4ème prix                           Vus du ciel  par  Rozenn Le Brun                                       4ème prix

                    

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                              Retour au concours 2007                                                                                                        

                                                                                                                                                                         

 

7h25, un rayon de soleil illumine la chambre en ce début du mois de septembre. Caroline s’éveille et s’étire longuement, elle parcourt le lit du bout des doigts et s’étonne : personne à portée de main, les draps sont même déjà froids. Perplexe, elle profite néanmoins de ces instants de solitude pour découvrir les lieux. Hier soir, la priorité était de savourer le corps de ce nouvel amant rencontré deux jours auparavant sur internet. Sa peau bronzée, douce et parfumée l’avait envoûtée une bonne partie de la nuit. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas ressenti de telles émotions. Elle a beau savoir ce type de rencontre le plus souvent sans lendemain, elle ne peut s’empêcher d’espérer. Bel homme, intelligent, bonne situation, partenaire agréable, ne pourrait-il pas être devenir plus qu’une aventure ?  Son regard parcourt la chambre : le mobilier est moderne, sobre, l’ensemble a l’air plutôt propre et ordonné... même sous le lit ! Il avait certainement prévu que la soirée se finirait ainsi et a dû prendre le temps de faire soigneusement le ménage afin de ne pas la faire fuir dès leur première nuit ! Soudain, un détail l’interpelle, elle se lève et écarte doucement la porte de l’armoire déjà entrouverte. Ce qu’elle y découvre la stupéfait : des dizaines de paires de chaussures de grandes marques cirées à la perfection, rangées avec soin ; une véritable exposition ! Serait-elle tombée sur un fétichiste ? Un bruit de pas résonne dans le couloir, elle se jette sous les draps. La porte s’ouvre doucement.

-         Bonjour ma puce, tu es réveillée ? Tu vas bien, tu as bien dormi ?

Peu habituée à tant d’attentions, Caroline rougit puis répond :

-         Oui, je vais très très bien, j’ai passé une super nuit !

-         Bien, bien, moi aussi...

François hésite puis se lance :

-         Euh, je peux faire tourner une machine à laver, ce n’est pas trop tôt ? Cela ne te dérange pas ?

Caroline, anéantie par cette question saugrenue bredouille :

-         Euh ,oui, oui, fais comme tu veux...

Fort de cette réponse, il s’en va, souriant, remplir sa mission hebdomadaire : lessive le samedi puis repassage le dimanche ! Caroline s’enfonce, désabusée, sous les couvertures. Vous avez déjà vu un homme qui range ses placards, se lève le week-end à 7h00 du matin pour faire tourner une machine à laver dont il connaît, de surcroît,  le fonctionnement ! Certes, il est célibataire mais tout de même. La propreté de cette chambre ne serait donc pas due à leur première nuit ? C’est un maniaque, un malade ! Elle aurait dû s’en douter, un beau trentenaire encore célibataire comporte forcément un vice caché ! Dommage, il avait pourtant tout de l’amant idéal jusqu’alors. Enfin,  pourquoi faut-il toujours qu’elle tombe sur des hommes à problèmes ! Malgré ces nouveaux éléments, elle hésite à quitter ce lit. Et si elle lui laissait une chance ? Elle se souvient des paroles d’une chanson entendue lors de leur première rencontre. Et si malgré tout, c’était lui l’imprévu tombé du ciel ? Bon, il est maniaque d’accord, mais après tout, elle aime l’ordre également. La porte de la chambre s’entrouvre à nouveau. François passe la tête :

-         Je vais à la boulangerie, tu as une préférence pour les viennoiseries ?

-         Euh, ben... des croissants, ça m’ira très bien, merci !

Bon, allez, c’est décidé, il mérite d’être essayé un peu plus longtemps ! Maniaque : oui mais également attentionné, un bon point !

François enfile une paire de Weston, ferme délicatement la porte d’entrée et appelle l’ascenseur. Dans l’appartement B104, Laure l’épie par le judas.

L’ascenseur arrive enfin. La porte s’ouvre, Olivier en sort.

-         Tiens, salut François, tu vas bien ?

-         Oui, le week-end commence bien et pas solitaire si tu vois ce que je veux dire !

-         Tant mieux pour toi. Chez moi, tu vois, c’est plutôt la soupe à la grimace ces temps-ci !

-         Courage, vous finirez bien par résoudre vos problèmes d’une manière ou d’une autre. Bon, je te laisse... le devoir m’appelle ! Je file à la boulangerie pour nous concocter un vrai petit déjeuner d’amoureux, tu devrais en faire autant !

