Retour à l'accueil Retour au concours 2005
Les autres nouvelles 2005 Lire les avis des lecteurs
Tant qu'il y aura des femmes
par Bruno Baudu
Wheeler
Air Field tôt
le matin du 14 octobre. La grande base américaine vibre de l'agitation des
grands départs. Au mess des pilotes, les uniformes blancs de l'Aéronavale
tranchent avec la couleur brune des tenues de l'US Air Force. Assis autour d'une
table, trois jeunes enseignes de vaisseau discutent vivement de leur prochain
embarquement. Le moment de vérité des premiers appontages en mer est programmé
pour le lendemain. Le porte-avions, "ENTERPRISE"
quitte le port de Pearl Harbour dans la matinée et ils doivent avoir
rejoint leur navire d'ici une heure.
Alan Welsh
et Steve Taylor ont la haute stature et le visage épanoui des texans gavés de T-bones-steaks,
de bières et de certitudes patriotiques. Ils dominent de plus d'une tête leur
troisième compagnon, un jeune homme blond au visage hâlé dont les yeux bleus
brillent d'une farouche détermination. Bertrand aborde à l'épaule gauche, un
écusson bleu marine sur lequel l'inscription "France Libre" est brodée
en fil d'or. Au contraire des autres officiers, la présence du pilote français
en ces lieux n'est pas le fait d'une envie d'exotisme mais bien le fruit d'un
ardent désir de combat. Son pays est envahi depuis plus de 16 mois. Son père,
le général de brigade Olivier
Thierry
d'Argenlieu
a trouvé la mort à la tête de ses
troupes le 18
mai 1940 à Gouy dans l'Aisne et c'est grâce à l'appui d'un oncle, Haut
Commissaire de France pour le Pacifique qu'il a pu rejoindre l'US Navy dans
l'espoir de participer aux combats de libération de son pays.
- Et toi, d'Argenlieu,
tu ne dis rien ! Que t'inspire l'idée de poser un Wildcat de plus de trois
tonnes sur une piste de 200 mètres de long qui bouge dans tous les sens ?
Reprend Alan.
- D'autres
l'ont fait avant nous. Nous avons été formés à ce type d'exercice, ce n'est
pas un problème. De plus, même si j'arrive de Tahiti, je suis originaire d'un
coin de France, la Bretagne où tous les hommes ont la mer dans les yeux, dans
la tête et dans le sang. Je sais que l'Aéronavale est pour moi le moyen le
plus sûr de servir mon pays.
A une table
voisine, d'autres officiers discutent vivement de décollages, d'appontages et même
d'amerrissages. Comme chez tous les pilotes du monde, chaque explication est agrémentée
d'amples gestes où l'agitation des mains illustre les postures de l'appareil
piloté. Dans une de ces envolées, le lieutenant Whiterman heurte vivement le
dos de la serveuse indigène affectée au service du petit déjeuner. Surprise
et déséquilibrée, la jeune asiatique tombe brutalement en jurant tandis que
son plateau chargé de vaisselle se répand bruyamment sur le parquet du mess.
Bertrand
est stupéfié par l'interjection lâchée par la serveuse. Ce juron qui fit la
renommée du vicomte Pierre de Cambronne suscite immédiatement sa curiosité.
- Etes vous
française Mademoiselle ? Interroge le jeune homme tout en aidant la jeune femme
à se relever.
-
Indochinoise Monsieur, du royaume d'Annam.
-
Et c'est donc au Viêt-Nam que vous avez acquis toutes les subtilités de notre
belle langue ? Reprend Bertrand tout d'abord amusé de la gêne visible de la
jeune fille.
-
J'ai étudié le français au pensionnat des sœurs de la Divine Providence de
Hué. Mais je suis un peu confuse d'avoir retenu ce vocabulaire.
-
La confusion vous va très bien mademoiselle...
-
Vinh, je m'appelle My-Lai Vinh et je travaille sur cette base en tant
qu'auxiliaire féminine depuis un an.
-
Enchanté mademoiselle Vinh. Je me nomme Bertrand Thierry
d'Argenlieu. Je suis pilote dans ce qui va devenir l'Aéronavale Française
Libre. Veuillez excuser l'enthousiasme et la volubilité de mes camarades du
squadron FV-4B. Nous venons de terminer notre formation à terre et nous
embarquons bientôt afin d'effectuer notre stage de qualification sur porte
avions.
