Léo ou la conque d'éternité par Patrick Gaschet |
(Lire du même auteur : " Porte close" 5ème prix 2005)
D’abord
la femme aux cheveux bleus était une folle. Il s’en était tout de suite
rendu compte par cette insistance fébrile avec laquelle elle avait tenu à ce
qu’il s’emparât de l’objet, à ce qu’il le gardât bien en main pendant
tout le temps qu’allait durer la délicate opération, par ce qui passait dans
son œil, aussi, et qui aujourd’hui encore, le faisait frémir. Il avait peur,
bien qu’il n’osât se l’avouer. Il craignait cette femme, les regards
sournois qu’elle lui avait jetés ainsi que l’or faussement bleuté de sa
chevelure. Pour qui voulait-elle donc se faire passer ? Ne prétendait-elle
pas tout connaître de lui, de son présent, de son passé, de son futur ?
Elle était entrée presque par effraction dans sa vie, rencontre hasardeuse
dont il eût aimé faire l’économie. Mais voilà, il y avait eu cette pluie,
ce déluge d’eau dans le déluge des chagrins de ceux qui, chaque jour,
venaient à lui pour panser leurs plaies. « Qui êtes-vous ? »,
avait-elle demandé lorsqu’il eut baissé la vitre et avant même qu’il
n’eût le temps d’ouvrir la bouche. Et voilà qu’il était resté muet
devant cet être ruisselant qui, dès l’abord, se proposait d’inverser les rôles.
N’était-ce pas lui qui, d’ordinaire, posait
les questions ? Lui, le brillant
redresseur de torts de l’âme humaine, le penseur de peines, le réconciliateur
analytique, lui, l’éminent accoucheur de douleurs. « Vous voulez bien
me prendre ? », avait-elle poursuivi sans plus attendre de réponse
à sa première question. « Oui, bien sûr. », s’était-il
entendu répliquer. Puis ils avaient roulé pendant de longues minutes sous des
trombes d’eau dans un silence de tombe. Il n’osait pas la regarder, se
demandant si elle était jeune ou vieille et, n’ayant pu qu’entrevoir ses
traits battus par la pluie, si elle était belle ou non. La première pensée
qui lui vint fut l’équivoque de la question. Si les gens se rendaient compte
de ce qu’ils donnent à entendre, ils surveilleraient leur langage comme le
lait sur le feu. Avait-elle vraiment envie de se faire prendre ? Un petit
rire intérieur le secoua secrètement.
-Arthur,
Arthur, le sexe vous perdra !
Elle
avait lâché cette petite phrase en regardant droit devant elle, mannequin de
cire vers lequel il osa enfin tourner les yeux, interloqué par l’incroyable réplique
qui semblait tout droit surgir du néant et venait de faire dans sa vie intime
une brutale irruption. L’espace de quelques secondes, il connut ce sentiment
honteux d’avoir été démasqué dans une pratique coupable et il ne parvint
pas à savoir ce qui, au fond, le dérangeait le plus, de cette violente
intrusion, ou du fait qu’elle connût son prénom.
« Nous
sommes-nous déjà rencontrés ? », avait-il demandé.
Elle
n’avait pas bronché et il dut répéter
sa question, mais cette fois, la peur commençait à faire son petit commerce au
creux de son estomac. Il essaya d’appliquer ce qu’il préconisait à ses
patients et qu’il appelait la ruse du détachement, cet éloignement clinique
qui sauve de l’emprise des folles passions par le refroidissement analytique,
mais sa tentative ne trouva pas l’écho attendu. Il sentit la fébrilité
s’emparer insidieusement de son être et chercha au plus vite un moyen de
faire diversion. Il n’avait pas son pareil dans la pratique du masque et
mettait un point d’honneur à garder la face en toute circonstance.
-en
plus, le monsieur est un peu faussaire ! C’est pas bien, ça !
Cette
fois, elle accompagna sa réflexion d’un petit rire de gorge qui le paralysa.
Une troublante impression de « déjà entendu » lui traversa
l’esprit. Ce rire le renvoyait à quelque chose, mais à quoi ?
-Un
vague sentiment d’éternité, sans doute, mon cher Docteur. Aimez-vous l’éternité ?
Vous devez bien y penser un peu, comme ça, de temps à autre ?
Pourquoi
ne voulait-il pas répondre à cette impertinente ? Et puis d’abord, que
savait-elle de sa vie, de ses aspirations secrètes, de ses désirs profonds ?
