Les suppliciés par Jean-Pierre Gay |
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Ce soir, il pleut, v’là qu’on gratte à notre porte. Léonid,
veux-tu aller voir qui c’est ?
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Je m’empresse d’ouvrir l’oeil, Sveltana, attends-tu quelqu’un ?
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Mais, personne ! Pourquoi dis-tu cela ?
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Pour le simple plaisir de dire.
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Ah bon ! Ainsi trouves-tu du plaisir à parler !
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Je veux… De toute manière, il n’y a pas âme qui vive, foi de judas.
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Quel nom curieux, judas ! Pourquoi pas thomas ?
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Judas l’Iscariote. Il s’est bien fait mettre, celui-là. Il était
procédurier, méticuleux jusqu’au bout des ongles. Il tenait les cordons de
la bourse commune. Il avait tout ; comme chacun des apôtres, il partageait
la vie de Jésus, il pouvait faire des miracles. Pourquoi vouloir mieux que
mieux ? Eh bien, môssieur avait des doutes, il a voulu vérifier si
tout ce qui sortait de la bouche Divine était attesté par les Religieux
officiels, des hommes haut placés. « Mes-seigneurs du Sanhédrin, je vous
dis où est Jésus, questionnez-le et faites-moi savoir s’Il est bien Celui
qu’Il dit. »
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Les affaires privées sont trop sérieuses pour être confiées à des
chefs religieux !
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Tu l’as bien dit, Svelti ! Les grands prêtres ont roulé dans la
farine Judas et se sont empressés de se débarrasser de ce Messie encombrant, délinquant
parmi d’autres, pour qu’Il soit traité comme Il le mérite par la force
publique, les Romains.
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Les affaires de la cité sont trop sérieuses pour être confiées à des
chefs militaires !
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Encore un point pour toi, Sveltinouchka. Ainsi pourrait-on affirmer que
regarder à travers le judas, c’est regarder par le petit bout de la
lorgnette. Le champ de vision est extrêmement réduit. Nous croyons tout
embrasser du regard et pourtant ne s’offre à nos yeux qu’un couloir
inhospitalier. Un globe lumineux agressif nous en met plein l’oculus. On
distingue mal la porte des voisins/ voisines désespérément close, celle de
l’ascenseur est bloquée pour pas changer. Je ressens une impression
d’enfermement, car ce rai de lumière n’est même pas attirant, et le noir
du côté intérieur de la lourde, où je demeure, me plombe, on n’a qu’une
envie, irrépressible : ouvrir cette porte à toute volée, souhaiter
ardemment qu’une personne, petite ou grande, homme ou femme, (quelqu’un de
vivant), soit tapie derrière, non visible à travers le judas, cherchant
asile, lui ouvrir les bras. Exploser l’huis à toute berzingue, faire se
confondre cette blancheur sépulcrale du dehors avec cette noirceur d’encre,
tentaculaire, du dedans !
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Calmos, Léonidos ! Tu vas produire du gris en mélangeant ces deux
couleurs !
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Il domine déjà, masqué par la poudre brillante qui recouvre le béton,
matériau artificiel par excellence. Tout, à travers le judas, me donne la nausée.
- Tout doux, Léonidou, ne couverais-tu pas une maladie ? Ce judas te fait tourner de l’œil, tu as besoin de repos, tu devrais aller faire la sieste.
Un
peu plus tard :
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Ah, je vais mieux, ce sommeil rapide a été salutaire ; je me suis
enrichi de deux rêves dont je me souviens parfaitement.
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Tu as de la chance, je ne rêve jamais.
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Beaucoup de chance. Ecoute un peu, voici le premier :
« Mes
dix frères, ou plutôt mes demi-frères puisque nos mères sont les différentes
épouses de Jacob, campent sur la même position à mon égard. Rejet certain, dégoût
probable, révulsion possible. Jalousie serait un euphémisme. Ruben se démarque
peut-être un peu des autres. Bien qu’il me rejette de tout son corps ainsi
qu’ils le font tous comme un seul homme, une lueur parfois passe dans ses yeux
chassieux, comme s’il percevait quelque chose en moi qui m’appartient en
propre et qu’il ne lui vient pas à l’idée de m’enlever car il n’aurait
pas su quoi en faire. De tous mes faux frères, celui qui m’a le plus dans le
collimateur, mais alors grâve, c’est sans conteste l’inqualifiable Judas.
