gommer.

- Pour combien de temps embarquez-vous Monsieur Thierry d'Argenlieu ?

- Je vous en prie, appelez-moi Bertrand. Ne sommes nous pas deux compatriotes exilés chez les Anglo-Saxons ! Nous partons pour six semaines. La flotte doit être revenue pour le premier dimanche de décembre. J'aimerais beaucoup vous revoir à mon retour My-Lai.

- Si vous le souhaitez vraiment Bertrand. Je serai de service au mess toute la première semaine de décembre. Au revoir et bonne chance pour vos exercices à la mer.

 

***

 

Les six semaines suivantes sont pour le jeune officier français, une longue succession de travail intense et de douce rêverie. Au fil des heures de vol, il apprend à maîtriser les 1200 CV de son chasseur. Il apprivoise la difficile technique de l'appontage sur une piste mouvante et glissante, de jour comme de nuit. Le reste du temps, allongé sur sa couchette dans l'étroite cabine qu'il partage avec Alan Welsh, Bertrand, songe au tendre visage de My-Lai. Ses oreilles résonnent encore du délicieux accent indochinois et son cerveau est encore troublé par l'odeur de vanille exhalée par la jeune femme.

 

***

Le jeudi 4 décembre, en fin de matinée, le volcan de Diamond-Head est enfin en vue et dés 15 heures, tous les marins de l'escadre peuvent admirer la splendide plage de Waikiki. Bertrand Thierry d'Argenlieu a parfaitement passé toutes les difficiles épreuves de la qualification "porte-avions". A peine débarqué, il rejoint le premier camion à destination de Wheeler Air Field . A l'entrée de la base, un message de My-Lai l'attend au poste de garde. La jeune femme est injustement accusée d'avoir subtilisé la recette du week-end dernier dans la caisse du bar. Elle se trouve détenue à la prison du camp militaire depuis lundi. Sommé par Bertrand de lui fournir des explications sur cet emprisonnement, le capitaine Stevens, officier en charge de la sécurité, est contraint d'avouer au jeune homme que la serveuse est inculpée de vol, sur le seul témoignage d'un mécanicien dont elle aurait refusé les avances. Il autorise donc le pilote à visiter son amie indochinoise en cellule.

- Je suis tellement heureux de vous revoir My-Lai !

- J'ai honte Bertrand de vous rencontrer dans de telles conditions. Je vous assure que je suis innocente de ce larcin. Je vous en prie, il faut absolument que vous me sortiez de cet endroit sordide !

- N'ayez crainte, je m'occupe de vous sur-le-champ.

Il ne faut à Bertrand qu'une heure pour obtenir un entretien avec l'amiral Stark. La discussion avec le commandant de la marine à Pearl Harbour est âpre et tendue. L'officier supérieur supporte mal l'intervention de son jeune subalterne. Mais les charges pesant sur My-Lai sont faibles. De plus, la libération de la jeune ressortissante française est réclamée par le neveu de l'amiral Georges Thierry d'Argenlieu, Haut Commissaire représentant la France Libre pour la zone Pacifique. Finalement, de guerre lasse, l'amiral accorde la remise en liberté de l'auxiliaire féminine. Fou de joie, Bertrand s'empresse de rejoindre la base pour y faire libérer My-Lai.

- Je vous remercie du fond du cœur Bertrand, vous ne pouvez savoir le service que vous me rendez ! J'ai désormais une dette à votre égard.

- Et je compte sur vous pour vous acquitter de cette obligation en acceptant une invitation à dîner ce week-end...

- D'accord pour samedi prochain. Venez me chercher vers 19 heures à l'entrée du quartier des femmes.

A l'heure dite, Bertrand attend My-Lai, impeccablement sanglé dans son uniforme de sortie flambant neuf. Elle apparaît bientôt, vêtue du costume traditionnel vietnamien. La longue jupe fourreau noire est associée à un corsage très moulant de couleur rouge, fermé sur le devant par une ligne serrée de boutons en argent. Une longue bande de tissu de couleur safran souligne la fine la taille de la jeune femme.

-. Mon ami Alan me prête sa voiture pour la soirée, désirez-vous que nous dînions à Honolulu ?

