Retour à l'accueil                                                                                                                                                       Retour au concours 2005  

       Les autres nouvelles 2005                                                                                                                                                   Lire les avis des lecteurs

 

Carmen

                                                                                              par Julien Zaegel

 

C’est en rentrant d’un apéritif chez les Tallier, chargé comme à l’accoutumée, qu’ils découvrirent Carmen, alors que la boue neigeuse rendait sournoise la route de nuit et de sapins, alors que René Charlet ventait à sa femme, avec mauvaise foi, la capacité de son corps de vigneron à supporter l’alcool et à conduire sous son emprise leur utilitaire déglinguée. La créature se tenait assise sur le bas côté, tremblant dans la bruine, les bras autour des genoux, le visage droit, et sondait la forêt d’un air absent, détaché du monde comme si elle l’avait trop vu pour pouvoir encore en souffrir. Les Charlet examinèrent avec suspicion la jeune femme, mais furent attendris par son visage couvert de terre et de larmes dont émergeaient à peine deux pupilles désespérées. La peau métisse, ensoleillée de la belle, ses cheveux noirs et raides, sa grande robe rouge, ses multiples colliers et bracelets de bois, de perles, de coquillages et de plumes d’oiseaux évoquèrent pour René la gitane ; il fit une remarque raciste que Josie railla sèchement, comme elle le faisait toujours devant les plus irritants défauts de son époux. Elle s’approcha de Carmen qui passa ses bras autour de son cou, redoubla de pleurs en l’appelant mamacita, et la serra fort contre elle comme si sa survie en dépendait. Josie s’émut, et convainquit d’un regard sans appel son bougon de mari de l’emmener à la ferme.

         La curiosité faillit leur faire perdre la raison durant le sommeil sans fin de l’inconnue. A chaque instant que leur accordait la taille des ceps pour lui, la vente et la comptabilité pour elle, ils se glissaient dans sa chambre et scrutaient les moues terribles qui labouraient son visage pendant ses rêves. Ils concordèrent à deviner chez elle l’étrangère, et se demandèrent si elle parlerait français, dans quel état mental elle se trouvait et si elle était en règles avec la justice. Une nouvelle fois, René exprima sa méfiance et sa volonté d’éviter les ennuis ; une nouvelle fois, Josie démontra sa générosité et sa compassion face à un être de l’âge de leurs enfants. Moitié par conviction, moitié pour tenir tête à l’obstiné qui rythmait sa vie et lui donnait un sens, elle promit à Carmen, à l’instant où celle-ci ouvrit les yeux, de l’héberger tout le temps qui lui serait nécessaire. René lui demanda comment elle s’appelait ; Carmen lâcha son prénom du bout des lèvres, dit de son nom qu’il n’existait plus, et s’endormit si brusquement que les viticulteurs crurent qu’elle avait perdu connaissance.

Josie et René dînèrent en silence, chacun perdu dans ses conjectures et ses appréciations, boudant les patates au lard et à l’ail. René s’installa, comme d’habitude, devant la télé avec un verre de rouge, tandis que Josie se réchauffait près des bûches en lisant un mauvais roman au jus de rose.

         Le lendemain, en revenant d’une vente chez le grossiste, ils la découvrirent attelée à la cuisinière, à la main trois cuillers en bois qu’elle plongeait alternativement dans les casseroles et le fait-tout dont s’échappait un fumet neuf, mystérieux, tropical. Immédiatement, elle créa entre eux, par sa familiarité, par son exotique spontanéité, un climat complice et chaleureux comme ne le deviennent les relations européennes qu’après de longues années de patiente et suspicieuse étude. Les Tallier furent surpris de la sentir presque fille en la connaissant à peine. Dans un français d’excellente facture, à l’accent entaché de mangue et de piment, elle éluda avec finesse toutes les questions directes qu’ils lui posèrent, taisant sa nationalité d’origine et, de nouveau, son nom de famille, avec cette fois-ci un regard définitif qui dissuada ses hôtes de persévérer dans cette direction. Elle décrivit quelques anecdotes générales pour tempérer l’ardeur des paysans qui, elle le devinait, avaient à peine franchi les frontières de la région. René, bourru, insista pour connaître son histoire : il refusait de lui offrir son toit une minute de plus si elle ne lui racontait pas l’entière vérité sur sa vie, son identité, et ce qu’il l’amenait dans le Jura d’hiver, seule et déboussolée. Carmen se leva, fit mine de marmonner un commencement d’explication, puis se mit à trembler ; ses yeux se firent blanc, et elle tomba en arrière pour s’écraser sur la tomette que son crâne ouvert inonda de sang.

         Le docteur Joufflat, attaché à la famille par trois générations d’ancêtres praticiens, sutura la plaie et promit une discrétion digne d’Hypocrate. Il diagnostiqua un choc émotionnel et, devant le refus de Josie de l’interner avant d’en connaître davantage, conseilla d’éviter de la brusquer et d’avoir à se remémorer son passé récent.

