"Entournures  

                                                                              ou Les Amazoriens"

                                                                                                                         par     Annie Montagnat et Mireille Chiron

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J’écris pour qu’on m’aime

Jean Genet

   

D’abord une bonne tasse de café, un bol plutôt. Plus que quelques heures avant que tout s’enclenche. Bon Dieu de vingt dieux, qu’est-ce qui m’a pris d’aller inventer des histoires pareilles ?

C’est à cause de cet instit’ de CM2… Monsieur Choupinet, c’est ça, qui disait que je pouvais faire croire n’importe quoi à n’importe qui avec une imagination comme la mienne. Effectivement le coup de la statue qui bouge le bras, et même la pie qui vole à reculons, ils sont tous tombés dans le panneau !

Même adulte, j’ai continué, et ils me croient encore ! L’année dernière, Florence ne s’est jamais doutée que j’étais l’auteur de la lettre qui lui a sauvé la mise. Et l’entrefilet sur la migration des ethnogènes bleus ! Ce n’était pourtant pas le premier avril ! C’était bien innocent et plutôt marrant, non ?

Ça devient nettement moins drôle quand l’enthousiasme de la France d’en bas se déchaîne. Tout d’un coup je me sens gêné aux entournures. Toutes ces lettres que Madame Sylvain me monte le matin, la bouche en cœur, comme si c’était le saint sacrement, au début c’était flatteur mais ça commence à devenir vraiment angoissant : les associations de protection de ci et de là, les enfants des écoles, les clubs du troisième âge, les scientifiques amateurs… quel con de m’être enferré ! Autographes, parrainages… ça va trop loin ! Comment me tirer de ce sac de nœuds ? 

C’est vrai que le montage est habile, et la bande son géante ! Et les paysages ! Et c’est tellement plausible ! Plus c’est gros, mieux ça passe.

Hier soir, en tout cas, j’aurais dû tenter quelque chose… l’occasion était belle et c’était peut-être la dernière. Il était encore temps de régler l’affaire en petit comité. Mais au lieu de ça, même sous le feu nourri des questions, j’ai encore réussi à inventer des détails supplémentaires (quel génie !). Ils étaient particulièrement inquisiteurs, tous mes chers collègues du Nouvel Explorateur, les filles émoustillées et les mecs un peu jaloux ; les faire marcher a toujours été mon petit plaisir, ma grande jouissance, ma nature a repris le dessus. De là à deviner qu’ils m’avaient proposé pour le prix Léonard, et que je serais pressenti !

Voilà, tout le monde y croit maintenant, même l’Académie des Sciences, grotesque ! Quand je pense au dernier article de la Gazette , "un génie, un nouveau Théodore Monod, le Darwin du XXI° siècle " ! Mais qu’est-ce qui leur prend d’attribuer un prix sans avoir vérifié la véracité de la chose ? C’est une faute de leur part, d’ailleurs. C’est plutôt drôle finalement d’avoir trompé ces vieux chnoques soi-disant spécialistes.

 

Cette grisaille, ce brouillard ! Ça m’aide pas vraiment, où est le sucre, bordel ? Ah ! sous le tas de lettres. 

 

Si tu veux t’en sortir la tête haute, mon vieux, tu dois cracher le morceau ce soir à ton public chéri avant que ce foutu jury ne vote pour toi. Après ce serait de l’escroquerie pure et simple, et là, mec, ce ne serait plus toi.

C’est pas la première fois que tu passes au 20 heures, tu le connais bien ce cravaté qui croit tout savoir, avec son ton patelin. Il va attaquer direct, il n’y a que trois minutes entre la guerre en Afghirac et le mondial de pétanque.

« Le bruit court que vous partez favori pour le prix Léonard dont le jury se réunit ce soir, pour votre fameux reportage sur les cynipidophages amazoriens, pouvez-vous nous en dire plus ? »

C’est là que tu dois tout de suite tout dire, dès la première phrase.

 

Galère ! qu’est-ce que je vais mettre ? Baroudeur ou premier de la classe ? Est-ce que je me rase ? Quel ton ?

 

Ambigu :

Je les ai inventés, mais qui est prêt à jurer qu’ils n’existent pas ?

Non, arrête de t’enfoncer !

 

Désinvolte, air faussement contrit, les yeux fixés sur la caméra :

Désolé mes amis, c’est un canular, je vous présente toutes mes excuses, gna gna gna…

Un peu faux jeton, non ?

 

Plus solennel :

Mesdames et Messieurs, je voudrais vous faire une déclaration difficile mais nécessaire, au sujet de ma prétendue découverte….

Non, trop froid.

 

Ou alors poète au grand cœur :

C’était un rêve d’enfant, j’ai voulu lui donner vie, alors j’ai imaginé… vous faire partager…

C’est peut-être un peu léger (bien que si vrai)… le grand couillon va-t-il comprendre, et mon public ne se sentira-t-il pas floué ? On ne pardonne pas à ceux qui vous ont fait rêver.

 

Démago :

Cher public, votre enthousiasme m’a toujours porté, je vous dois tout, et d’abord la vérité,

Pas mal ça ! Mais le bavard risque de me couper avec ses questions toutes préparées, je dois être plus percutant.

 

Franc et concis :

Les cynipidophages n’existent pas. Pardon, tout est faux.

C’est ça.

 

Sur le cul, l’autre ! Mais déjà frétillant intérieurement pour ce scoop ! Quoi qu’il en soit, ce soir c’est la curée et je tombe de mon piédestal, mais au moins de mon propre chef et avec quelque panache.

 

Damned, c’est l’heure ! Qu’est-ce que j’ai dit pour la cravate ?

"- Taxi ! Quai Kennedy, Maison de la Radio.

- Un temps bien de saison, n’est-ce pas M’sieur ?

- Mmmm ………. savez-vous que les cynipidophages amazoriens n’existent pas ?

- C’est la meilleure, ça ! je lis le journal tous les jours, moi, Monsieur, vous me prenez pour un analphabète ?" 

 

 

 

(lire les avis des lecteurs) 

 

 

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