Le feu du tourment par Chrystelle Malosse |
"Un
jour comme les autres", c'est ce
que Luc se dit ce matin là, en se levant. Pour lui, ce jour sera le même
qu'hier, le même que demain. "Allez, un peu de courage, tu as
l'habitude.", se dit-il en avalant le reste de son café presque froid. Ce
jour-là, comme tous les jours, il attrape son manteau en vitesse, met le répondeur
en marche, ferme sa porte à clé et prend l'ascenseur pour descendre au garage.
"Aujourd'hui n'est pas le même jour que les autres: tu as la visite médicale,
c'est exactement la même que tous les ans mais au moins, ça casse la monotonie
du bureau pour une heure." Lui murmure une voix dans sa tête. Luc hausse
les épaules, de toute façon, c'est toujours la même chose, il n'est jamais
malade. Il arrive devant les bureaux de la société "Isatis", gare sa
Twingo, comme d'habitude, exactement à la même place. Arrivé au quatrième étage,
il se dirige vers son bureau, pose sont manteau, allume l'ordinateur et commence
à travailler en soupirant.
Luc Titon est un homme comme les autres, de vingt-huit ans, il est né
dans une famille située au "milieu" de ce qu'on lui a cité comme l'échelle
sociale. Il a suivi des études de comptable après le lycée, et aujourd'hui,
il exerce son métier pour le compte de la société "Isatis". Ce que
cette société représente exactement, il l'ignore, lui, il gère les comptes
et c'est tout ce qui lui importe. Pour lui, sa vie est monotone, il apprécie
son métier, sans plus. L'unique chose qu'il aime vraiment faire, c'est voyager.
Bientôt, il pourra partir pour New York, son rêve, il faut juste qu'il attende
la paye de son mois et il pourra enfin quitter son bureau pour dix jours.
"Luc, c'est à toi, ça fait cinq minutes qu'ils t'appellent.".
Luc émerge de son rêve sur la grande ville américaine."Bonjour",
dit-il simplement en s'asseyant devant le Docteur Moreau, qui, sans répondre,
lui tendit un flacon en disant simplement: "Vous savez ce que vous avez à
faire.". Oui, il sait, mais il préfère ne rien ajouter.
En
rentrant chez lui le soir même, Luc vérifia les messages sur son répondeur.
Il n'en a aucun. "Tu as l'habitude" se dit-il en esquissant un
sourire. Des nouilles chinoises devant la télévision, un repas du vendredi
soir... Mais pourquoi ressent-il une sorte de malaise? Sûrement à cause du
film: un remake de "Pearl Harbor" en plus réaliste. Il changea de chaîne
et n'y songea plus.
Le lendemain, en se levant, il avala un rapide petit-déjeuner et partit
faire du footing dans le parc situé à environ un kilomètre de chez lui. Il
courut pendant environ une heure. En rentrant chez lui, il s'étonna de ne pas
avoir repris son souffle aussi rapidement que d'habitude, "Tu manques sûrement
d'entraînement."Songea-t-il. Il vérifia son répondeur: "Bonjour,
vous avez deux messages, deux nouveaux messages.". Il s'étonna et appuya
sur le voyant rouge afin d'écouter ses messages. Le premier, il reconnut le numéro
de sa mère, il préféra donc ne pas l'écouter et de passer au suivant. Ce
qu'il entendit le laissa bouche bée. "Il doit y avoir une erreur, c'est
impossible.", et pourtant, il l'écouta trois fois de suite.
*Je suis absent pour l'instant, veuillez laisser un message, je vous
rappellerai*. Luc entendit à peine le message s'enregistrer en sortant de chez
lui, il ne l'écouta pas, il ferma la porte et partit. Où va-t-il? Il n'en a
aucune idée, il marche, il court presque, il veut se vider l'esprit. Il se met
à pleuvoir, violement, mais il continue à marcher devant lui, errant dans les
rues.
Lorsqu'il rentra enfin chez lui, trempé jusqu'aux os, il ne se déshabille
même pas, il tomba sur le canapé et s'endormit. Le lendemain, il réécouta le
message. "[...] Vous avez rendez-vous à quinze heures. ". A midi, il
ne put rien avaler. "Ne t'inquiètes pas, ce n'est sans doute rien.",
se dit-il pour essayer de se détendre. Mais rien n'y fit.
