"Paris – Marseille
ou Les yeux de Lola"
par Alice Frantz
C’est lui. Pas de doute. C’est lui… Mon cœur, ma voix, mon sang froid ont lâché prise ; déjà ils gisent à mes pieds qui sont comme cloués au sol. Mes tripes font des nœuds et ma bouche se dessèche. J’ai dix-huit ans de nouveau. Tous mes poils se hérissent et voilà que mon cœur, qui en toute vraisemblance a repris sa place initiale, se met à composer un rythme soutenu et syncopé.
Antoine.
Au-delà de la gravité de la situation, ma première réaction est celle-ci.
Celle d’une gamine de dix-huit ans assaillie par un amour fou qu’elle ne
comprend pas, une gamine qui perd pied face à l’abîme vertigineux de sa
propre passion.
Et puis la réalité du présent me ramène dans le TGV Paris - Marseille, en face de l’homme qui a changé ma vie sans même le savoir, considérant son visage tranquille. Il a peu changé, en somme. Dix ans ce n’est pas si long. Il a toujours ses grands yeux bruns et ses lèvres charnues, et il exhale toujours cette grâce naturelle, ce charme irrésistible mêlé de douceur, de mystère et d’intelligence. Il est vêtu simplement, d’un jean et d’un pull en laine beige, et il est plongé dans un roman dont le titre m’échappe. Vraisemblablement en vacances. Mais pourquoi est-il seul ? Peut-être rejoint-il sa famille ou ses amis pour Pâques, après quelques jours de travail supplémentaire à Paris… Ou peut-être habite-t-il lui aussi dans le sud ? Son visage et ses mains sont déjà bronzés en plein mois d’avril. Tout en l’observant, je remarque qu’il a pris de légères rides d’expression au coin des yeux, mais rien de déplaisant, non, au contraire… Sa beauté est intacte. Je ferme les yeux et essaie de retrouver les sensations lointaines qui s’y rattachent : son odeur, le son de sa voix, le grain de sa peau… Comme c’est loin tout ça ! Il me semble que des années-lumière me séparent de cette nuit tiède et parfumée où pour la première fois nos regards se sont croisés.
Tout
était si féerique que j’ai mis un bout de temps avant d’y croire vraiment.
Il y avait le ciel indigo de Barcelone, où dansaient les étoiles au son des
guitares endiablées, il y avait la mer et son chant calme et serein qui
glissait sur le sable… Il y avait aussi nos jeunesses impatientes, nos peaux
nues et hâlées par le soleil de juillet, et ce sentiment de joie et de liberté
que nous donnaient les vacances et la sangria bon marché. Quelques dizaines de
personnes dans une fiesta improvisée sur la plage, mes amies, ses copains, et
puis, soudain, nous.
Il a suffi d’un regard pour se deviner ; mes yeux ont plongé dans les siens et déjà nous ne faisions plus qu’un. Fusion de nos âmes, chimie inexplicable qui nous a menés tous les deux au bord de l’eau, à découvrir au fil des mots ce que nous savions déjà sans l’avoir formulé : nous étions faits l’un pour l’autre. C’est un cliché d’une rare outrecuidance, de se croire destiné à quelqu’un ; une fable de petite fille qui passe des heures à attendre son prince en méprisant le monde réel ; un mensonge éhonté teinté de romantisme à deux sous et de superstition. Pourtant, avec le recul plus encore qu’à l’époque, il me semble que c’est la vérité. Il était tout ce qu’il me fallait ; j’étais tout ce dont il avait besoin.