-         Je ne crois pas que cela suffirait pour nous mais bon, je vais y penser pour demain. Allez, à plus !

Olivier s’approche de la porte d’entrée, cherche ses clés puis se retourne brusquement, il fixe la porte du B104. Est-elle là, le regarde-t-elle ? Il frapperait bien mais que lui dirait-il ? Des banalités certainement, il serait encore maladroit. Il trouve enfin ses clés et pénètre dans son appartement. Cécile est là, assise la tête entre les jambes. Elle le fixe du regard puis éclate de rage :

-         Où étais-tu encore ? Cela t’amuse de découcher sans me prévenir ? Je m’inquiète, je ne sais pas quoi dire aux enfants ! Tu es vraiment ignoble, tu ne te rends pas compte du mal que tu fais !

-         Rien, calme toi, ce n’est rien de grave. J’avais juste trop bu hier soir et  je suis resté dormir chez mes parents. Tu ne vas tout de même pas en faire une maladie. Je ne t’ai pas appelée, je ne voulais pas te réveiller. Bon, écoute, j’ai mal à la tête, je prends une aspirine, je vais me reposer !

Olivier se dirige vers la salle de bain. Il sait qu’elle va certainement pleurer mais il n’en peux plus de faire semblant. Il devrait lui dire mais n’y arrive pas. Comment annoncer à sa femme qu’on ne l’aime plus, qu’on ne la désire plus, qu’on en a marre de cette vie trop rangée, trop réglée. Cela manque de surprises, de désirs suscités et entretenus. Il sait qu’elle ne comprendrait pas et qu’elle l’empêcherait certainement de voir ses filles par la suite.  Il se prépare donc une dose de paracétamol, hésite puis tend la main vers la boite de tranquillisants. Un comprimé l’aiderait à trouver le sommeil à défaut d’une solution. Il entre dans la chambre et s’allonge sur le lit. Les murs tournent encore. Décidément, il a passé l’âge des soirées arrosées en boite de nuit mais elle y tenait tellement !

Cécile reste figée. Encore une fois, il a fui sans explications. Dormi chez ses parents, il la prend vraiment pour une imbécile ! Elle ne lui a jamais rien dit mais elle sait. Les coups de fils anonymes, les commandes étranges passées en son nom dans les magasins de la ville que les commerçants lui demandent de venir chercher. Elle a ainsi eu droit à un excellent livre sur l’éloge de l’infidélité ! Dans cette librairie, elle s’est même surprise à chercher Glenn Close derrière les rayons. Elle devient paranoïaque, obsédée par Elle. Mais, qui est-ce, Elle ? Est-elle blonde ou brune, petite ou grande, plus jeune, plus belle ? Des semaines, des mois que Cécile s’interroge. Elle aura mis du temps à ouvrir les yeux. Au début, elle a cru ses histoires de montre perdue, de vêtements oubliés, de soirées et de week-end de travail. Elle lui faisait totalement confiance, mariés devant Dieu pour la vie croyait-elle naïvement. Il était tellement préoccupé  ces jours derniers qu’il n’a même pas vu qu’elle avait déjà déménagé une partie de ses affaires. Aujourd’hui, elle se sent fière, elle est enfin prête à tourner la page, son nouvel appartement l’attend. Elle y sera seule avec leurs filles mais n’aura plus à se demander s’il rentrera le soir, s’il dormira dans son lit ou dans celui d’une autre. Elle se lève, attrape son sac, sa veste en jean puis sort sur le palier. Elle se dirige vers l’ascenseur en jetant toutefois un dernier regard vers le B104. Elle pourrait sonner, lui parler, surtout l’écouter mais elle ne s’en sent pas le courage, trop fragile aujourd’hui. Derrière cette porte, Laure l’observe, attend un geste, un pas, une parole puis devant l’absence, retourne à ses occupations ...

L'ascenseur s’ouvre sur François qui en sort les bras chargés de viennoiseries et d’un magnifique bouquets de roses. Cécile retrouve son humour légendaire et lui lance :

-         Oh merci François, tout ça pour moi, mais il ne fallait pas ! Enfin c’est tellement charmant de ta part, je te savais attentionné mais là tu me gâtes !

François reste sans voix... Voyant son embarras de jeune homme trop bien élevé, Cécile le rassure :

-         Je plaisante bien sur. Je présume que c’est adressé à la charmante jeune femme blonde que j’ai croisée hier !

