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Carmen
par Julien Zaegel
C’est en rentrant d’un apéritif chez les Tallier,
chargé comme à l’accoutumée, qu’ils découvrirent Carmen, alors que la
boue neigeuse rendait sournoise la route de nuit et de sapins, alors que René
Charlet ventait à sa femme, avec mauvaise foi, la capacité de son corps de
vigneron à supporter l’alcool et à conduire sous son emprise leur utilitaire
déglinguée. La créature se tenait assise sur le bas côté, tremblant dans la
bruine, les bras autour des genoux, le visage droit, et sondait la forêt d’un
air absent, détaché du monde comme si elle l’avait trop vu pour pouvoir
encore en souffrir. Les Charlet examinèrent avec suspicion la jeune femme, mais
furent attendris par son visage couvert de terre et de larmes dont émergeaient
à peine deux pupilles désespérées. La peau métisse, ensoleillée de la
belle, ses cheveux noirs et raides, sa grande robe rouge, ses multiples colliers
et bracelets de bois, de perles, de coquillages et de plumes d’oiseaux évoquèrent
pour René la gitane ; il fit une remarque raciste que Josie railla sèchement,
comme elle le faisait toujours devant les plus irritants défauts de son époux.
Elle s’approcha de Carmen qui passa ses bras autour de son cou, redoubla de
pleurs en l’appelant mamacita, et la
serra fort contre elle comme si sa survie en dépendait. Josie s’émut, et
convainquit d’un regard sans appel son bougon de mari de l’emmener à la
ferme.
La curiosité faillit leur faire perdre la raison durant le sommeil sans
fin de l’inconnue. A chaque instant que leur accordait la taille des ceps pour
lui, la vente et la comptabilité pour elle, ils se glissaient dans sa chambre
et scrutaient les moues terribles qui labouraient son visage pendant ses rêves.
Ils concordèrent à deviner chez elle l’étrangère, et se demandèrent si
elle parlerait français, dans quel état mental elle se trouvait et si elle était
en règles avec la justice. Une nouvelle fois, René exprima sa méfiance et sa
volonté d’éviter les ennuis ; une nouvelle fois, Josie démontra sa générosité
et sa compassion face à un être de l’âge de leurs enfants. Moitié par
conviction, moitié pour tenir tête à l’obstiné qui rythmait sa vie et lui
donnait un sens, elle promit à Carmen, à l’instant où celle-ci ouvrit les
yeux, de l’héberger tout le temps qui lui serait nécessaire. René lui
demanda comment elle s’appelait ; Carmen lâcha son prénom du bout des lèvres,
dit de son nom qu’il n’existait plus, et s’endormit si brusquement que les
viticulteurs crurent qu’elle avait perdu connaissance.
Josie et René dînèrent en silence, chacun perdu dans
ses conjectures et ses appréciations, boudant les patates au lard et à
l’ail. René s’installa, comme d’habitude, devant la télé avec un verre
de rouge, tandis que Josie se réchauffait près des bûches en lisant un
mauvais roman au jus de rose.
Le lendemain, en revenant d’une vente chez le grossiste, ils la découvrirent
attelée à la cuisinière, à la main trois cuillers en bois qu’elle
plongeait alternativement dans les casseroles et le fait-tout dont s’échappait
un fumet neuf, mystérieux, tropical. Immédiatement, elle créa entre eux, par
sa familiarité, par son exotique spontanéité, un climat complice et
chaleureux comme ne le deviennent les relations européennes qu’après de
longues années de patiente et suspicieuse étude. Les Tallier furent surpris de
la sentir presque fille en la connaissant à peine. Dans un français
d’excellente facture, à l’accent entaché de mangue et de piment, elle éluda
avec finesse toutes les questions directes qu’ils lui posèrent, taisant sa
nationalité d’origine et, de nouveau, son nom de famille, avec cette fois-ci
un regard définitif qui dissuada ses hôtes de persévérer dans cette
direction. Elle décrivit quelques anecdotes générales pour tempérer
l’ardeur des paysans qui, elle le devinait, avaient à peine franchi les
frontières de la région. René, bourru, insista pour connaître son histoire :
il refusait de lui offrir son toit une minute de plus si elle ne lui racontait
pas l’entière vérité sur sa vie, son identité, et ce qu’il l’amenait
dans le Jura d’hiver, seule et déboussolée. Carmen se leva, fit mine de
marmonner un commencement d’explication, puis se mit à trembler ; ses
yeux se firent blanc, et elle tomba en arrière pour s’écraser sur la tomette
que son crâne ouvert inonda de sang.