D’ailleurs,
ce même « destin » a voulu que nous habitions tous deux Paris, à
quelques kilomètres l’un de l’autre, et que nous puissions y prolonger
notre idylle. Ce fut un amour comme toutes les jeunes filles en rêvent. Paris
en été, les promenades dans les parcs, les terrasses ensoleillées, les soirées
à danser, et nous au milieu, ivres de bonheur. C’était comme une overdose de
tendresse, de baisers, de caresses, de mots doux et de sourires ; jamais je
n’avais ressenti une telle plénitude. Il y avait en moi une énergie
incroyable, une force nouvelle ; et, en même temps, cette immense
faiblesse qui m’envahissait lorsque, me couvrant de baisers, il répétait à
l’infini : « Je t’aime… ». Nous parlions pendant des
heures du sens de la vie, de l’espoir de l’humanité, de l’absurdité de
notre histoire…
Antoine était un
rêveur, un idéaliste. Je me souviens – aujourd’hui encore cela me
fait sourire – qu’il ne supportait pas que j’utilise ce genre de
qualificatifs à son égard. Car, s’il voulait changer le monde, sauver les
enfants de la misère et la nature de sa destruction prochaine, en aucun cas il
ne s’agissait là d’un rêve ou d’un idéal. C’était simplement son
projet de vie. Je n’ose imaginer mon air subjugué lorsque, aux premiers jours
de nos amours, il m’a annoncé qu’il voulait partir avec Greenpeace « chasser
les chasseurs de baleines ». Et ce n’était là que l’un de ses
nombreux projets. Sa foi m’émouvait. Plus encore, elle m’imposait le
respect. J’avais à peine dix-huit ans, et déjà j’étais pleine de rancœur
et de désillusions. Je me voulais réaliste : le monde était pourri et je
n’y pouvais rien. Quant à lui, du haut de ses vingt ans, il bouillonnait
d’idées pour révolutionner le système. Il brûlait de se mettre au travail
pour enfin renverser la balance. Tous ces discours faisaient briller mes yeux
d’excitation et de peur : je voulais qu’il accomplisse ses rêves, et
je priais pour qu’il m’entraîne avec lui.
Et
puis, destin ou pas, le début de l’automne sonna le glas de mon enfance.
Posez la question à n’importe quel adulte raisonnable : les jeunes sont
stupides. Notre bonheur aveugle et notre belle insouciance ne pouvaient pas
durer. Je me retrouvai le nez dans ma pauvre condition humaine, ramenée au
problème le plus terrestre qui soit : enceinte. Enceinte. Ne voulant pas
inquiéter Antoine inutilement avant d’en être certaine, je gardai mes doutes
pour moi. Puis, lorsque la nouvelle tomba, je me mis à réfléchir très vite :
C’est
l’enfant d’Antoine, il est dans mon corps depuis près de deux mois, il est
à moi, à moi, je n’ai plus le choix, je dois garder cette perle, jamais je
ne pourrai en décider autrement, l’enfant d’Antoine est dans mon ventre et
il y restera.
Je
dois parler à Antoine. Comme j’ai besoin de lui… Comme j’ai hâte qu’il
me serre dans ses bras, qu’il me dise qu’il est là pour moi, je sais
qu’il le fera, il est bien trop gentil et intègre et amoureux pour fuir comme
tous ces autres… Il renoncera à ses voyages et à sa vie de bohème pour
m’aider à construire un foyer à notre enfant, c’est sûr…
L’atrocité d’un tel raisonnement m’apparut bien vite au fil de mes pensées.
Antoine,
se jeter à corps perdu dans un job minable et une pauvre vie de famille quand
le monde attend ses bienfaits, quand sa tête est encore pleine de rêves et
d’aventures ? Je ne peux pas lui faire ça, je ne peux pas faire ça aux
Autres, et je ne peux pas me l’infliger à moi-même. Je ne supporterais pas
de voir tous ses projets tomber à l’eau et ses beaux yeux
s’éteindre par ma faute.
Cependant,
mon instinct me poussait vers la solution la plus simple et la plus égoïste.