Et que diable venait faire l’éternité au milieu de ce fatras d’idées
confuses ? L’éternité ! Rien que ça ! Parce que pour
l’heure, la seule chose qui durât vraiment, c’était la pluie, cette
furieuse hécatombe de gouttes qui venait s’écraser sur son pare-brise et lui
brouillait la vue ; une nuit dans la nuit, obscurité d’autant plus éternelle
qu’elle avait détaché son Ange Lugubre en émissaire dans sa voiture, à
lui. L’éternité, s’il devait y en avoir une, c’était bien plutôt elle,
cette espèce d’allumée qui avait la méchante manie de lire dans ses pensées,
cette indésirable présence qui ne semblait poursuivre qu’un seul but :
l’importuner. Une journée de chien décidément, bien mal commencée dès son
arrivée au cabinet ce matin avec la consultation de son répondeur. Tiens !
Qu’allait-elle pouvoir répondre à ça, Madame Irma ? Parce que là,
pour le coup, il y avait du mystère, un mystère épais comme le brouillard
d’eau qui s’abattait à l’instant sur le monde. Une belle petite énigme,
en vérité, de celles qui font la joie des détectives de tout poil. Que
pourrait-elle bien lui dire là-dessus ? Après tout, puisqu’elle
semblait vouloir s’immiscer de force et avec une perspicacité surprenante
dans une vie qui ne la concernait en rien, pourquoi refuserait- elle de
l’aider à y voir clair dans cette affaire ? Il la transportait
gratuitement. Ne lui devait-elle pas un petit écot ? Ne sachant comment
s’y prendre pour exposer sa requête , il décida de garder le silence :
avec un peu de chance, elle laisserait tomber entre eux une de ses petites
phrases agaçantes qui pourrait l’aiguiller un tant soit peu. Il attendit un
bref instant mais rien ne vint. Il sentait sa présence à ses côtés,
impassible, d’une obsédante fixité,
avait l’impression fort désagréable de véhiculer un cadavre fraîchement
embaumé et brûlait d’envie de poser sur elle un regard appuyé, un de ses
regards d’autorité par lesquels on démystifie l’imposture. Le ferait-il
que tout serait alors fini, il en était persuadé. Cependant, quelque chose en
lui n’osait pas. Une étrange peur, noire, glaçante, s’emparait de son être
à chaque fois qu’il tentait de maintenir fermement le cap sur sa résolution
secrète.
-regardez
la route, cher Arthur ! Vous ne voudriez tout de même pas que l’on
termine dans le faussé. Un accident à cet endroit, il faudrait peut-être
trois jours pour nous retrouver !
Il s’avisa du fait qu’elle n’avait pas tort. Depuis des kilomètres, ils roulaient sur une route sinueuse à l’excès qui avait pour nom le col des Portées et dont les rebords laissaient deviner de dangereux précipices prêts à emporter l’automobiliste imprudent. Un pesant silence s’installa entre eux, uniquement dérangé par le bruit infernal de la pluie déferlant sur la voiture et, au fur et à mesure qu’ils avançaient, l’ obscurité se fit plus dense. Leur progression s’en trouvait ralentie d’autant et chaque virage amorcé ne se négociait qu’au jugé. Il fallait prendre d’infinies précautions pour ne pas se retrouver projeté par dessus les bas-côtés et basculer dans le vide. Avait-elle peur ? se demanda-t-il. Car plus que tout, il restait stupéfait par l’attitude impavide de sa passagère. D’une inertie quasi- extatique, elle semblait figée en une espèce de transe méditative et il se figura un instant ses yeux vides d’une fixité maladive à l’image de ceux de Madame Dorbat, par exemple, dont la prise répétée d’anxiolytiques et autres calmants pétrifiait le regard dans un ailleurs empli de stupeur et d’incompréhension. Mais avec elle, pouvait-il y avoir d’autres recours que la chimie ? Avec elle comme avec tant d’autres d’ailleurs, et soudain la pensée traversa son esprit que tout le prestige dont on voulait l’auréoler n’était rien moins qu’exagéré, car au fond ( il venait d’en prendre conscience dans une fulgurance d’éclair pareille à celui qui, à l’instant, venait de transpercer la nuit d’une lueur éclatante) la liste de ceux qu’il ne parvenait pas à guérir était très largement supérieure à celles des patients qu’il avait su, pour partie, soulager de leurs maux. Il fut surpris par cette idée aussi nouvelle qu’inattendue dans un esprit positif comme le sien, lui qui n’avait pas l’habitude de s’embarrasser des doutes concernant sa pratique. Ne jouissait-il pas de la reconnaissance sans faille de ses pairs ? Alors, d’où lui était venu cette pensée saugrenue ?
-la
Sagesse à l’œuvre, Monsieur le Professeur.
