4ème prix Soirée entre amis par Jean-Luc Berlier 4ème prix |
J'ai
lancé, il y a trois semaines, quelques invitations à des amis proches : Anne
et Paul, Gaëlle et Marc. Un simple courriel précisant la date (le 4 Novembre),
le lieu (chez moi) et l'objet de cette soirée…venir avec une histoire à
raconter. J'ai planté le décor. Ils doivent inclure dans leur histoire six
bruits : un craquement d'allumettes, un hall bruyant d'aéroport, un bruit de clés
et serrure, un répondeur téléphonique indiquant des messages en attente, un
tensiomètre (la petite poire) de médecin et un rire de femme.
Mais
quelle idée, quelle drôle d'idée j'ai eue. C'est un peu comme organiser des
soirées déguisées, certains adorent ça et d'autres le vivent, ou plus
exactement le subissent, comme une vraie contrainte. Bon, après tout, ce sont
mes amis. J'ai pris soin d'ajouter en fin du mail d'invitation un post scriptum
précisant "Qu'une non participation active ne remettrait pas en cause
notre vieille amitié ;-). Signé : votre ami Seb".
Anne et Paul (AnneetPaul@yahoo.com) m'ont
confirmé de suite leur venue sans aucun commentaire. Marc s'est fendu d'un
"Yes, en espérant que l'alcool coulera à flots pour cette soirée littéraire".
Gaëlle semble enchantée par cette perspective. Bref, mes potes répondent présents,
ce sont mes amis.
Vendredi
4 Novembre 2005 20h30. La sonnette retentit.
"J'arrive"
C'est
Gaëlle qui me tend une bouteille de champagne en m'embrassant.
"Désolée,
j'avais plus d'absinthe" dit elle avec un clin d'œil malicieux.
Elle
est prof d'anglais. Je l'ai rencontrée il y a trois ans environ. Elle donnait
des cours, bénévolement dans une petite association de quartier. Je suis peu
doué pour la langue de Shakespeare. Elle a fait preuve de persévérance avec
moi. Je dois dire que le résultat est plutôt satisfaisant. Nous avons eu de
suite un bon feeling ensemble. Elle est drôle, sensible et pétillante, "sparkle"
comme disent les sujets de sa Gracieuse Majesté. C'est con que nous ne soyons
pas amoureux. Nous sommes juste amis.
Dans
la foulée arrive le reste de la joyeuse troupe. Anne et Paul. Ben oui, c'est
toujours "Anne et Paul". Ça doit être frustrant d'être toujours
accolés l'un à l'autre. C'est un peu comme "les jumeaux". Remarque,
les couples finissent dit on par se ressembler… comme les jumeaux. Elle a
toujours
Son
mari Paul, je le connais depuis cinq ans seulement, date de leur mariage. En
fait, je ne le connais pas vraiment. Il est "assureur", c'est comme ça,
quand d'autres sont "à croquer", "un peu beaufs",
"adorables" ou "trop cons", lui il est "assureur".
Anne et Paul. Mais ce soir, c'est Anne sans Paul, je suis surpris.
"Ton
mari n'a pas trouvé d'histoire à nous raconter ? C'était pas bien grave, il
était invité quand même".
Anne
esquisse un timide sourire.
"Je
t'expliquerai Seb".
Deux
minutes plus tard, c'est Marc qui arrive. Nous habitons le même quartier. Il
est venu à pied. Sage initiative. Ce grand gaillard est mon ami d'enfance. Nous
avons usé nos culottes sur les mêmes bancs d'école. Notre passion commune
pour le rugby nous a encore rapprochés, match après match. Nous avons vécu
nos premiers émois amoureux le même été...La vie nous a ensuite éloignés
l'un de l'autre pendant pas mal d'années. C'est récemment et par hasard, au détour
d'une rue qui nous est familière, que nos chemins se sont à nouveau croisés.
Nous avons tout naturellement renoué le contact. Marc n'est plus le jeune homme
insaisissable qui affolait les défenses adverses, il y a plus de quinze ans il
est vrai. Il a oublié du rugby les deux premières mi-temps pour ne conserver
que
En
maître de maison attentif au bien-être de ses invités, j'ai préparé un
buffet dînatoire,
J'ai
remarqué que nos soirées chez les uns ou chez les autres se déroulent
invariablement suivant le même schéma. Elles ressemblent sans doute à toutes
les soirées entres amis. On trinque, on échange quelques banalités en écoutant
le dernier CD à
Je
ressens chez mes amis une certaine tension. Certes, ils sont bien présents,
Marc a déjà vidé deux verres de punch, Gäelle n'en finit pas de me taquiner
:
"Avec
de tels talents de cuisinier, je crois que tu es prêt pour le mariage
-Oui,
sans doute... plus sûrement prêt à ouvrir un resto !!!!"