Je ne voulais pas affronter seule cette épreuve, je ne voulais pas perdre
Antoine, je ne voulais pas mentir. Je me consolais en m’assurant que jamais il
n’aurait voulu que je lui cache mon état. Forte de cette idée, et en proie
à une panique croissante, j’appelai mon amant qui me rejoignit dans notre
square. Cet instant est gravé à jamais dans ma mémoire. Il arriva fidèle à
lui-même, en retard, le cheveu au vent dans le soleil couchant, une roulée
coincée entre les lèvres. La légèreté de son allure et la franchise de son
sourire m’émurent plus que jamais. Je me sentis lourde, pliant sous le poids
de la vérité, qui me sembla un instant être celui du bébé. Je ne savais
plus quoi dire. Il avait l’air d’un enfant, d’un elfe, d’un ange, il
transpirait la jeunesse et l’innocence. Me voyant silencieuse et pétrifiée
sur mon banc, il déposa un baiser sur mon front et s’assit à mes côtés. Je
me souviens que l’extrémité de ses cils était irisée par les derniers
rayons.
« Tu voulais
me parler ma belle ? Ça va pas ?… Moi aussi j’ai des choses à te
dire. Tu veux que je commence ? »
Je haussai tristement les épaules et
logeai ma tête dans le creux de son cou. Les yeux perdus dans le vague,
souriant toujours, il inspira une bouffée de sa cigarette en préparant ses
mots. Observant la fumée qui montait en volutes vers un ciel sans nuages, je
retins mon souffle presque instinctivement.
« Tu vois,
je réfléchissais, à nous, à la vie, à l’année prochaine. J’en ai marre
de Paris, la pollution, les études, les parents, enfin, le quotidien, quoi !
Je veux qu’on parte ensemble, tous les deux. On est jeunes, on a le temps, et
depuis que mon Papy Lucien est mort, on a l’argent. De quoi voir venir. Tu te
rends compte la chance qu’on a ? Rien besoin de prévoir, pas de but, pas
d’itinéraire, juste nous deux ! On part sac au dos, ma puce, au hasard,
comme ça, et si ça nous plaît pas, ben, on revient ! Qu’est-ce que
t’en dis ? »
Il se tourna vers moi, m’obligeant
à lui faire face. Son sourire éclairait son visage tout entier, il était beau
comme un cœur ; je ne pus m’empêcher d’esquisser à mon tour un
sourire qui empourpra mes joues. Il n’est pas prêt.
« Tu
veux bien y réfléchir ? »
Je
sus que c’était le moment ou jamais. Souriant toujours bêtement, je
balbutiai un « oui, j’y vais, je t’appelle », les yeux rivés au
sol car je ne savais pas mentir, surtout pas à lui.
« Promis ? »,
fit-il un peu surpris.
Cette
fois ma gorge était nouée, mon sourire crispé. Je levai une dernière fois
les yeux vers lui – Antoine, mon amour… – et, d’un battement de cils,
lui laissai croire à mon acquiescement. Je ne promettrai pas. Une fois le dos
tourné, je me mis à marcher vite, de plus en plus vite, au coin de la rue je
courais déjà, mon cœur prêt à exploser ; dix mètres plus loin des
larmes au goût amer brûlaient mes yeux devenus aveugles.
Il me fallait quitter la ville au plus vite, et cela sans laisser de traces. Car si Antoine parvenait à me recontacter, jamais je ne pourrais retrouver ce courage qui m’avait surprise moi-même. J’avais agi par amour pour lui uniquement, j’avais sauvé sa jeunesse, du moins c’est ce que je ressentais au plus profond de moi. Mais si je voulais tenir le cap, je ne devais plus revoir Antoine, j’étais trop faible devant lui, je gâcherais l’acte le plus pur et le plus désintéressé de mon existence.
