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                                          La Diafana ou le service rendu

                                                                                                 par Daniel Pernin

 

La boîte de réception de mon Mac, trop souvent vide, contient un e-mail signé d’une inconnue : Stefania Lualdi. Hanté par le risque d’un virus, je l’ai glissé vers la corbeille, puis me suis ravisé. Pour moi, c’était jour d’oisiveté. J’ai ouvert l’e-mail.

Camarade, mon amie Agostina m’a garanti que tu serais heureux de m’accueillir à Parigi. J’y serai la semaine prochaine. Eh oui, c’est d’Agostina Sandrelli qu’il s’agit ! Elle m’a parlé de toi avec un tel enthousiasme que cela me donne envie de te connaître, pour comparer l’image au modèle. Réponds-moi vite à cette adresse e-mail en m’indiquant tes créneaux.

 

Bonne inspiration de ne pas avoir jeté cet e-mail à la corbeille ! Agostina ne m’a jamais quitté l’esprit depuis l’époque lointaine où j’étais compagnon de marche des révolutionnaires de la branche française d’Esèrcito Stanziale. Compagnon plutôt désabusé. Les attentats, les enlèvements avec rançon étaient devenus routiniers ; on tirait dans les genoux pour le plaisir, par trouille de trahir le commando, simplement pour exprimer ses rancœurs, ou pour accumuler le fric des rançons qu’on tardait à rendre à qui de droit. Les visages étaient haineux, les joues creusées, les épaules voûtées. Les plaisanteries étaient de plus en plus amères. Il y avait des défections, des trahisons de types qu’on appelait repentis, autrement dit stipendiés. J’étais de ceux que les plus purs regardaient de travers.

Sans doute envoyée par l’état-major italien pour redresser la situation, Agostina est arrivée quand j’étais au bord de la désertion. L’auréole qu’elle avait conquise pendant les attentats de la gare de Bologne planait sur ses cheveux blonds. Elle représentait le pays prestigieux, l’académie du terrorisme, la référence, le calme. Ils l’appelaient la Diafana, elle assumait gentiment, avec un petit salut quand elle entendait ce surnom pacifique. Mes acolytes étaient déférents dès qu’elle ouvrait la bouche.

- Notre mission n’est pas de tuer, de blesser, ou d’injurier, mais de prouver aux exploités qu’ils doivent échapper à la condition que leur fait notre société corruptrice.

Croyait-elle un mot de ce qu’elle disait ? Ma raison répondait non, mon cœur penchait pour l’espérance.

Quand s’est posée la question de son logement, j’ai violemment rejeté la solution en usage à Esèrcito Stanziale : garçons et filles dans le même dortoir, à changer de partenaire au gré de leurs pulsions. J’ai été suivi parce que chacun espérait avoir Agostina pour lui seul. La jalousie précautionneuse prenait le pas sur les appétits. Sans la consulter, j’ai proposé au groupe de l’héberger chez moi. Elle m’a fait un large sourire, et c’est ainsi que nous avons vécu quinze jours de parfaite entente. Tout dans nos relations s’accordait. Rejet de la société bourgeoise. Dégoût pour les faux-semblants. Primauté de la réflexion sur les élans erratiques. Plaisirs réciproques. Ceux des enlacements, et celui des poèmes de Nerval et Rimbaud.

- Nous n’avons aucune leçon à recevoir des animaux, disait-elle quand l’un ou l’autre exposait son projet de poser une bombe au milieu d’une fête foraine ou d’un hypermarché. Identifions quelques personnages emblématiques et  supprimons-les les sans mélodrames. Froideur, calme et détermination, voici notre devoir, camarades.  

A-t-elle rempli sa mission ? D’ailleurs, qui la lui avait dictée ? Dans le désordre qui accompagnait la décadence de notre organisation, y-avait-il la moindre chance de redresser le moral des militants ? Je ne le saurai jamais. Les circonstances ne m’y ont pas aidé.

 

Un matin que nous étions occupés avec tout le soin nécessaire à atteindre l’apogée du plaisir - sa disponibilité, son naturel, sa ferme volonté même dans l’abandon étaient un enchantement – elle s’est brutalement dégagée pour se pencher à la fenêtre.

-         Je me sauve, m’a-t-elle soufflé, ils sont là. Tiens-moi. Je passe par le toit.

Nous l’avons fait. Peu après, on sonnait à ma porte. Deux policiers accoutrés comme des tortues Ninja m’ont passé les menottes.

-         Tu t’expliqueras au bureau de lutte contre le terrorisme.

Interrogatoires, promesses d’être protégé si je dénonçais mes complices, et surtout la même question, toujours répétée. Où est partie Agostina Lualdi ? Une sacrée gonzesse. Elle baise bien ? Tu en as eu de la veine.

Bourrades presque amicales, brutal crochet au menton, l’œil tuméfié, on m’offre une clope. Un flic fait entrer un camarade menotté dans le bureau.

-         Tu vois, lui, il est intact. Il comprend où est son intérêt.

Il a fait signe que non. Deux minutes plus tard, il ruisselait de sang. Il me regardait en continuant à secouer sa tête. Il pleurait.

- Une fillette, ton copain. Toi, tu es un dur.

J’ai pensé qu’après tout il n’avait pas tort. Je restais silencieux, c’est moins fatigant. Vu de l’extérieur, je me défendais avec courage. La dignité ne se mesure pas à l’aune de la conviction. Deux mois plus tard, les tribunaux étaient devenus indulgents ; je n’ai écopé que de six mois de prison. J’avais tout mon temps pour méditer dans le calme et la tranquillité dans une cellule à deux. Mon colocataire restait muet.