Entre les deux jeunes gens, un immédiat
courant de sympathie circule dès ces premiers instants. Puis My-Lai remarque
chez son interlocuteur, les traits bronzés, encore enfantins, éclairés d'un
regard bleu à la fois si doux et si triste. Bertrand découvre l'ovale parfait
du visage de la jeune femme, les grands yeux sombres, la longue natte brune et
les courbes pleines d'une silhouette que l'uniforme brun ne peut totalement
gommer.
-
Pour combien de temps embarquez-vous Monsieur Thierry
d'Argenlieu ?
-
Je vous en prie, appelez-moi Bertrand. Ne sommes nous pas deux compatriotes exilés
chez les Anglo-Saxons ! Nous partons pour six semaines. La flotte doit être
revenue pour le premier dimanche de décembre. J'aimerais beaucoup vous revoir
à mon retour My-Lai.
***
Les six
semaines suivantes sont pour le jeune officier français, une longue succession
de travail intense et de douce rêverie. Au fil des heures de vol, il apprend à
maîtriser les 1200 CV de son chasseur. Il apprivoise la difficile technique de
l'appontage sur une piste mouvante et glissante, de jour comme de nuit. Le reste
du temps, allongé sur sa couchette dans l'étroite cabine qu'il partage avec
Alan Welsh, Bertrand, songe au tendre visage de My-Lai. Ses oreilles résonnent
encore du délicieux accent indochinois et son cerveau est encore troublé par
l'odeur de vanille exhalée par la jeune femme.
***
Le
jeudi 4 décembre, en fin de matinée, le volcan de Diamond-Head est enfin en
vue et dés 15 heures, tous les marins de l'escadre peuvent admirer la splendide
plage de Waikiki. Bertrand Thierry d'Argenlieu a parfaitement passé toutes les
difficiles épreuves de la qualification "porte-avions". A peine débarqué,
il rejoint le premier camion à destination de Wheeler
Air Field . A l'entrée de la base,
un message de My-Lai l'attend au poste de garde. La jeune femme est injustement
accusée d'avoir subtilisé la recette du week-end dernier dans la caisse du
bar. Elle se trouve détenue à la prison du camp militaire depuis lundi. Sommé
par Bertrand de lui fournir des explications sur cet emprisonnement, le
capitaine Stevens, officier en charge de la sécurité, est contraint d'avouer
au jeune homme que la serveuse est inculpée de vol, sur le seul témoignage
d'un mécanicien dont elle aurait refusé les avances. Il autorise donc le
pilote à visiter son amie indochinoise en cellule.
-
Je suis tellement heureux de vous revoir My-Lai !
-
J'ai honte Bertrand de vous rencontrer dans de telles conditions. Je vous assure
que je suis innocente de ce larcin. Je vous en prie, il faut absolument que vous
me sortiez de cet endroit sordide !
-
N'ayez crainte, je m'occupe de vous sur-le-champ.
Il
ne faut à Bertrand qu'une heure pour obtenir un entretien avec l'amiral Stark.
La discussion avec le commandant de la marine à Pearl Harbour est âpre et
tendue. L'officier supérieur supporte mal l'intervention de son jeune
subalterne. Mais les charges pesant sur My-Lai sont faibles. De plus, la libération
de la jeune ressortissante française est réclamée par le neveu de l'amiral
Georges Thierry d'Argenlieu,
Haut Commissaire représentant la France Libre pour la zone Pacifique.
Finalement, de guerre lasse, l'amiral accorde la remise en liberté de
l'auxiliaire féminine. Fou de joie, Bertrand s'empresse de rejoindre la base
pour y faire libérer My-Lai.
- Je vous
remercie du fond du cœur Bertrand, vous ne pouvez savoir le service que vous me
rendez ! J'ai désormais une dette à votre égard.
-
Et je compte sur vous pour vous acquitter de cette obligation en acceptant une
invitation à dîner ce week-end...
-
D'accord pour samedi prochain. Venez me chercher vers 19 heures à l'entrée du
quartier des femmes.