A quinze heures, il
fut au rendez-vous. Il attendit quarante minutes dans une salle aux murs blancs.
Les seuls objets murant la pièce étaient des chaises et une plante, un ficus.
"C'est à vous." Lui annonça-t-on. Il entra. Le médecin lui demanda
les renseignements d'usage comme "fumez-vous?", puis il lui fit faire
toutes sortes d'analyses: i lui pris le pouls et fit diverses radios. Lorsqu'il
eut fini, il dit simplement: "Nous aurons les résultats dans quarante-huit
heures, nous vous appellerons."
Pendant deux jours,
il se sentit angoissé, oubliant de manger, dormant peu, il arriva en retard à
son travail et ne remplit pas ses dossiers. Le mardi soir, en rentrant chez lui,
il vit le voyant du répondeur clignoter:"Vous avez deux messages, un
nouveau message.". Le premier il ne l'écouta pas, le connaissant déjà.
Le second lui annonça:"Nous avons reçu vos analyses, il serait bien que
vous veniez nous voir le plus rapidement possible.". Il appela immédiatement
le standard de la société "Isatis" pour prendre une journée de congé.
"De toute façon, ils me la devaient".
Le lendemain, il se
retrouva à nouveau dans la salle d'attente vide et froide. Lorsqu'il entra dans
le bureau du médecin, celui-ci, impassible, lui demanda de s'asseoir. "Je
serait bref avec vous, monsieur Titon, vous êtes malade: vous avez une tumeur cérébrale."
Luc resta abasourdit: "Mais comment une banale analyse d'urine
pourrait-elle vous amenez à me faire faire des tests révélant une tumeur cérébrale?".
"Lorsque vous êtes venus faire votre contrôle, nous ne pensions pas à
une tumeur mais à une maladie tout aussi grave. Les analyses pour trouver cette
maladie se sont avérées négatives. Par contre, nous avons détecté
cette...anomalie. Je suis désolé.". "Pas autant que moi!",
songea-t-il, ne parvenant pas à mettre de l'ordre dans ses idées.
Deux semaines passèrent,
interminables. La fin du mois arriva, sa paie aussi. Lorsqu'il la reçut, il
prit sa décision:"Je pars à New York, même si ce doit être la dernière
chose que je puisse faire.". Il envoya sa lettre de démission à
"Isatis", recevant la lettre de confirmation trois jours plus tard.
Une semaine plus
tard, Luc se tient debout dans l'aéroport, attendant la voix traversant le
haut-parleur et lui annonçant: "Le 747 en partance pour New York décollera
dans quinze minutes.". Il ne le ratera pas cet avion, il est venu
volontairement une heure à l'avance. Il attend toujours, excité, se sentant
comme un enfant à qui on offre le plus beau cadeau dont il puisse rêver.
Quelques minutes plus tard, il entend le crépitement du haut-parleur. Mais, que
se passe-t-il? Tout se met à tourner autour de lui."Sûrement à cause du
bruit.", se dit-il, en se dirigeant vers l'escalator. Mais l'aéroport,
tout autour de lui, tourne de plus en plus vite. Luc ferme les yeux pour
respirer. Il se sent attirer par une force à laquelle il ne peut pas résister.
"Où suis-je?
Que s'est-il passé?". Tout est blanc autour de lui."Je ne suis pas
dans l'avion alors où suis-je?".Il observe l'endroit où il se trouve, il
voit une table de chevet, quelques appareils et des murs immaculés. Il aperçoit,
à sa droite, une porte ouverte. Soudain, il réalise: Il est allongé sur un
lit d'hôpital. Quelques instants plus tard, il reçoit la visite d'un homme qui
se présente comme le Docteur Jumarg. "Docteur, que s'est-il passé? Je
suis à New York?". Le médecin lui lança un regard que Luc détesta tout
de suite: dans ce regard-là, il lut de la pitié."Monsieur Titon, vous
vous êtes évanouis au milieu de l'aéroport, vous n'êtes pas à New York, je
suis désolé, mais étant donné votre état de santé, vous ne pourrez pas
partir.". Luc essaya d'assimiler les paroles du médecin."Quand vous
dites que je ne pourrai pas partir...c'est uniquement pour cette
fois-ci, je peux reporter mon voyage, n'est-ce-pas?". En voyant le
regard du médecin, il comprit: New York, juste un rêve...