Le docteur Joufflat, attaché à la famille par trois générations
d’ancêtres praticiens, sutura la plaie et promit une discrétion digne d’Hypocrate.
Il diagnostiqua un choc émotionnel et, devant le refus de Josie de l’interner
avant d’en connaître davantage, conseilla d’éviter de la brusquer et
d’avoir à se remémorer son passé récent.
René, bien que masquant ses sentiments pour rester dans
son rôle de ronchon qui lui donnait, croyait-il, plus d’autorité et
d’amplitude, ressentait de l’affection pour l’étrangère, pour sa détresse
et ce caractère hors norme, à peine entrevu. Il accepta de vivre avec elle
quelques temps.
Ils s’habituèrent à elle d’autant plus facilement qu’elle se
livrait corps et âme à cette relation nouvelle, semblant trouver dans ce
substitut de paternité un point d’ancrage solide au milieu de la mer tourmentée
sur laquelle elle dérivait. Les ombres qui la hantaient s’évanouirent. Elle
chantait du soir au matin, et dansait seule dès que la radio lui offrait une
musique suffisamment chaude pour faire onduler ses hanches. Elle riait fort et
souvent, d’une façon si communicative que la demeure retrouva des airs des
temps oubliés, lorsque les enfants étaient petits et qu’ils ramenaient leurs
copains braillards.
Elle boudait systématiquement la potée aux choux, le Mont-Dore cramoisi
au four avec ses saucisses de Morteau, l’entrecôte aux cèpes d’automne, et
ne s’alimentait que de fruits et de ces étranges mixtures de légumes
qu’elle parvenait à travestir, par sa maîtrise des épices, en mets
inconnus. Elle dévorait les raisins secs de l’exploitation pour la plus
grande fierté de René, qui trouvait dans l’élevage de la vigne un
contrepoids à l’ascendant intellectuel de sa femme, Elle refusait le vin,
disant que sa santé fragile le lui interdisait, ce qui fut, après la bien légitime
stupeur, objet de raillerie sans fin du vigneron. Il retrouvait au contact de
Carmen ce légendaire sens de l’humour, populaire, répétitif, qui enchantait
ses amis et qui s’était, au fil de ans, de façon sournoise, émoussé.
Un jour, Josie vit la jeune femme griffonner sur une serviette en papier
le visage d’un vieil homme dont elle matérialisa, en quelques traits, le
caractère et l’âme. Josie revint de Lons-le-Saunier avec des fusains et du
Canson ; Carmen, enchantée, décida d’initier sa protectrice aux
subtilités du charbon. Elle passaient depuis les soirées l’une contre
l’autre à projeter, avec une maîtrise variable, leur imaginaire sur le
papier. René musardait autour de la table basse, alimentant l’âtre de bûches
superflues ou faisant semblant de ranger.
Lorsqu’ils apprirent par téléphone les évènements récents,
leurs enfants, Jean et Stéphane, fraîchement mariés et partis en Bourgogne
titiller le cep, se moquèrent gentiment de leurs parents et demandèrent à ce
qu’on leur présent leur sœur adoptive. Josie, le cœur brûlant, ne rit pas :
elle se rendit compte que cette perspective lui paraissait de plus en plus
envisageable. N’y tenant plus, elle finit à demander à Carmen quels étaient
ses plans pour le futur ; sa protégée répondit, en pleurs, qu’elle
n’en avait pas, promit de déguerpir dès qu’ils cesseraient de l’aimer et
se roula en boule dans un coin de la pièce comme un chien réprimandé.
Les jours suivants, elle redoubla d’affection pour ses hôtes,
couvrant les meubles de bougies dans des sacs en papiers, cirant le vieux bois,
chantant de plus belle, et se montra constamment sous son meilleur jour. René,
au contraire, s’assombrit. Un soir il s’attarda plus que d’habitude sur le
coteau à contempler la crête et les arbres morts rougir devant le soleil à
l’agonie, et ne rentra que lorsque le froid rendit la nuit trop insupportable.
Josie connaissait l’amour de son homme pour la nature, la force vive qui
l’enracinait pour toujours dans ce métier malgré les revenus fragiles de la
vigne ; elle détecta pourtant le changement d’humeur chez son époux, et
attendit qu’ils se retrouvent seuls, blottis sous l’édredon en plume, dans
le vieux lit grinçant des aïeux, pour lui demander ce qui le souciait. Il hésita
un instant, soupesa le regard solide de sa femme, caressa doucement sa main posée
à plat sur sa bedaine.