A
vrai dire, je commence à douter un peu de mon initiative concernant cette soirée.
Marc,
bien installé à l'angle du canapé sirote son troisième verre. Il lance à
l'attention d'Anne :
"Ben
au fait, il est où ton homme ? Celui qui assure".
Anne
surprise par l'apostrophe est visiblement mal à l'aise. Elle sort de la poche
de son jean un papier qu'elle déplie fébrilement.
"Je
crois que c'est le moment de vous raconter ma petite histoire. C'est bien le thème
de la soirée, Seb, non ? Je vous demande juste de ne pas m'interrompre avant la
fin.
-
Je t'en prie".
Anne
avale d'un trait son verre de punch, s'éclaircit la voix et commence la
lecture. Je remarque les tremblements qui agitent sa main.
"C'était
le Vendredi 28 Octobre. Je suis rentrée à la maison vers 18h45, j'attendais
Paul pour 21h. Il était en déplacement en province, comme cela lui arrive régulièrement.
Le petit voyant rouge de mon répondeur me lançait des clins d'œil m'invitant
à l'écouter : "Vous avez deux nouveaux messages…"
Le
premier c'était Estelle, ma collègue qui me demandait de ne pas oublier Lundi
un document de travail. Le second, c'était Paul. J'ai à peine reconnu sa voix
tant elle semblait étranglée et hésitante. "Anne, c'est Paul. Je
t'appelle depuis l'aéroport, je veux simplement te dire que je ne rentrerai pas
ce week-end… D'ailleurs, je ne rentrerai plus jamais…Ne me demande pas
d'explication pour l'instant"…Fin des nouveaux messages…
A
cet instant, le monde, le mien en tout cas, s'est mis à vaciller autour de moi.
J'ai posé mon sac près du téléphone et j'ai écouté à nouveau ce message.
Pourquoi d'ailleurs le ré-écouter ? J'avais parfaitement entendu malgré le
brouhaha du hall d'aéroport qui couvrait en partie la voix de Paul. Je l'ai écouté
en boucle toute la soirée, entre deux crises de larmes, bien après 21h".
Des
sanglots brouillaient quelque peu la voix d'Anne. Elle a trouvé encore un peu
de courage et d'humour pour ajouter :
"Oui,
je sais Seb, il y avait six bruits à caser. C'était un peu trop me demander.
Tant pis, je ne serai pas l'heureuse gagnante de la soirée". Gaëlle,
assise à côté d'Anne a posé sa main sur la main de son amie. Nous avons échangé
un regard et comme moi, je sais que Gaëlle a entendu la voix roque de Joe
Cocker chanter son amour de la liberté. "Unchain
my heart baby let me be, unchain my heart baby please set me free….".
"Voilà
Marc, pour répondre à ta question, je ne sais pas où il est mon homme …qui
assure. Désolée d'avoir un peu plombé
L'ancien
trois quarts aile a saisi la balle au bond. J'ai reconnu les premiers accords de
guitare, "Night calls".
"Voilà,
il y a quinze jours, je suis rentré chez moi tard dans la soirée. Je crois même
qu'il était très tard. Après tout, personne ne m'attend. J'avais passé la
soirée à traîner dans les pubs de la place Clichy. Dans les bars, on
rencontre toujours plein de gens que personne n'attend chez eux. On rencontre
aussi des gens qui sont attendus, mais qui n'ont plus envie de rentrer. A vrai
dire, j'étais complètement saoul. J'ai eu beaucoup de mal à atteindre la
porte d'entrée de mon appart. J'étais mort, ivre mort. J'ai réussi à mettre
la main sur mes clés, et là, le cauchemar a commencé. La serrure se dérobait
immanquablement à chacune de mes tentatives. J'entends encore le cliquetis métallique
des clés contre cette satanée serrure réfractaire. Ensuite, c'est un peu le
black-out.
J'ai
ressenti une pression au niveau de mon biceps gauche, en même temps j'ai perçu
un vague "pschittt, pschitttt". Je me suis réveillé, j'étais à l'hôpital,
un médecin urgentiste prenait ma tension. Un voisin bienveillant avait fait le
18 à 7h du matin quand il m'avait découvert gisant devant ma porte en plein
coma éthylique."