- Je pense que comme pour chaque retour de l'escadre, la ville va être survoltée. Je connais un restaurant typiquement hawaiien au nord de l'île, si cela vous tente ? .

- Alors allons-y !

Arrivés à l'auberge située au bord de la plage de Haleiwa, les deux jeunes gens peuvent enfin faire plus ample connaissance. Entre deux bouchées de porc sauvage accompagné de riz cuit dans des feuilles de taro, Bertrand et My-Lai se racontent leurs existences encore courtes mais déjà si tourmentées. Elle, fille de paysan indochinois, a été élevée chez les sœurs puis placée comme servante dans une plantation d'hévéas tenue par un fermier australien. Lui, issu d'une grande famille de serviteur de la République, a passé toute son enfance en Polynésie Française où son père était administrateur avant sa mobilisation dés l'automne 1939.

- Cessons d'évoquer ce passé Bertrand, allons plutôt nous promener sur cette plage.

La nuit est tombée depuis longtemps. La lune fait scintiller les eaux claires et chaudes du Pacifique et les quelques punchs ingurgités au cours du repas laissent bientôt les inhibitions loin des carcans infligés par une stricte éducation catholique. D'un geste très naturel, la jeune femme déboutonne la chemise de Bertrand pour déposer sur sa poitrine de rapides baisers. En réponse, l'officier entreprend de défaire patiemment les boutons argentés du corsage de My-Lai. Bertrand découvre avec ravissement le corps souple et fin de la jeune annamite. Celle-ci s'amuse du bronzage pittoresque laissé par le port de la tenue coloniale chez l'officier. La nuit est déjà bien avancée quand les deux amants, repus l'un de l'autre finissent par s'endormir.

Une légère brise de mer réveille Bertrand. La plage est déserte et seules les traces de leurs corps sur le sable peuvent encore témoigner de la chaleur de leurs ébats. En endossant son uniforme pour partir à la recherche de son amante, Bertrand remarque la lettre glissée dans la poche de sa veste. Inquiet, il découvre cette étrange confession

   

Mon très cher Bertrand 

Sans doute allez-vous être cruellement déçu par ma faute. La petite indochinoise a succombé aux charmes du jeune officier français et elle s'est donnée à lui. Les sœurs de la Divine Providence dans ma bonne ville de Hué condamneraient cette attitude à votre égard mais je vous devais tant et vous sembliez tellement épris...

A ma très grande honte, je dois vous avouer que ma fuite n'a pas été causée par notre aventure mais qu'elle est la conséquence d'un forfait bien plus grave.

En effet, même si ma mère est vietnamienne, mon père possède la nationalité japonaise et c'est à l'occasion d'un voyage dans son pays natal que mon frère et ma toute jeune sœur ont été retenus en otage par les services secrets impériaux. Connaissant ma parfaite maîtrise de la langue anglaise, ils m'ont contraint à infiltrer une base militaire américaine en prévision d'une action d'envergure. Depuis plus d'un an que je travail à Wheeler Air Field, j'ai été amenée à fournir de nombreux renseignements sur les mouvements de la flotte US.

Ce matin, à 5 heures, alors que vous dormiez encore, enivré de ce qui restera notre seule nuit d'amour, un sous-marin de poche est venu m'exfiltrer.

Merci encore de m'avoir sorti des griffes de la Military Police. Sans vous ni l'intervention décisive de votre oncle, le Haut Commissaire de France pour le Pacifique, je n'aurais pu mener à bien ma mission et mon frère et ma sœur auraient alors été en grand danger.

Je ne vous remercierai jamais assez...

J'étais dans une telle impasse avant votre intervention.

Je pense que nous n'aurons plus de contacts, cela est sans doute mieux pour nous...

 Votre souvenir me suivra toute ma vie

 Votre dévouée My Lai V.

 Abasourdi, honteux, humilié, le jeune homme reste prostré là sur le sable. Un vrombissement familier lui fait lever la tête. Six monomoteurs plongent vers lui en file indienne. L'enseigne de vaisseau  Bertrand Thierry d'Argenlieu a juste le temps de s'étonner des étranges cocardes rouges sur fond blanc qui ornent les appareils avant que les premières rafales le clouent au sol. Il est 7h 57, le dimanche 7 décembre 1941, le Japon vient d’attaquer les États-Unis d'Amérique.

 

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