René, bien que masquant ses sentiments pour rester dans son rôle de ronchon qui lui donnait, croyait-il, plus d’autorité et d’amplitude, ressentait de l’affection pour l’étrangère, pour sa détresse et ce caractère hors norme, à peine entrevu. Il accepta de vivre avec elle quelques temps.

         Ils s’habituèrent à elle d’autant plus facilement qu’elle se livrait corps et âme à cette relation nouvelle, semblant trouver dans ce substitut de paternité un point d’ancrage solide au milieu de la mer tourmentée sur laquelle elle dérivait. Les ombres qui la hantaient s’évanouirent. Elle chantait du soir au matin, et dansait seule dès que la radio lui offrait une musique suffisamment chaude pour faire onduler ses hanches. Elle riait fort et souvent, d’une façon si communicative que la demeure retrouva des airs des temps oubliés, lorsque les enfants étaient petits et qu’ils ramenaient leurs copains braillards.

         Elle boudait systématiquement la potée aux choux, le Mont-Dore cramoisi au four avec ses saucisses de Morteau, l’entrecôte aux cèpes d’automne, et ne s’alimentait que de fruits et de ces étranges mixtures de légumes qu’elle parvenait à travestir, par sa maîtrise des épices, en mets inconnus. Elle dévorait les raisins secs de l’exploitation pour la plus grande fierté de René, qui trouvait dans l’élevage de la vigne un contrepoids à l’ascendant intellectuel de sa femme, Elle refusait le vin, disant que sa santé fragile le lui interdisait, ce qui fut, après la bien légitime stupeur, objet de raillerie sans fin du vigneron. Il retrouvait au contact de Carmen ce légendaire sens de l’humour, populaire, répétitif, qui enchantait ses amis et qui s’était, au fil de ans, de façon sournoise, émoussé.

         Un jour, Josie vit la jeune femme griffonner sur une serviette en papier le visage d’un vieil homme dont elle matérialisa, en quelques traits, le caractère et l’âme. Josie revint de Lons-le-Saunier avec des fusains et du Canson ; Carmen, enchantée, décida d’initier sa protectrice aux subtilités du charbon. Elle passaient depuis les soirées l’une contre l’autre à projeter, avec une maîtrise variable, leur imaginaire sur le papier. René musardait autour de la table basse, alimentant l’âtre de bûches superflues ou faisant semblant de ranger.

Lorsqu’ils apprirent par téléphone les évènements récents, leurs enfants, Jean et Stéphane, fraîchement mariés et partis en Bourgogne titiller le cep, se moquèrent gentiment de leurs parents et demandèrent à ce qu’on leur présent leur sœur adoptive. Josie, le cœur brûlant, ne rit pas : elle se rendit compte que cette perspective lui paraissait de plus en plus envisageable. N’y tenant plus, elle finit à demander à Carmen quels étaient ses plans pour le futur ; sa protégée répondit, en pleurs, qu’elle n’en avait pas, promit de déguerpir dès qu’ils cesseraient de l’aimer et se roula en boule dans un coin de la pièce comme un chien réprimandé.

Les jours suivants, elle redoubla d’affection pour ses hôtes, couvrant les meubles de bougies dans des sacs en papiers, cirant le vieux bois, chantant de plus belle, et se montra constamment sous son meilleur jour. René, au contraire, s’assombrit. Un soir il s’attarda plus que d’habitude sur le coteau à contempler la crête et les arbres morts rougir devant le soleil à l’agonie, et ne rentra que lorsque le froid rendit la nuit trop insupportable. Josie connaissait l’amour de son homme pour la nature, la force vive qui l’enracinait pour toujours dans ce métier malgré les revenus fragiles de la vigne ; elle détecta pourtant le changement d’humeur chez son époux, et attendit qu’ils se retrouvent seuls, blottis sous l’édredon en plume, dans le vieux lit grinçant des aïeux, pour lui demander ce qui le souciait. Il hésita un instant, soupesa le regard solide de sa femme, caressa doucement sa main posée à plat sur sa bedaine.

Il dit aimer beaucoup Carmen, mais être surpris par l’intensité débridée, la soudaineté presque bizarre de l’attachement qu’elle démontrait pour eux, jour après jour. En fait, il commençait à se sentir gêné, voire méfiant vis-à-vis de l’étrangère, de son passé inexistant, de sa manifeste instabilité psychologique. Le bon sens, l’instinct de sagesse que tire de la terre celui qui vit loin des mirages de la civilisation, l’avertissait, par un léger picotement à l’arrière du crâne, d’une menace diffuse pour sa famille et leur exploitation, de la même façon qu’il devinait que le vin serait moyen une année ou que sa femme râlerait davantage à cause de ses règles. Il hésitait à lui demander de partir, où à la confier à une institution ou une administration quelconque, parce qu’il ne sentait pas, au fond, responsable d’elle.

Josie répondit qu’elle, au contraire, se sentait responsable de Carmen parce qu’elle la croyait brisée. Elle doutait que l’étrangère trouverait le chemin du bonheur en retournant sur les routes qui l’avaient amenée jusque-là. Par contre, elle concordait avec son mari pour sentir, entremêlée à la joie, de la gêne face à ce débordement d’amour. « On ne devient pas le fils de quelqu’un en dix jours », dit-elle, et son mari assentit. Ils convinrent de la garder chez eux un mois maximum, puis de trouver une solution plus pérenne, soit en brisant le secret dans lequel elle s’emmurait, soit en trouvant de l’aide.