-         Euh, oui, c’est ça, c’est pour Caroline... Euh, elle m’attend tu sais... Enfin, j’espère qu’elle est toujours là.

-         Allez, va la rejoindre et profitez bien de votre week-end. Les premiers moments sont toujours les meilleurs, crois-moi ! déclare-t-elle dans un grand sourire.

Puis, elle disparaît dans l’ascenseur.

François reste coi, quel tempérament cette Cécile, Olivier a bien de la chance. Il se dirige, très ému, vers son appartement. Il n’a rien osé dire à Caroline mais il est sous le charme. Il faudrait peu de chose pour qu’il tombe amoureux. Et si c’était prévu ? Il regarde brièvement la porte du B104, hésite, fait un pas vers elle puis se ravise. Non, trop de bonheur l’attend chez lui, il se sentirait mal à l’aise.

Laure l’observe puis retourne vers la cuisine. Elle se sert un troisième café, allume une énième cigarette. Elle ne les compte plus, elle ne dort plus, elle attend. Elle se plaît à épier par ce judas. Cela lui donne l’impression de vivre encore. Elle partage ainsi le quotidien et les petits bonheur de ses voisins à qui elle n’a plus parlé depuis bien longtemps. Parfois, elle se surprend même à sourire.

Soudain, un crissement indique une nouvelle ouverture des portes de l’ascenseur. Et si cette fois, c’était pour elle. Elle reprend donc sa position derrière le judas et observe. Non, ce n’est pas encore pour maintenant.

Léon, le septuagénaire de l’étage, entre dans son appartement précédé de son Carlin. Il a profité de la première sortie quotidienne de Monsieur Toutou pour acheter, comme à l’habitude, son journal, le pain ainsi que deux croissants. D’ailleurs, à la boulangerie, il a croisé son jeune voisin qui dévalisait l’étal. Il doit avoir des invités ce week-end.

Après plus de quinze années à la retraite, il connaît déjà le déroulement de cette journée, semaine ou week-end, pas de différence. Il va entrer dans la cuisine, y trouver Simone, son épouse, assise devant une tasse de thé à l’orange, absorbée par les informations d’Europe 1. Il a bien essayé de lui faire changer de station ou même d’éteindre mais c’est mission impossible. Écoute-t-elle réellement la radio ou est-ce seulement une compagnie ? Cinquante et un  ans de mariage ne lui ont pas permis de résoudre cette énigme ! Ensuite, ils se rendront ensemble au marché pour y effectuer quelques emplettes. Après déjeuner, si le temps le permet, ils iront se balader dans un des nombreux parcs de leur ville. Ce sera finalement la seule originalité de cette journée : quel parc vont-ils choisir ? Il sortira également Monsieur Toutou pour ses six autres promenades quotidiennes. Les habitants du quartier sont habitués à croiser ce vieux monsieur accompagné de son chien. Dans un bonjour accompagné d’un sourire, ils se demandent chaque jour, lequel des deux sort l’autre.

Léon s’installe à la table du petit déjeuner, dépose un croissant devant Simone. Celle-ci préoccupée par les dernières nouvelles murmure tout juste un merci. Il entreprend alors l’étude du visage de sa belle. Bien sur, elle a vieilli, les rides se sont récemment creusées mais il ne voit toujours que celle qui l’avait attiré lors des noces de leur ami commun en 1955. Pétillante et optimiste, il lui avait semblé ce jour là que la vie aux cotés de cette jeune femme ne pouvait être qu’heureuse. L’avenir allait conforter cette première impression. Ils se sont mariés peu de temps après et de cette union sont nés trois beaux enfants. Comme tout couple, ils se sont aimés, disputés mais toujours réconciliés. Une vie normale, quoi, pas comme les jeunes de maintenant. Simone et lui entendent bien, depuis plusieurs mois, les éclats de voix chez les jeunes parents d’à coté qui se terminent le plus souvent par des claquements de porte. Ils ont oublié ou ne connaissent pas les réconciliations sur l’oreiller. Léon devrait peut-être leur en souffler l’idée ! Et puis, il y a le jeune célibataire. Chez lui, ça défile, ça défile, un vrai Don Juan. Ces allers et venues ne déplaisent pas à Léon, il fait même de son mieux pour croiser ces jeunes prétendantes quitte à avancer les horaires de Monsieur Toutou... Toutes les femmes se penchent vers lui et dévoilent par la même occasion leurs trésors ! Ce jeune voisin a un goût certain et comme le dit si bien son ami Jean, ce n’est pas parce qu’on est au régime qu’on ne peut pas regarder le menu !