Marc
avait pratiquement récité son texte sans reprendre sa respiration. Après une
courte pause, il a enchaîné :
"Si
je vous dis tout ça, c'est que j'ai un grave problème avec l'alcool depuis déjà
pas mal de temps. Je suis fatigué, je suis mort de trouille, je suis
alcoolique, je suis un alcoolo. Dans une semaine, je commence une cure de désintoxication
dans un centre spécialisé. Quatre semaines quelque part dans les Pyrénées.
Vous êtes les premières personnes à qui j'en parle.
Voilà,
mon histoire pas drôle. Comme Anne, il doit aussi me manquer quelques bruits.
Deux, c'est déjà pas si mal. Ha oui, j'oubliais, merci Seb".
"Ivre
mort", "mort de trouille"….. J'ai eu la chair de poule en
entendant ces mots. Mon ami d'enfance souffrait. Je me suis aussitôt souvenu de
ce Dimanche où Marc avait quitté le terrain avec une fracture ouverte à
l'avant bras. Je n'avais pas lu à l'époque dans son regard autant de désarroi
qu'aujourd'hui. Combien de fois au cours de matchs, s'était il porté à mon
secours ? Combien de fois s'était il interposé entre moi, le petit demi de mêlée
des rouges, et un gaillard au maillot bleu ou vert ? Je sais que Gaëlle a lu
dans mon cœur. Elle a bien vu mon trouble, mon sentiment de culpabilité,
toutes les questions qui s'entrechoquaient dans ma tête. Elle a su aussi que je
n'avais pas les réponses. Tout comme moi, elle a entendu le rocker de Sheffield
succomber aux appels de la nuit…"Night calls… Night calls…"
Anne
semblait avoir retrouvé ses esprits. Elle n'était donc pas seule à souffrir.
Ses proches, ses intimes trimbalaient leur lot de souffrance. En bon
"G.O", j'ai suggéré à Gaëlle de nous livrer son histoire.
"Il
faut simplement remonter un peu le temps. Vingt-trois jours très précisément.
Souvenez-vous, c'était une magnifique journée d'automne. Mais si bon sang vous
n'avez pas pu oublier, l'été indien à Paris. J'étais installée à la
terrasse du Zaïri. J'aime bien ce café, l'ambiance est chaleureuse et
conviviale. Quel délice de profiter des derniers rayons de soleil avant
l'hiver. A un moment donné, quelqu'un a légèrement bousculé ma table. J'ai
quitté un court instant Umberto Eco pour lever les yeux en direction du
maladroit. C'était une jeune femme. Elle s'est poliment excusée et elle m'a
souri. Quel sourire ! Pas un sourire stéréotypé vantant
les mérites d'un nouveau dentifrice, non, plutôt un sourire d'enfant.
Un sourire doux, empreint de bonté. Je ne sais pas trop pourquoi, il m'a semblé
reconnaître ce sourire. Elle s'est installée à la table d'à-côté. J'aurais
donné toute ma fortune pour qu'elle me sourie à nouveau. J'ai remarqué sur sa
table une petite boîte d’allumettes publicitaire aux couleurs du Zaïri. Je
lui ai demandé du feu. Oui, je sais, Seb va me dire que c'est ridicule, et que
si je veux des cours de drague, il est tout disposé à me donner des leçons
particulières. Je ne voulais pas draguer, je hais ce mot, je voulais juste
qu'elle me sourie à nouveau. Je me suis approchée, elle a frotté une
allumette qui s’est embrasée instantanément. Nos mains se sont effleurées,
j'ai rencontré à nouveau son sourire derrière la lueur de
Est-ce
que Gaëlle a senti une voix rock nous murmurer
"My love is alive" ? Je ne crois pas …Elle voulait
encore nous parler :
"Aujourd'hui,
je suis la femme la plus heureuse du monde de m'endormir avec elle et de me réveiller
près d'elle. Elle s'appelle Marie".
Marc
:
"Et
toi Seb, ton histoire ? J'ai noté seulement deux bruits par histoire, tu as
toutes tes chances, de plus tu joues à domicile"
Mon
histoire ! Bon sang, c'est vrai ça mon histoire ! Quelle histoire ? A
part le punch, je n'avais rien préparé… Mais au fait, que leur aurais je
raconté ?
Curieusement,
je n'ai pas entendu Mr Joe Cocker me souffler "With a little help from my
friends."