A l'heure
dite, Bertrand attend My-Lai, impeccablement sanglé dans son uniforme de sortie
flambant neuf. Elle apparaît bientôt, vêtue du costume traditionnel
vietnamien. La longue jupe fourreau noire est associée à un corsage très
moulant de couleur rouge, fermé sur le devant par une ligne serrée de boutons
en argent. Une longue bande de tissu de couleur safran souligne la fine la
taille de la jeune femme.
-. Mon ami
Alan me prête sa voiture pour la soirée, désirez-vous que nous dînions à
Honolulu ?
- Je pense
que comme pour chaque retour de l'escadre, la ville va être survoltée. Je
connais un restaurant typiquement hawaiien au nord de l'île, si cela vous tente
? .
- Alors
allons-y !
Arrivés à
l'auberge située au bord de la plage de Haleiwa, les deux jeunes gens peuvent
enfin faire plus ample connaissance. Entre deux bouchées de porc sauvage
accompagné de riz cuit dans des feuilles de taro, Bertrand et My-Lai se
racontent leurs existences encore courtes mais déjà si tourmentées. Elle,
fille de paysan indochinois, a été élevée chez les sœurs puis placée comme
servante dans une plantation d'hévéas tenue par un fermier australien. Lui,
issu d'une grande famille de serviteur de la République, a passé toute son
enfance en Polynésie Française où son père était administrateur avant sa
mobilisation dés l'automne 1939.
-
Cessons d'évoquer ce passé Bertrand, allons plutôt nous promener sur cette
plage.
La nuit est
tombée depuis longtemps. La lune fait scintiller les eaux claires et chaudes du
Pacifique et les quelques punchs ingurgités au cours du repas laissent bientôt
les inhibitions loin des carcans infligés par une stricte éducation
catholique. D'un geste très naturel, la jeune femme déboutonne la chemise de
Bertrand pour déposer sur sa poitrine de rapides baisers. En réponse,
l'officier entreprend de défaire patiemment les boutons argentés du corsage de
My-Lai. Bertrand découvre avec ravissement le corps souple et fin de la jeune
annamite. Celle-ci s'amuse du bronzage pittoresque laissé par le port de la
tenue coloniale chez l'officier. La nuit est déjà bien avancée quand les deux
amants, repus l'un de l'autre finissent par s'endormir.
Une légère
brise de mer réveille Bertrand. La plage est déserte et seules les traces de
leurs corps sur le sable peuvent encore témoigner de la chaleur de leurs ébats.
En endossant son uniforme pour partir à la recherche de son amante, Bertrand
remarque la lettre glissée dans la poche de sa veste. Inquiet, il découvre
cette étrange confession
Mon très
cher Bertrand
Sans doute
allez-vous être cruellement déçu par ma faute. La petite indochinoise a
succombé aux charmes du jeune officier français et elle s'est donnée à lui.
Les sœurs de la Divine Providence dans ma bonne ville de Hué condamneraient
cette attitude à votre égard mais je vous devais tant et vous sembliez
tellement épris...
A ma très
grande honte, je dois vous avouer que ma fuite n'a pas été causée par notre
aventure mais qu'elle est la conséquence d'un forfait bien plus grave.
En effet, même
si ma mère est vietnamienne, mon père possède la nationalité japonaise et
c'est à l'occasion d'un voyage dans son pays natal que mon frère et ma toute
jeune sœur ont été retenus en otage par les services secrets impériaux.
Connaissant ma parfaite maîtrise de la langue anglaise, ils m'ont contraint à
infiltrer une base militaire américaine en prévision d'une action d'envergure.
Depuis plus d'un an que je travail à Wheeler Air Field, j'ai été amenée
à fournir de nombreux renseignements sur les mouvements de la flotte US.
Ce matin,
à 5 heures, alors que vous dormiez encore, enivré de ce qui restera notre
seule nuit d'amour, un sous-marin de poche est venu m'exfiltrer.
Merci
encore de m'avoir sorti des griffes de la Military Police. Sans vous ni
l'intervention décisive de votre oncle, le Haut Commissaire de France pour le
Pacifique, je n'aurais pu mener à bien ma mission et mon frère et ma sœur
auraient alors été en grand danger.
Je ne vous
remercierai jamais assez...
J'étais
dans une telle impasse avant votre intervention.
Je pense
que nous n'aurons plus de contacts, cela est sans doute mieux pour nous...
Retour à l'accueil Retour au concours 2005
Les autres nouvelles 2005 Lire les avis des lecteurs