Et puis, il y a la mystérieuse habitante du B104...

Voilà maintenant un peu plus deux ans, un jeune couple a emménagé dans cet appartement ; elle, la trentaine, jolie brune aux cheveux mi-longs et aux yeux noisettes ; lui, grand et élancé, les cheveux châtains et apparemment un peu plus âgé. Ils ont toujours été très polis, très discrets, des voisins dont on ne se plaint pas mais avec qui on a peu de contacts. Quelques mois après leur installation, l’homme a disparu et n’a plus jamais été vu dans l’immeuble. A cette époque, Léon croisait encore occasionnellement la jeune femme. Les yeux baissés, gonflés de larmes, elle le saluait dans un souffle. Devant tant de mal-être, ni Simone, ni lui n’avaient osé engager la conversation. Ils la voyaient encore parfois en grande discussion avec le couple de jeunes parents ou Don Juan et ne s’en souciaient donc pas trop. Ces derniers mois, la situation avait cependant évolué, la jeune femme était devenue invisible. Volets fermés nuit et jour, les seuls signes de sa présence étaient désormais quelques bruits d’eau dans l’appartement et des effluves de tabac blonds sur le palier. Elle semblait être aux aguets et avoir organisé ses sorties de manière à ne rencontrer aucun des habitants de l’étage. Face à cette attitude insensée, Léon avait tenté de créer un contact à plusieurs reprises. Il avait sonné, entendu des bruits de pas derrière la porte mais personne n’avait ouvert. Il avait donc fini par renoncer et se rassurait en considérant qu’une jeune femme de cet age a forcément une famille et des amis. Il ne pouvait toutefois s'empêcher de ressentir de la peine lorsque accompagné de son Carlin, il passait devant la porte de cet appartement.

Laure a repris son poste et observe ce vieux monsieur suivi de son chien. Seconde promenade, il doit être 10h00, l’heure pour elle également de se préparer, elle se dirige donc vers la salle de bain. Devant le miroir, elle se cherche, elle ne se reconnaît plus, le teint blafard, les yeux rougis et gonflés, des cernes qui lui mangent le visage. Où est passée cette jolie jeune femme soucieuse de son apparence, celle qui voulait lui plaire. Elle ne le sait plus. Cela fait dix-huit mois que cela dure et empire chaque jour. Dix-huit mois qu’Adrien a quitté l’appartement. Elle n’arrive pas à s’y faire, elle se remémore sans cesse leur rencontre, jeunes étudiants, leurs dix-sept années de vie commune, leurs nombreux voyages à l’étranger, leur passion pour l’Italie. Ils avaient même pensé s’y installer il y a quelques années. Elle sait qu’elle ne revivra plus ces instants de bonheur, elle connaît l’issue, les médecins l’ont prévenue mais elle ne n’accepte pas. Pourquoi elle ? Qu’a-t-elle fait, qu’ont-ils fait pour mériter de telles souffrances ? Elle passe un pull noir, un jean et tente d’arranger ses cheveux devenus trop longs. Un trait de maquillage ? Pourquoi pas, c’est le week-end et puis elle doit faire comme si. Elle jette un dernier coup d’oeil dans l’appartement, raccroche le téléphone, attrape son paquet de cigarette puis vérifie par le judas que le palier est libre. Elle connaît les habitudes des habitants de son étage et a élaboré toute une stratégie pour ne plus les croiser. Elle ne supportait plus leurs regards entre peur et pitié, elle a découvert que la maladie effraie. Elle se sentait gênée par leur peine, pourtant elle aurait aimé leur parler parfois, mais quand ils venaient vers elle, elle fuyait, murée dans son silence. Elle sort donc rapidement de l’appartement, puis emprunte les escaliers menant au parking souterrain. Elle s’installe au volant de leur vieille voiture qu’elle ne peut se résoudre à changer. Dix-huit mois déjà qu’elle effectue quotidiennement ce trajet, celui qui la mène au centre anti-cancéreux où Adrien l’attend. Machinalement, elle fredonne, comme chaque jour, cette chanson d’Alain Chamfort :

« Vu du ciel

faut-il qu'on nous enlève
ceux qu'on aime, pour qu'on s'élève
avec eux vers l'essentiel ? »

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