Il dit aimer beaucoup Carmen, mais être surpris par
l’intensité débridée, la soudaineté presque bizarre de l’attachement
qu’elle démontrait pour eux, jour après jour. En fait, il commençait à se
sentir gêné, voire méfiant vis-à-vis de l’étrangère, de son passé
inexistant, de sa manifeste instabilité psychologique. Le bon sens,
l’instinct de sagesse que tire de la terre celui qui vit loin des mirages de
la civilisation, l’avertissait, par un léger picotement à l’arrière du crâne,
d’une menace diffuse pour sa famille et leur exploitation, de la même façon
qu’il devinait que le vin serait moyen une année ou que sa femme râlerait
davantage à cause de ses règles. Il hésitait à lui demander de partir, où
à la confier à une institution ou une administration quelconque, parce qu’il
ne sentait pas, au fond, responsable d’elle.
Josie répondit qu’elle, au contraire, se sentait
responsable de Carmen parce qu’elle la croyait brisée. Elle doutait que l’étrangère
trouverait le chemin du bonheur en retournant sur les routes qui l’avaient
amenée jusque-là. Par contre, elle concordait avec son mari pour sentir,
entremêlée à la joie, de la gêne face à ce débordement d’amour. « On
ne devient pas le fils de quelqu’un en dix jours », dit-elle, et son
mari assentit. Ils convinrent de la garder chez eux un mois maximum, puis de
trouver une solution plus pérenne, soit en brisant le secret dans lequel elle
s’emmurait, soit en trouvant de l’aide.
Les jours suivants, malgré le soin que mirent ses hôtes
à se comporter avec naturel, Carmen, qui elle aussi écoutait très
attentivement les conseils de son instinct et depuis toujours avait eu un don
pour deviner les sentiments d’autrui, perçut le discret changement de leur
attitude. Elle s’en émut. Au lieu de se distancier, elle redoubla d’énergie
affective, et se montra plus douce que jamais : drôle, enjouée,
spirituelle, attentionnée, elle distillait dans la maison un parfum de chaleur
humaine. Josie succomba au charme, et s’investit davantage dans leurs séances
de croquis. Au cours de l’infusion qu’elles avaient pris l’habitude de
prendre toutes les deux avant de se coucher, lorsque le grésillement
abrutissant du téléviseur de René les indisposait, Carmen commença à parler
petit à petit de sa famille. Elle évoqua des souvenirs heureux de la petite
enfance, et décrivit son père, peintre fantasque et absorbé par la gouache,
et une mère qui dédiait ses journées à embellir et remplir d’amis la plus
jolie maison de la ville. Josie posa sur un ton faussement anodin la question du
nom de cette ville ; Carmen la dévisagea d’un air entendu pour signifier
à la curieuse qu’elle avait démaqué la manœuvre, et refusa de répondre.
Si ces progrès insufflaient dans Josie l’espoir, René
s’éloigna franchement de leurs moments communs, disparaissant chez ses amis
ou son frère. Carmen décida de changer de tactique.
Un jour que Josie passait la journée avec son comptable
à Lons, la belle ne se rhabilla pas en sortant de
Il revint au bout de deux heures avec Josie. Ils ordonnèrent
à Carmen de déguerpir sur un ton et un regard sans appel. Oubliée, la
complicité près du feu, oubliée, la compassion devant
Carmen s’effondra. La crise d’hystérie et de chagrin,
bien qu’attendue, surprit les viticulteurs ; ils ressentir même, dans
une certaine mesure, de
« Il
n'y a rien entre nous », répondit Josie, magnifique de colère contenue,
« juste des illusions et du vent, juste cette route qui t'as menée jusqu'à
nous et que tu vas reprendre tout de suite pour disparaître à jamais. »
Au
bout d’une heure de théâtre pathétique, René menaça de la jeter
physiquement hors de la maison ; Carmen céda, fit son sac et repartit à
pied. Depuis la fenêtre ils la virent s’asseoir sur le talus, à deux cent mètres,
les bras autour des genoux, le corps secoué de sanglots d’agonie.
En
inspectant sa chambre, Josie trouva une note laissée par la métisse, dans
laquelle elle criait son amour pour eux, les remerciait de l’avoir sauvée du
néant, et prédisant qu’ils ne reverraient sans doute jamais. Elle commença
à brûler la note, se ravisa et en présenta le reliquat à son mari, qui
s’extasia devant la pugnacité de sa femme face à la concurrence. Il
l’emmena faire l’amour sur la laine douillette qui recouvrait leur lit.
En
fin d’après-midi, Carmen se trouvait toujours prostrée au bord de la route
dans cette position identique à celle du premier jour. Quand le jour fut
presque noir, quand le froid commença à mordre, une voiture s’arrêta. Un
couple en descendit et l’examina longuement ; elle se jeta dans les bras
de
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