Les jours suivants, malgré le soin que mirent ses hôtes à se comporter avec naturel, Carmen, qui elle aussi écoutait très attentivement les conseils de son instinct et depuis toujours avait eu un don pour deviner les sentiments d’autrui, perçut le discret changement de leur attitude. Elle s’en émut. Au lieu de se distancier, elle redoubla d’énergie affective, et se montra plus douce que jamais : drôle, enjouée, spirituelle, attentionnée, elle distillait dans la maison un parfum de chaleur humaine. Josie succomba au charme, et s’investit davantage dans leurs séances de croquis. Au cours de l’infusion qu’elles avaient pris l’habitude de prendre toutes les deux avant de se coucher, lorsque le grésillement abrutissant du téléviseur de René les indisposait, Carmen commença à parler petit à petit de sa famille. Elle évoqua des souvenirs heureux de la petite enfance, et décrivit son père, peintre fantasque et absorbé par la gouache, et une mère qui dédiait ses journées à embellir et remplir d’amis la plus jolie maison de la ville. Josie posa sur un ton faussement anodin la question du nom de cette ville ; Carmen la dévisagea d’un air entendu pour signifier à la curieuse qu’elle avait démaqué la manœuvre, et refusa de répondre.

Si ces progrès insufflaient dans Josie l’espoir, René s’éloigna franchement de leurs moments communs, disparaissant chez ses amis ou son frère. Carmen décida de changer de tactique.

Un jour que Josie passait la journée avec son comptable à Lons, la belle ne se rhabilla pas en sortant de la douche. Elle traversa le couloir et le séjour, une maigre serviette nouée autour de la poitrine, et trouva René en train de boire son café en lisant un journal sportif dans la cuisine. Elle s’assit sur le journal. Elle ôta avec une extrême lenteur le linge qui enserrait sa poitrine jeune, ferme, opulente. René observa longuement comme les gouttes d’eau roulaient sur ces mamelons noirs, s’accumulaient sur les tétons durcis par la fraîcheur de l’air, avant de s’abandonner dans le vide. Il contempla avec fascination ce pubis crépu, entre Afrique et Amazone, qu’elle lui offrit en écartant les jambes et en faisant basculer ses hanches vers l’arrière. René releva la tête, avala sa salive, serra le poing, se leva et sortit en claquant la porte.

Il revint au bout de deux heures avec Josie. Ils ordonnèrent à Carmen de déguerpir sur un ton et un regard sans appel. Oubliée, la complicité près du feu, oubliée, la compassion devant la détresse. Ils se firent durs comme de la roche gelée ; ils redevinrent inconnus.

Carmen s’effondra. La crise d’hystérie et de chagrin, bien qu’attendue, surprit les viticulteurs ; ils ressentir même, dans une certaine mesure, de la peur. Carmen osa demander pourquoi on la chassait, puis nier. Elle présenta plusieurs versions contradictoires, curieusement enchâssées les unes aux autres, qui se confondaient dans un ballet grotesque où la vérité n’existe pas en tant que telle, mais s’adapte aux nécessités. Elle finit par admettre, mais minimisa la gravité des faits : « Ce n’est pas grave, une toute petite bulle de désir. Ça arrive à tout le monde. » Elle demanda, dans un torrent de larmes, comment une si anodine, si minuscule anicroche pouvait remettre en question tout ce qu’il y avait entre eux.

« Il n'y a rien entre nous », répondit Josie, magnifique de colère contenue, « juste des illusions et du vent, juste cette route qui t'as menée jusqu'à nous et que tu vas reprendre tout de suite pour disparaître à jamais. »

Au bout d’une heure de théâtre pathétique, René menaça de la jeter physiquement hors de la maison ; Carmen céda, fit son sac et repartit à pied. Depuis la fenêtre ils la virent s’asseoir sur le talus, à deux cent mètres, les bras autour des genoux, le corps secoué de sanglots d’agonie.

En inspectant sa chambre, Josie trouva une note laissée par la métisse, dans laquelle elle criait son amour pour eux, les remerciait de l’avoir sauvée du néant, et prédisant qu’ils ne reverraient sans doute jamais. Elle commença à brûler la note, se ravisa et en présenta le reliquat à son mari, qui s’extasia devant la pugnacité de sa femme face à la concurrence. Il l’emmena faire l’amour sur la laine douillette qui recouvrait leur lit.

En fin d’après-midi, Carmen se trouvait toujours prostrée au bord de la route dans cette position identique à celle du premier jour. Quand le jour fut presque noir, quand le froid commença à mordre, une voiture s’arrêta. Un couple en descendit et l’examina longuement ; elle se jeta dans les bras de la femme. Comme une famille réunie après une longue séparation, ils partirent tous ensemble.

 

Retour à l'accueil                                                                                                                                                       Retour au concours 2005  

       Les autres nouvelles 2005                                                                                                                                                   Lire les avis des lecteurs