Après deux semaines
passées à l'hôpital, Luc put enfin rentrer chez lui. Son premier réflexe fut
de vérifier son répondeur. Il appuya sur le voyant rouge, celui-ci lui apparut
légèrement flou, il dut s'y reprendre à deux fois."Vous avez un nouveau
message.", reconnaissant le numéro de sa mère, il effaça le message et
appela cette dernière immédiatement pour la rassurer.
Plus le temps passe,
moins il a de forces. Luc est toujours autonome, mais pas pour tout. Pourtant,
il se refuse à prendre une assistante. Il déteste le monde extérieur, il ne
sort de chez lui que deux fois par semaine pour faire ses courses, et aller chez
le médecin (ça ne lui plait pas vraiment mais il y est tenu étant donné son
état). Il méprise particulièrement sa nouvelle voisine: C'est une jeune étudiante
d'une vingtaine d'année qui organise tous les samedi une soirée chez elle. Luc
la hait, non pas parce que le bruit de la musique le dérange, mais plutôt
parce qu'il l'entend rire. Son rire, cristallin, lui rappelle une époque lui
semblant lointaine...après tout, il y a quatre mois à peine...Mais il préfère
oublier cette époque, elle est à présent révolue pour lui. Depuis quelques
semaines, Luc effectue tous les jours un petit rituel qui semble superficiel,
mais qui seul le raccroche encore à la vie: à seize heures, il craque une
allumette. Il attend qu'elle se consume, qu'elle lui brûle les doigts. Il aime
les entendre crépiter, puis s'éteindre, car il a, depuis qu'il reste enfermé
chez lui, développé ses cinq sens, et plus particulièrement l'ouïe.
Ses parents ont
renoncé à lui téléphoner, et ses amis, après plusieurs tentatives
aboutissants à un échec, abandonnèrent également tout espoir de le faire
sortir ou de le voir ou de l'appeler. La seule chose qu'il reste à Luc, c'est
l'allumette qu'il craque à seize heures, ce rituel quotidien, qui le rattache
à la vie.
Aujourd'hui, Luc ne
se nourrit qu'avec les quelques conserves qu'il lui reste. Il est allongé sur
son lit toute la journée. Il est en phase terminale, il n'arrive plus à
penser, il oublie de s'occuper de lui. Dans trois jours, on vient le chercher
pour l'emmener à l'hôpital. Luc ne se lève plus que pour aller craquer son
allumette, tous les jours, et pourtant, il a de plus en plus de mal à les
atteindre sur l'étagère, et il doit s'y reprendre à plusieurs fois avant
d'arriver à les allumer, il en casse beaucoup. Heureusement pour lui, la dernière
fois qu'il est sorti pour faire ses courses, il en a acheté assez pour
alimenter en feu tout l'immeuble.
"Les infirmiers
arrivent demain", c'est la phrase qu'il garde en tête depuis qu'il s'est réveillé
ce matin. Mais pourtant, à seize heures, il se lève et se dirige vers la
cuisine. Comme d'habitude, il se heurte contre le buffet du hall d'entrée.
Lorsqu'il arrive enfin à attraper la boîte d'allumettes - trois fois, il s'est
emparé de la bougie désodorisante qui se trouve juste à côté- il sort une
allumette. Mais, avant de l'enflammer, il l'observe longuement. Son regard
parcourt la cuisine. Sa décision est prise.
Une heure plus tard,
les pompiers enfoncent sa porte, fermée à doubles tours. Une odeur de brûlé
a alerté les voisins. Luc est allongé sur le sol de la cuisine, mort, le corps
carbonisé. Après quelques vérifications, le chef des pompiers est formel: Luc
a ouvert le gaz et une étincelle a provoqué une explosion, c'est un suicide.
Ses hommes emmènent le corps, ils le transporteront à la morgue. Le chef des
pompiers jette un dernier coup d'œil dans cet appartement à présent vide. Il
aperçoit le répondeur, le chiffre un clignote sur le petit écran. Il hésite
puis appuie sur le voyant rouge:"Vous avez un nouveau message .....Luc, mon
chéri, c'est maman, appelle-moi avant de partir à l'hôpital s'il te plaît.
En attendant, repose-toi bien . »