"Balle Perdue"

                                                                                              par  Olivier Laporte

 

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Nous étions particulièrement éprouvés par l’effort que nous avions dû déployer pour réussir à vous disposer tous en bonne place. Tes voisins et toi aviez été invités à rester en des points très précis, parfois sans ménagements excessifs.

A la fin de la matinée du troisième jour, la tension était palpable, visible. L’espace destiné aux réunions de groupes vibrait de toute l’agitation qui avait résulté de notre volonté d’aboutir à un résultat concret, définitif.

Et tu as choisi de te venger des coups que tu venais de prendre sur la tête. C’était trop injuste !

L’ensemble composé de toiles, de mâts et de filins devait être inauguré le lendemain. Tes congénères avaient fini par accepter le rôle qui leur avait été assigné. Chacun restait en place, figé, comme dans un « garde à vous » impeccable, respectant les distances au centimètre près.

La tournée d’inspection commença. Chacun de tes homologues tenait sa fonction : garantir un alignement impeccable, pour une excellente apparence et une résistance sans faille.

Au passage de la Commission de contrôle, tu t’es révolté.

Certes, nous savions que l’humidité, la consistance des sols, leur granularité, l’état des surfaces en contact, étaient au nombre des éléments qui pouvaient intervenir sur l’adhérence entre les objets. Mais nous n’avions pas prévu que le passage d’un groupe de personne sur cette zone provoquerait autant de vibrations nuisibles à la cohérence de l’ensemble !

Profitant donc des vibrations de très basse fréquence entretenues par le passage des bipèdes composant la commission, tu t’es catapulté sur le premier venu…

Brusquement, la stupeur s’empare de la petite troupe des contrôleurs : un des leurs vient de tomber. Cet homme gît à terre, la moitié de son visage est déjà recouvert de sang. Son arcade sourcilière, ouverte, saigne abondamment. Personne n’a rien vu, rien entendu. Ton mouvement, extrêmement vif, n’a pas été perçu. Et nulle trace de ton acte, à part cette fente au dessus de cet œil, dans cette chair si bien irriguée que tous avaient l’impression que l’œil était atteint aussi, et de ce fait définitivement perdu.

Seul indice, à peine perceptible pour un œil (!) exercé : ta place dans l’alignement vaquait, libre de toute occupation. Tu avais disparu.

Immédiatement, le Président de la Commission décida de conduire le blessé à l’hôpital le plus proche afin de sauver ce qui pouvait l’être. Il faut dire que l’angoisse du blessé qui n’y voyait plus rien et qui se sentait se vider de son sang gagnait progressivement l’assistance. L’inquiétude se lisait sur tous les visages : personne n’avait perçu de mouvement pouvant être à l’origine de la blessure, ni aucun bruit, et aucun objet contendant, comme disent les policiers dans leurs rapports abscons, ne traînait dans les abords immédiats de la scène. De plus, toutes les personnes présentes sur le site étaient connues et respectées pour leur probité et leurs bonnes moeurs. Comment cette blessure avait-elle bien pu être infligée ? Et par qui ?

Profitant de ce que l’attention était portée ailleurs, tu t’étais éloigné d’une bonne trentaine de mètres des lieux de ton crime.

Les premiers instants d’émoi passés, nous avons cherché à comprendre : Qui avait bien pu faire ça ? Comment un individu avait-il pu viser de manière aussi précise un centre vital, ne le ratant que de quelques millimètres ? Quel objet ou projectile avait bien pu réaliser une blessure aussi nette ? Rien de visible, rien d’apparent dans les dix mètres à la ronde… Où se cachait l’auteur d’un geste aussi incompréhensible ? Pourquoi une telle violence à l’égard de ce membre de la Commission  ? Y avait-il à creuser dans cette direction ? L’acceptation ou le refus des travaux réalisés n’avaient pas une telle importance que cela justifiât l’agression manifeste d’un simple assistant de la Commission.

Pendant ce temps, tu assistais à l’enquête, tranquillement, comme planté au pied du chêne voisin, enfin libéré de toute contrainte.

Quelques heures plus tard, les accompagnateurs du blessé revinrent de l’hôpital avec des informations alarmantes : à quelques millimètres près, leur collègue aurait pu être tué ! Ils étaient partis en le laissant entre les mains des médecins qui ne pouvaient pas encore se prononcer sur les séquelles éventuelles –donc très probables ?- qui pourraient résulter de l’attentat.

Tout heureux d’avoir réussi au delà de toute espérance, tu regardais les figures décomposées de ceux qui avaient participé à ton asservissement.

Une chance extraordinaire sauva et la vue et la vie du blessé, puisque ni l’œil ni aucun des multiples centres vitaux de l’homme n’avaient été touchés. Il en serait quitte pour une cicatrice longue de trois centimètres, perpendiculaire à la ligne des sourcils. Mais la médecine se perdait en conjectures sur l’objet qui avait pu servir à porter le coup : quelques traces de terre, deux ou trois grains de sable se trouvaient encore collés sur la plaie malgré le flux sanguin. Un élément microscopique extrêmement dur  -métallique semblait-il- avait été envoyé pour expertise au laboratoire régional afin de déterminer sa provenance possible.

