"La chute"
par Francine Khan
Retour concours 2004 (voir aussi dans "Aux frontières du concours")
Les autres nouvelles 2004 (lire les avis des lecteurs)
Tôt
le matin, ils étaient partis de la station pour cette randonnée de trois jours
dans le massif de l’Oisans. Un peu par hasard. Un guide rencontré dans le
chalet associatif, où ils séjournaient une semaine, sympathique, ouvert, un
gars du coin qui leur avait proposé au bar, le soir, cette sortie en montagne
pour le lendemain.
-
Pas très difficile, vous verrez, avec un petit groupe « d’amis clients »
que je connais depuis longtemps ! rien à voir avec la piste mécanique et
balisée pour les paysages et les sensations…vous êtes dans la vraie
montagne…et si vous êtes capable de descendre des « rouges », pas
de souci vous ne devriez pas avoir de problème…ajouta-t-il en voyant le
visage incrédule de la jeune femme.
Son compagnon avait accepté, d’emblée. Elle,
plus réticente: mal équipée, plus inquiète aussi, un niveau de ski
incertain, de plus, elle serait la seule femme au milieu d’un groupe de six
hommes. Elle avait fini par accepter, convaincue à la fois par la gentillesse
du guide, son côté sérieux et rassurant, et la tentation de vivre une petite
aventure sortant de l’ordinaire.
Le
soir, couchée dans le lit superposé en bois, au-dessus de son ami, tous feux
éteints dans le refuge, juste la lueur du poêle au ras du sol, elle savourait
sa première journée. Les épicéas accrochés aux rochers qui surgissent dès
que les derniers lambeaux de brouillard aspirés par le soleil s’effilent, les
traces d’animaux imprimés dans la neige, maintenant cachés, et qui les ont
précédés au petit jour. Et cette neige pure, ouatée, assourdissant tout
bruit cette quiétude si particulière là-haut. La dense limpidité du ciel.
Leur colonne s’étire, se ramasse selon les
reliefs. Les corniches bordent les gouffres dissimulés par l’épaisse couche
feutrée, toute la palette des blancs et des bleus réfléchis par le soleil. Le
guide devant, ouvrant la marche, souple, léger, précis, bonnet rouge dont le
pompon blanc s’agite au rythme de son mouvement. Lors des descentes elle
s’efforce, poids sur l’arrière des skis, de rester debout, elle l’entend :
-
Moins raide, allez, plie-toi, amortis, amortis, lève un ski sur le virage, allège,
allè-è-ge !
Elle s’enfonce inexorablement, cette poudreuse
c’est du beurre qui s’insinue partout, refroidit le cou, coule entre les
omoplates dès qu’elle s’aplatit face contre terre. Se relever, chausser à
nouveau sur un faux plat, -encore faut-il le trouver-, se battre avec la pointe
du bâton pour récurer la neige tassée sous la semelle. S’épuiser, s’y
reprendre, regarder les autres s’éloigner, s’activer, remettre le gant
mouillé qui commence à raidir…
-
Pas fait
pour moi, ce genre d’équipée…rien à prouver…tu crois qu’il y’en a
un qui m’attendrait. « L’ assureur » si prompt à me coller aux
skis pour discourir sur lui-même, il file… tenir son rang, bomber le torse,
vanter les qualités de son matériel sophistiqué flambant neuf…là, il s’y
entend, mais pour la solidarité, zéro !
Épuisée elle finit par les rejoindre, se faufile
sans chuter devant lui. Petit à petit, il se tarit, son bavardage incessant
faiblit, pour se muer en un halètement qu’il essaie de masquer. Elle, s’économise,
silencieuse, tout appliquée à ne pas être la dernière. Elle ne veut plus
l'entendre, lui répondre, ni perdre Alain, le guide, de vue. Goûter encore du
paysage, s’y plonger sans être crispée sur ses planches. De temps à autre
lors des pauses, elle acquiesce à ses affirmations péremptoires d’un air
stupide. Tenter de le décourager. Ailleurs, dans un autre cadre, il verrait cet
esbroufeur, elle lui aurait rabattu son caquet, lui aurait décoché ses quatre
vérités…sur Sa voiture, Ses enfants, Sa maison, Sa femme, Ses voyages, Son
agence…, maintenant, bouche ouverte, il ronfle « l’assureur » à
l’autre bout de la pièce !
Peu
à peu, elle sent la chaleur du duvet en plumes l’engourdir. Elle tend sa main
au-dessus du linteau, son compagnon lui effleure la main de la sienne.
-Bonne
nuit !
-Toi
aussi ma chérie, pas trop épuisée ?
-Fatiguée
mais contente, si ce n’est ce phraseur d’assureur, il gâche le paysage !
L’as-tu entendu ? Demain tu prends ma place, je me mets au milieu…
-D’accord !
d’accord, on ne s’énerve surtout pas ! Dors bien !
-Il
a raison comme souvent, se dit-elle, allez, dormir…
Elle étire les jambes, les courbatures s’atténuent,
pense à son petit Pablo, trois ans resté là-bas avec ses parents.
-Il
me manque, mon petit bonhomme ! mais rien à regretter, avec lui nous
n’aurions pas pu la faire, cette balade !
Elle se retourne encore, se replie en fœtus, se
tasse, s’endort rassasiée, apaisée, fourbue.
Dès
sept heures ils sont dehors, sac à dos rempli de nourriture, de matériel de
survie et de vêtements chauds. La couverture d’aluminium placée sur le
dessus, comme l’a recommandé Alain, sans oublier les fruits secs dans les
poches latérales à portée de gants. Marcher, glisser rester dans la trace de
l’autre, dépasser les cabanes de bergers, maisons de nains, serrées les unes
près des autres, enfouies dans la neige jusqu’aux toits. L’été, là, de
l’herbe drue pousse, à peine imaginable dans ce décor !