Pas une fois dans toute notre enfance commune, je n’ai pu trouver grâce à
ses yeux. « Je ne demande pas mieux que d’aller avec vous dans les
champs de notre père, mais toujours vous trouvez à redire à ma façon de
couper les gerbes de blé, et quand j’ouvre la bouche, pour apprécier votre
ouvrage, les mots que je vous adresse vous irrite, ou, à l’inverse, quand je
ne dis rien, tout imprégné de mes pensées, en poursuivant machinalement ma
besogne, vous stigmatisez mon silence, et me reprochez de faire le fier. Que
n’inventerais-je afin d’obtenir votre estime, ou au moins votre attention ?
Mes songes m’ont indiqué qu’un rôle important me sera échu pour la pérennité
de notre famille. J’accepterais n’importe quelle tâche subalterne pourvu
que vous me sortiez de ce puits asséché et délabré au fond duquel je
croupis. Isolé de mon père, coupé du monde, je m’accroche à ce rond de
lumière qui me parvient comme un souffle de vie par un petit trou dans le
couvercle de pierre de ma tombe. »
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Tout beau, Léonido, c’est un affreux rêve, mais ce n’est qu’un rêve !
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Affreusement beau : il s’agit d’une transposition du roman de
Thomas Mann Le jeune Joseph. Ce livre me hante. « Est-ce ma faute si je
parle au Très Haut dans mon sommeil ? Qu’y puis-je si dans mes songes
les anges s’invitent ? Cela justifie-t-il que vous me marchiez sur la
gueule ? »
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Paix, paix, Léo, mon amour, la terre tourne-t-elle aussi mal ?
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Pas tant que cela : Joseph aura le dernier mot. Moi, je m’en sors
moins bien car voici le dernier rêve tout aussi étrange.
« Quelle
est cette lumière artificielle qui sourd de l’orifice ? Ce n’est
certes pas le soleil, celui-ci je le connais, il a bercé ma naissance. Loin des
clartés diaphanes de mes rêves langoureux, ce blanc est aveuglant. Je commence
à comprendre que vous m’avez jeté dans ce cul de basse fosse avec une
mission déterminée, pour laquelle les volontaires ne se sont pas précipités.
Je suis pompier, Biélo-Russe, et je m’appelle Léonid Talyatnikov. Mes
concitoyens ont perdu le contrôle du réacteur numéro 4. Après l’excursion
atomique dans le ciel de l’Europe, le cœur s’enfonce en brûlant dans la
terre et va contaminer les nappes phréatiques. J’ai appris le protocole :
je dois obturer hermétiquement le passage avec l’azote liquide. J’ai peur,
je voulais vivre, c’est pour cela que je suis venu sur la terre, vivre, avant
de mourir trop tôt. Mais j’entends la supplication de mes semblables en
nombre infini comme neurones en crâne. Je désire aussi qu’ils vivent,
c’est ma mission, comme vous semblez me l’indiquer, mes chers frères. Ma
vie sera prolongée à travers les Judas. »
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C’est fini, Léo the last, réveille-toi, tu n’es pas supplicié, le
cauchemar est terminé.
- C’est vrai, tu as raison, Sveltana Alexievitch, tu as reçu les témoignages des suppliciés dans ton livre, tout est plié. Cependant je préfère retourner à mes rêves tant la réalité dépasse la fiction. Je ne suis jamais déçu de suivre mon inconscient, car il me mène toujours vers une issue favorable. La messe est dite. Il demeure pour moi le bonheur de l’avoir célébrée avec toi, à ma façon, belle, je l’espère, nouvelle, assurément.