-la
sagesse, mais pourquoi diable la sagesse ? La maladie mentale est affaire
de raison, si je puis dire, et sa guérison plus encore, c’est un fait établi.
-tiens !
Mais c’est qu’il parle, notre Grand Professeur ! Bravo, Arthur,
j’avais fini par croire que vous étiez muet.
Il
avait parlé, en effet. Il n’avait pas seulement parlé, il s’était emporté,
lui qui ne s’énervait jamais, il avait bondi comme un fauve à la gorge
d’une victime qui, ne consentant pas à mourir, avait habilement esquivé et
le narguait maintenant de plus belle.
-allez-vous
enfin me dire qui vous êtes et ce que vous me voulez ? avait-il hurlé en
immobilisant la voiture au beau
milieu de la chaussée.
-calmez-vous
mon cher Arthur, je ne vous veux que du bien. Enfin, disons que je ne vous veux
aucun mal, si vous préférez. Puisque vous semblez fatigué de conduire, nous
pourrions peut-être envisager un arrêt prolongé. Juste dans le prochain
tournant, vous trouverez le moyen de vous garer en toute sécurité. Un petit
point de vue avec un panorama remarquable. Encore que par ce temps…
-écoutez-moi,
j’ignore bien qui vous êtes, mais une chose est sûre…
-ta
ta ta ta ! Cher Docteur, ne savez-vous pas que la colère est mauvaise
conseillère ?
Ce
disant, elle venait de plonger son regard transparent dans celui du pauvre
Arthur, le laissant sans voix, blanc comme un linceul et comme subjugué par la
beauté souriante qui s’affichait désormais sur le visage de sa passagère.
Un frisson le parcourut dans lequel il reconnut, entremêlés en une danse
infernale, sa peur et son désir, peur de l’inconnu unie au désir de la chair
qui partout l’accompagnait et qu’il camouflait volontiers en pseudo-hédonisme.
Après tout, pensa-t-il, posséder, c’est tuer. Et n’est–elle pas jolie ?
-ne
vous méprenez-pas mon cher Arthur, je ne suis pas en train de vous proposer une
charmante partie de jambe en l’air,
mais alors pas du tout !
Elle
repartit de son rire cristallin. Vexé et penaud d’avoir été ainsi mis à
jour, il se contenta de lâcher un bougon : « inutile de s’arrêter,
j’ai encore beaucoup de route à faire !» tout en redémarrant
nerveusement la voiture.
-comme
vous voulez Arthur. Alors tant pis pour les mystères du répondeur !
C’est dommage, j’étais vraiment toute prête à vous aider, mais puisque
vous ne voulez rien entendre.
-que
savez-vous sur mon répondeur ?
il
venait à nouveau d’immobiliser la voiture par un
brusque coup de frein.
-holà !
Doucement, mon brave, vous allez finir par nous rendre malade !
une
fois encore, elle capta son regard, mais le sourire, sur son visage avait laissé
place à une gravité tout emprunte de douceur qui le désarma.
Au
moment où ils s’arrêtèrent sur le parking, Arthur constata que la pluie
avait cessé sans qu’il s’en rendit compte et qu’elle avait fait place à
un nuage de brume monté des profondeurs. L’obscurité s’était faite un peu
moins dense, de sorte que le regard reprenant quelque peu ses droits, se dévoilaient
à lui les ombres tourmentées de formes tout enveloppées de nuit et
d’humidité. Il eut l’idée de la désolation du monde et une profonde
tristesse s’empara de son être. Inexplicablement monta en lui une envie de
pleurer, et celui qui ne savait que faire couler les larmes salvatrices de ses
patients, malgré une résistance acharnée, ne put réprimer cet assaut de
chagrin. Il s’abattit sur le volant, cacha sa tête dans ses mains et se
perdit en gros sanglots sonores entrecoupés de reniflements enfantins. C’est
alors qu’elle posa sa main sur le sommet de son crâne et le caressa
doucement, un instant en silence, puis en déversant sur lui un flot de
consolations sur un ton de douceur et de fermeté maternelle.
-quelle
semaine Arthur ! Quelle dure semaine ! La semaine du répondeur, la
semaine sainte du répondeur, la tienne, en tout cas. As-tu remarqué combien tu
étais nerveux pendant toute cette semaine ? C’était un peu le travail
de la grâce, pas uniquement, bien sûr, car tu as beaucoup lutté, tu as
beaucoup refusé et tu vas continuer
à le faire encore longtemps. Mais qu’importe, ce n’est pas vraiment pour te
dire cela que je suis venue à toi. Non , ce n’est pas exactement pour
toi, non plus.