Par ailleurs, l’orientation de la coupure, à 45° par rapport à la verticale laissa le monde médical dubitatif : l’angle de la trajectoire de l’objet tranchant pouvait faire penser à une blessure portée lors d’un corps à corps. Or, personne n’avait approché la victime, de l’avis unanime.

Tu ne pouvais être au courant, bien sûr, de toutes ces informations pas plus que des réflexions des thérapeutes. Et tu pensais avoir réussi un crime parfait : pas d’arme découverte sur les lieux, pas de mobile apparent, aucune supposition permettant de s’orienter vers un début de piste pouvant mener jusqu’à toi…

Recousu, rassuré, revigoré, le blessé revint sur les lieux en fin d’après midi. Les enquêteurs s’enquirent de sa santé, du traitement qu’il avait subi, et se félicitèrent de ce que les séquelles seraient relativement légères. A son grand étonnement, aucune piste sérieuse n’avait encore été décelée pour trouver son agresseur : c’était à n’y rien comprendre ! N’eût été la balafre dont il était affublé, l’événement aurait très bien pu ne pas avoir lieu… Du travail de pro, à n’en point douter !

En le voyant réapparaître, tu fus quelque peu surpris : quasiment indemne, malgré l’attaque portée ! Le crime était seulement « presque » un crime – fallait-il tout recommencer ?

Le mystère restait entier. Seul, le rescapé refit le tour des installations. Et découvrit un indice qui le laissa rêveur : ton absence ! Comment ta disparition avait-elle pu échapper à la vigilance de tout le groupe ? Peut être que dans l’urgence du moment –assurer le contrôle des installations- et devant l’aspect irréel de cette agression, les membres de la commission n’avaient-ils pas pris le temps nécessaire à une investigation poussée ?

Toujours est-il que faisant un effort de mémoire, il se rejoua la scène, retrouva sans mal l’endroit où il était tombé, fit quelques calculs rapides et se dirigea droit vers toi,semblant chercher quelque chose.

Jouant l’indifférence totale, tu ne bougeais pas. Quoique risquant d’être découvert d’un instant à l’autre, tu semblais attendre que quelqu’un te demandât de lui rendre service …

Arrivé à une dizaine de mètres de toi, il sembla dérouté, ne trouvant manifestement rien. Il ne t’avait pas encore vu car, immobile et habillé de couleur sombre, tu te confondais avec le chêne du pied duquel tu observais la scène. Il revint sur ses pas, repéra ta position initiale avec précision, puis partit demander de l’aide à ses homologues. Après quelques discussions et démonstrations, le groupe des contrôleurs de la Commission se déploya sur la zone et entreprit de ratisser tout le secteur. Et l’un d’eux finit par te découvrir, appelle le comme tu veux : le quasi-indemne, le miraculé, ta victime, autrement dit encore, ma pomme !

Après toutes ces années, et à l’occasion d’une rencontre avec une balle perdue, voilà ce que je voulais te dire :

« Mon cher piquet d’acier non chromé, tu as été conçu pour tenir tendue une bâche par l’intermédiaire d’un filin élastique. Lorsque la terre est dure, nous devons employer une masse, et te taper sur la tête afin de t’enfoncer dans le sol car, comme tes amis, tu as toujours refusé d’y pénétrer tout seul.

« Que ce traitement vous ait déplu, je le conçois aisément. Mais que tu te sois permis de sauter ainsi à la figure du premier venu n’était pas tolérable.

« A cette époque,ta réaction nous a beaucoup surpris. Sans un mot, sans aucune explication audible, tu avais réussi le tour de force de te faire entendre, de nous faire entendre votre mécontentement commun, le mécontentement de tous les piquets de la terre.

« Comme nous avions compris qu’un vent de rébellion soufflait dans votre groupe, nous avons déposé la bâche tendue. Tous les autres piquets ont été arrachés.

« Ton indiscipline n’aura pas servi la cause des piquets de tente : tous, vous avez rejoint la caisse de rangement, et tous, vous êtes retournés à la fonderie pour y être transformés en petits lingots cylindriques oblongs…

« Mais cette fois encore, petit bout de piquet d’acier recyclé en balle perdue, tu n’auras pas achevé ton œuvre de destruction : tu n’as fait qu’effleurer mon oreille avant de t’encastrer dans ce mur. Et je te laisserai ici. Il ne faudrait pas qu’un nouveau recyclage –en roue de voiture, en fourchette, en capsule de bouteille, ou en tout autre ustensile à usage à priori pacifique – ne te transforme en arme de destruction massive !

« Cela m’ennuierait que tu puisses achever une œuvre que tu as commencée voilà quelques temps déjà ! »

Sur ces paroles sans réplique, je laissais vivre un cloporte gris qui s’était mis en boule dans la demi pénombre d’un vieux mur. Je rejoignais mes assistants, tout de blanc vêtus.

Depuis quelques temps, ils me posaient cette lancinante question : « Et si vous disposiez de quelques minutes pour exprimer ce que vous n’avez pas osé lui dire..? »… J’ai fini par le leur écrire – Pourriez vous leur transmettre ces quelques feuillets, s’il vous plaît ?

 

 

 

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