J’y ai pris conscience que je ne connaissais pas grand-chose d’Agostina. Hormis son engagement, son goût de l’amour et la passion qu’elle m’inspirait, je ne savais ni d’où elle venait, ni ce qui l’avait entraînée à devenir une égérie d’Esèrcito Stanziale. Elle était de toute évidence issue d’un milieu grand bourgeois. Sa trousse de toilette en témoignait. Comme les précautions qu’elle prenait, les rites de l’amour accomplis, pour se rhabiller discrètement. Être honteuse de ses privilèges ne l’avait pas entraînée vers la vulgaire singerie des manières populaires. Je me suis demandé si son élégance à peine hautaine ne l’emportait pas sur ses convictions pour expliquer la passion qu’elle m’avait inspiré.

En prison, on m’appelait parfois au parloir. Des camarades d’études. Tous n’avaient pas viré au gauchisme extrémiste. Ceux qui avaient suivi le même chemin que moi avaient tourné casaque. On m’a conseillé de reprendre mes études d’histoire. Cinq ans plus tard, j’étais nommé maître de conférences à Censier. J’étais conscient d’avoir trahi une cause perdue, mais cela ne me tourmentait plus.  Seule la grâce tranquille d’Agostina peuplait mes insomnies.

__________

 

À Roissy, l’avion était annoncé avec trois heures de retard. Quelle tête aurait cette Stefania Lualdi ? Qu’attendrait-elle de moi ? Bizarre, le silence de quinze ans d’Agostina, c’est une autre qui le romprait. Serait-elle une camarade politique blanchie sous le harnais ? J’avais abandonné mes camarades révolutionnaires ; leurs discours mécaniques m’étaient devenus insupportables. Mon remords d’avoir trahi ne s’était pas estompé, il s’était éteint, comme la flamme d’une bougie qui dégouline. Dans Libération, un entrefilet disait que l’Italie refusait d’amnistier les terroristes convaincus de crimes de sang.

Dans la file des voyageurs qui piétinait au comptoir de la police, une grande femme coiffée d’un feutre à larges bords et portant voilette attendait patiemment que l’agent finisse le pointage de listes d’interdits d’entrée et lui rende son passeport.  Libérée, un léger bagage à la main, elle semblait à la recherche de qui l’attendait. Je me suis approché pour me présenter.

-         Cherchez-vous Stefania Lualdi ?  C’est moi. On prend un taxi ?

J’étais venu en voiture. Elle préférait çà.

- En taxi, on ne sait jamais à qui on a affaire. Alors, vous seriez l’illustre Jacques X…

Sa voix m’a paru familière ; l’accent italien, le calme, le vocabulaire, le côté charmeur. Mais pas son timbre rauque. Elle a fait glisser sa voilette, et je l’ai reconnue, le visage à peine moins frais, le sourire à peine moins pétillant, et la poitrine aussi haute. Elle m’a concédé qu’elle était bien Agostina, et Stefania Lualdi un pseudonyme qui la protégeait. Elle m‘a demandé des nouvelles de Paris, si j’habitais toujours le même appartement à l’étage qui dominait de peu un toit de zinco.

- Il pleuvait ce jour-là, tu te souviens. J’avais une peur bleue, ça glissait. Je me suis rattrapée à une cheminée branlante. Quelles nuits merveilleuses nous avons passées ensemble ! Dis-moi, on m’a dit que tu as été arrêté, torturé, emprisonné. Poverino !

Comment avait-elle occupé ces quinze ans ?Elle était devenue journaliste : free-lance. Très engagée. Sa résidence principale était Tripoli, Lybie. Elle couvrait les conflits d’indépendance et les mouvements révolutionnaires. Bosnie, ETA, IRA, Corse, le commandant Marcos au Mexique, et beaucoup d’autres.

- Tu sais, j’écris aussi pour Courrier International. Toutes mes signatures sont des noms d’emprunt.

Elle m’exaltait et m’attendrissait à la fois. On ne m’avait pas changé mon Agostina. J’ai posé  ma main sur sa cuisse, elle ne s’est pas dérobée. Je lui ai dit que pour moi, l’époque des Brigades Rouges et de la bande à Bader était révolue. Que le seul souvenir que je  gardais de ces années un seul rêve : celui dans la Grotte où nage la Sirène. Je  l’ai regardée du coin de l’œil, attendant qu’elle se récrie.

-         Tu es toujours fervent de Nerval !

J’ai ri et j’ai voulu lui embrasser le cou. Nous roulions alors sur le boulevard Macdonald, j’y voyais mal et j’ai frôlé un vélo. Ce n’était pas grave, le cycliste m’a traité de sale con. Agostina me serrait le bras. Ému, j’ai fait une embardée, et ma voiture a dérapé, sauté sur le trottoir pour heurter une femme qui portait son bébé sur la poitrine.

Le temps que je bondisse vers elle, Agostina s’est installée au volant. Je l’ai fixée une seconde, elle m’a fait comme un adieu. Quand les flics sont arrivés, les passants hurlant la désignaient du doigt. Elle griffonnait un papier, puis s’est enfuie pour se noyer dans la nuit. Elle courait comme une athlète.

- Belle garce, m’a dit un flic qui me prenait pour un témoin. Elle a filé comme une anguille

 

Le lendemain, j’ai trouvé cette lettre dans ma boîte.

Je ne te remercierai jamais assez de m’avoir hébergée. J’étais dans une belle impasse, tu m‘as permis de m’en sortir. Nous n’aurons plus de contacts. Ce sera sans doute mieux comme ça. Ils seraient trop risqués. Mais le souvenir de nos deux rencontres me suivra toute ma vie.                                       A.S

Cette lettre, je l’ai brûlée.

 

 

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