L’équipée les contourne en dérapage avec ce
crissement particulier quand une plaque de glace vient à paraître.
-Vivre
là, avec quelques bêtes et un chien, faut avoir tué père et mère pour faire
ça, ou bien avoir quelque chose à se reprocher, tu ne crois pas ?
Rire appuyé, forcé de fond de gorge. Attention
bons mots !
Plus
haut encore, quelques chamois, oreilles dressées, s’agitent dans les
jumelles. A peine le temps de les surprendre, ils se sont enfuis sautant les
rochers. Si, pourtant, « l’assureur », en Laponie, des ours et des
cerfs, il en a vus, elle adresse un clin d’œil complice à son compagnon. Les
autres feignent n’avoir rien remarqué. Plus loin, minuscules petits points,
la vallée en contrebas, tenter de repérer les lieux connus. Reprendre le
chemin le long de la falaise, ne pas s’attarder pour gagner la prochaine étape,
« il est déjà neuf heures » nous dit Alain. Avant de regagner sa
place, quelques consignes :
-Restez
bien en file indienne, toujours derrière le même, on va rester sur la
corniche…ensuite on prendra le chemin à droite, sur une partie de la « rouge »,
skiez bien dans les traces, pas d’écart, la neige est très fraîche, pas
encore tassée !
Il glisse en première ligne dans un léger
balancement, sobre, élégant, prenant à peine appui sur ses bâtons.
Repartir après avoir ajusté les lunettes sous le
bonnet et l’écharpe sur la bouche. Le brouillard soudainement est tombé.
Elle distingue le bonnet rouge devant, et la tenue bleu marine
du coéquipier qui la précède, yeux rivés sur ses skis et sur la trace. Elle
s’applique. Le paysage a disparu, les bosses aussi. Aisance dans la glisse
moelleuse, au ventre une vague appréhension.
-
Alain sait ce qu’il fait, il est expérimenté. Il a pris la météo ce matin,
s’il avait le moindre doute, le moindre risque, nous serions restés au refuge !
Allez, file !
Elle ajuste son rythme sur son camarade de devant,
essaie de ne pas se crisper, aspire à larges goulées. La vallée s’est
enfouie dans le coton, peu de repères.
Soudain, alors que son regard suit la trace, tête
baissée, elle entend :
-
A …ATTENTION !
Alain crie, bâton pointé en direction d’un
vacarme assourdissant. Elle se retourne. Provenant de derrière une masse
informe, énorme dévale. Instinctivement elle essaie de se projeter sur le côté.
Trop tard, elle est emportée. Elle a vu Alain basculer, son coéquipier aussi.
Elle est aspirée à son tour. Elle tombe. Ses skis l’un après l’autre se
brisent puis se détachent. Sa tête cogne contre la paroi rocheuse. Bruits, déflagrations, fracas,
détonations….
-
Merde,
c’est une avalanche… tu n’étais
pas obligée de venir là…il faut toujours que tu fasses ta maligne…pas
concentrée…la faute à ce con aussi !…Mon petit Pablo orphelin, rien
prévu pour lui…on te voulait tellement…mon plus beau cadeau…ne plus
toucher tes boucles brunes, tes yeux noirs…à la maternité quand tu es sorti
le regard gêné de la sage-femme en regardant son père…mon petit mauricot…tes
doigts agrippés à mon index…Sais-tu, ma vieille, qu’en bas t’es finie…
trop bête, trop bête…mon Pablito ta mère ne t’as pas abandonné…
Sa tête résonne : chute, vacarme, brusques
accélérations, tantôt tête-bêche, tantôt à l’endroit, étourdissements,
et ce grondement qui enfle, enfle !
Là,
vingt à trente centimètres au-dessus d’elle, de la neige, elle s’en
extrait. Tout a disparu, enseveli, dissimulé. Pas rendue compte qu’elle était
débarquée, que tout s’était figé. Elle se tâte. Son pantalon est déchiré.
Franchement sur une droite. Juste sous les fesses, un coup de cares sans doute.
Puis, s’aperçoit qu’elle n’a plus de skis, plus de sac, plus de bonnet ni
de lunettes. Enfin, elle crie : « J’suis morte, j’suis morte ! »,
puis mains nues, gratte furieusement la neige tassée en boulettes compactes
dans la coulée pour retrouver les autres. Se calme. S'immobilise. Regarde à
droite, à gauche. A deux mètres, Alain gît sur le côté, blessé, skis
encore aux pieds. Il n’a pas desserré les fixations de ses skis. Ce sont ses
jambes qui sont brisées.
-
Une plaque-avant, une foutue plaque-avant ! Imprévisible ! J’te
jure !
Elle lève la tête. D’un œil, l’autre fermé
sans doute par les chocs, elle aperçoit trois formes humaines qui s’agitent
en haut, au bord de la corniche. Ils n’ont pas tous chutés. « L’assureur »
crie les mains en corne, ses bâtons accrochés aux poignets par les dragonnes,
tel un épouvantail :
-
Ohé, ohéé bou-geez pas, on arrive, sur tout ne bou-geez pas ! O-h-é !
Ses
longs appels résonnent dans la montagne. Dans ce cirque ouaté elle a peur que
l’écho rejaillisse sur les rochers et déclenche une seconde avalanche !
Retour concours 2004 Les autres nouvelles 2004 Retour à l'accueil