Tout se passa très vite et confusément, comme dans un songe. Ma mère était là pour m’aider, et bien qu’elle ne comprît que difficilement mon choix, elle respecta la détermination derrière mes larmes. Nous partîmes vivre à Marseille, où nous commençâmes une nouvelle vie tant bien que mal. Ma mère avait trouvé un emploi grâce à son frère, qui habitait la ville ; mon père m’envoyait de quoi l’aider financièrement avant de trouver une situation stable. Il y avait beaucoup à organiser, ce qui me permettait de rester active et d’avoir l’esprit occupé une bonne partie du temps. Mais mon âme à la nature vagabonde ne cessait de s’envoler de nouveau vers Antoine, dès que je baissais un peu ma garde. Laissé sans nouvelles, ignorant même comment joindre mes amies les plus proches ou mon père, il avait dû tellement souffrir… Nous qui nous disions toujours tout… Qu’avait-il pu penser ? C’était mon plus sombre remords.
Ce fut une grossesse triste qui me sembla interminable ; que peut ressentir un fœtus en pareil cas ? Par chance, la mer était tout près ; je sentais sa puissance, je voyais sa grandeur et sa beauté qui semblaient remettre tout en place. Le ressac lavait mon esprit et le vent séchait mes joues. Déjà l’espoir se remit à inonder mon cœur meurtri. En outre, je savais Antoine assez fort et fou pour rebondir et partir vivre son rêve seul, loin de nos souvenirs parisiens. Quant à moi, j’avais mieux qu’un voyage pour m’évader de nous ; j’avais en mon ventre une petite boule de vie.
Enfin, au beau milieu du printemps qui embaumait les rues de Marseille, naquit mon nouvel Amour. Je ne fus plus jamais la même. La mélancolie laissa place à l’émerveillement devant ce bout de chair rose qui devint le centre de mon univers. Bonheur. Toutes mes interrogations me semblaient vaines, mon passé révolu. Oxygène. Détachée de mes chagrins de jeune fille, j’étais mère et je ne vivais plus que pour ça. Pour elle. En hommage à Antoine, qui était un inconditionnel de Renaud et avait toujours voulu appeler sa fille comme celle de son idole, j’ai baptisé ma perle Lola.
Tiens, la voilà justement qui m’appelle de l’autre côté du wagon. Elle ne tient pas en place dans les trains et discute déjà avec les voyageurs qui l’entourent. Cette petite est un ravissement, dire qu’elle a presque dix ans déjà… Elle est pleine de fraîcheur et de malice ; si elle n’avait de tels yeux, je crois qu’elle m’aurait fait complètement oublier son père. Leurs regards intenses, directs et troublants à la fois, leurs iris bruns tachés de vert sont les mêmes. Il me vient soudain à l’esprit que, pour la toute première fois, je pourrais les comparer pour de vrai. D’ailleurs, c’est aussi la dernière fois que j’en ai l’occasion. Le hasard a mis Antoine sur notre chemin alors que je n’ai aucun autre moyen de le voir, puisqu’il a déménagé – mon père m’a dit un jour avoir vu l’écriteau « A LOUER » à la fenêtre de son ancien appartement.
En
somme, c’est la seule chance pour Lola de rencontrer son père. Elle sait peu
de choses de lui ; elle sait avoir été conçue dans l’amour, et elle
sait qu’aucun homme n’a compté autant pour moi. On a vécu heureuses toutes
les deux, c’est sûr, mais aujourd’hui qu’elle m’importe plus que tout,
bien plus qu’Antoine, je me demande si j’ai pris la bonne décision il y a
dix ans. Cette petite se plaint peu, mais je sais bien qu’elle rêve d’un
papa. Qu’y a-t-il de plus important que son bonheur ? Ne devrais-je pas
faire un geste, prendre mon courage à deux mains et sortir Antoine de sa
lecture ? Juste essayer doucement de renouer le contact ?… Mais ?!?
Où est-il ?
« Maman ? Ohé, Maman ! Le Monsieur a un super livre sur les baleines, et il dit qu’il veut bien m’en faire cadeau parce que j’ai le plus joli prénom du monde ! Tu veux bien, dis, hein, tu veux bien M’man ? »
Il
est là. Il vient de comprendre. Il sait.
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