Elle
enleva sa main puis aida l’homme à se redresser. Quand ce fût fait, elle
glissa sa main dans son imperméable et en sortit un objet qui capta aussitôt
l’attention du docteur.
-qu’en
pense le collectionneur ?
-elle
est superbe, vraiment.
-elle
est pour toi, Arthur, mais à une condition.
-laquelle ?
balbutia-t-il.
Elle
leva l’objet au dessus de la tête d’Arthur.
-Que
représente cette conque, pour toi ?
-…je
ne sais pas…
-on
sait toujours quand on s’en donne la peine.
-…elle…elle
doit valoir une fortune.
-plus
encore que tu ne le penses. Elle est inestimable. Sais-tu pourquoi ?
-non,
j’imagine…
-n’imagine
rien, tu n’es pas assez doué pour ça. Prends cette conque et place-la au
creux de ton oreille droite. Qu’entends-tu ?
-j’entends
la mer, ou bien je crois l’entendre. C’est assez classique pour un
coquillage.
-ton
oreille droite dort. Maintenant, je te propose de répéter la même opération,
mais cette fois-ci, avec ton oreille gauche. Qu’entends-tu ?
-c’est
incroyable ! C’est vraiment incroyable !
-dis-moi
ce que tu entends.
-les
messages de mon répondeur.
-tous ?
-non,
seulement les bizarres.
-combien
en comptes-tu ?
-cinq,
je crois.
-cinq
messages, un pour chaque jour de la semaine et le week-end pour te reposer. La
semaine sainte du répondeur.
-mais
que signifie tout cela ?
-lundi,
9 heures, trois messages en attente, deux vides, le troisième : des
allumettes que l’on craque. Mardi, 9 heures, trois messages en attente,
deux vides, le troisième : un hall d’aéroport. Mercredi, 9 heures,
trois messages en attente, deux vides, le troisième : un jeu de clés
tournant dans une serrure. Jeudi, 9 heures, trois messages en attente, deux
vides, le troisième : un bruit de pompe qu’on actionne. Vendredi, 9
heures, trois messages en attente, deux vides, le troisième, un rire de femme.
Il t’a irrité ce rire, hein ? Qu’importe, tu n’as rien a voir là-dedans.
Ou bien disons que tu n’es pas directement impliqué. Non, ça ne te concerne
pas toi, mais ça concerne le petit Léo, tu sais ? le petit Léo
Saint-Clair.
L’image
du petit Léo dont il s’occupait sans succès depuis déjà quelques mois
traversa l’esprit du docteur. Un jeune autiste de la D.A.S.S. dont il ignorait
tout des parents et qui ne savait s’exprimer que par le dessin. Que venait
faire Léo dans cette affaire ?
-tu
viens d’entendre l’histoire de ses parents au creux de ton oreille. Tu ne
l’as pas comprise, mais lui la comprendra. Et tu as sa parole entre les mains,
acceptes-tu de la lui rendre ?
-oui,
bien sûr, mais comment.
-tu
vas commencer par suivre très précisément les indications que je te vais te
donner…
Assis à son bureau, le docteur Arthur
Remingger ruminait de sombres pensées. Comment avait-il pu à ce point
s’égarer auprès d’un être qui l’avait entraîné dans sa folie. Car
cette femme au cheveux bleus était complètement folle, cela ne faisait désormais
pour lui plus aucun doute. Il s’en voulait vraiment de sa stupide faiblesse,
de son manque de professionnalisme, de sa lâcheté. Au moins n’avait-il pas
tout perdu. La conque magnifique avait pris place sur son bureau. L’estimation
qu’il en faisait semblait prometteuse. Une pièce des plus rares,
incontestablement, et qu’il saurait habilement monnayer le moment venu. Pour
l’heure, elle trônait devant lui et il voyait dans la présence de ce trophée
à son cabinet comme une victoire sur sa crédulité. Une seule chose le
chagrinait, c’était que le petit Léo, dans toute son innocence fût mêlé
à tout ça. Devrait-il laisser l’objet en place quand il recevrait le gamin ?
Bien lui en pris de ne rien changer au décor. Lorsque le petit Léo découvrit
la conque, il se dirigea vers elle et, avant même que le docteur eût le temps
d’intervenir, il la porta à son oreille et écouta. Au bout de quelques
minutes, lorsque le docteur voulu récupérer son bien, le garçonnet refusa de
le lui rendre. Un sourire inhabituel illuminait son beau petit visage d’ange,
et regardant Arthur de toute la force de sa belle innocence, il prononça très
distinctement ces quelques mots : « elle est à Léo. La dame a dit :
elle est à Léo pour l’éternité. »