Eden par Danielle Stival |
La descente est lente, très
lente, infiniment lente.
Sacha plane dans un éther
étincelant, comme une plume portée par un vent céleste, il se rapproche,
imperceptiblement d’un point
incertain, quelque part en contrebas.
Soudain, comme poussé par
une main invisible, il se retrouve plaqué contre la porte, noire et sans
fioritures.
Seul
son œil discerne la vive lumière d’un couloir à travers le judas…
Et, avant même qu’il
comprenne, l’œilleton l’aspire tout entier.
Il
n’en est ni surpris, ni inquiet, son corps comme une entité ectoplasmique a
subi l’étrange transfuge sans douleur, sans soubresauts, naturellement en
somme.
Sacha parcourt ce corridor
mais la violence de l’éclairage ne lui est pas perceptible. Lui baigne
dans une lumière douce, dans le même temps, il se trouve comme au dessus
d’elle, hors d’atteinte.
Il discerne plusieurs portes
et tout au fond, ce qu’il sait nommer comme une entrée d’ascenseur.
Sans aucun signe
annonciateur, la porte de gauche s’entrebâille, doucement. Malgré la vive
clarté du couloir, une lumière plus vive encore émane de cette pièce
indistincte.
Puis,
dans un fragment de seconde, la porte s’ouvre tout
à fait.
Sacha, d’abord, entend un
son, répétitif, familier, apaisant, éternel.
Il
se laisse bercer, longuement, avant que son esprit pose un vocable sur cette
sensation profonde : « le ressac de la mer »,
s’entend-t-il prononcer.
Puis,
il la voit cette mer : elle occupe tout l’espace.
La
porte a disparu, escamotée dans la vision, et la pièce n’a plus ni murs, ni
plancher, ni plafond.
Seul, l’océan sans
contours s’offre jusqu’à l’horizon. Une infinité de vaguelettes coniques
se juxtaposent, s’entrelacent, toujours renouvelées. Leurs couleurs frappent
sa rétine : des verts métalliques, fluorescents, qui finissent,
bizarrement en des blancs laiteux et opaques.
Tout à coup, sans crier
gare, un immense voilier surgit, directement sur les flots et assez proche de
lui. Sa voilure, mollement agitée est faite de papillons, exactement comme la
toile peinte de Salvador Dali, contemplée l’avant-veille. Divers personnages
s’agitent sur le pont.
Stupéfait
et submergé d’une inexplicable joie, Sacha discerne, lui faisant de grands
signes, ses arrières grands parents, ses grands parents, ses parents, ses frères
et sœurs,toute sa lignée, tous ceux qu’il aime sans pouvoir leur dire.
Avant que de pouvoir
savourer pleinement cet inexplicable moment, il se
sent de nouveau aspiré vers le couloir.
Il peut voir la porte,
inexorablement, se refermer, la lumière décliner, alors même que dans un
mouvement parallèle, une autre porte s’entrouvre.
Le
sentiment d’une perte irréparable submerge Sacha : il ne veut pas
quitter son enchantement.
Malgré
des efforts inouïs, sa volonté reste impuissante et ne parvient pas à le
ramener à ce quart de seconde antérieur, si proche pourtant, mais qui
s’effiloche et finit par disparaître tout à fait.
Résigné et contraint à la
fois, il se rapproche, en apesanteur, de la porte de droite.
Là, la pénombre règne.
Mais
c’est une pénombre accueillante qui, d’ailleurs, permet de discerner, tout
au fond de la pièce, un personnage au torse nu, étrangement accoutré d’un
turban et d’un pantalon bouffant qui sourit en
voyant arriver Sacha. L’inconnu fume avec volupté un narghilé dont
les volutes créent la pénombre.
Il
est à demi couché sur un sofa mauve et or duquel irradie une clarté légère,
suffisante en tous cas pour que Sacha, après un court instant, discerne son
visage.
L’homme
au turban, contre toute attente possède un regard très clair et ses iris
composent des paysages animés, qui, soudain sont autant d’aimants pour Sacha.
Les images perdues
l’instant auparavant ressurgissent fugacement et, il sait en un éclair
comment les retrouver.
Alors même qu’il allait
plonger tout entier dans la pupille gauche du génie, celui-ci, d’un seul
souffle, le repousse, sardonique.
Et le souffle se prolonge,
se prolonge, renvoyant Sacha, loin du regard magique qu’il avait cru
salvateur.
Des larmes surgies des
profondeurs lui inondent le visage, mais, impitoyablement, le périple se
poursuit.
Sans
qu’il ne puisse rien empêcher, Sacha se voit encore emporter, et de nouveau,
il flotte dans cet anonyme corridor.
Le temps s’étire, dans
une attente vague, sans ennui. Sacha se perçoit,
il se reconnaît même, mais sans sa corporéité, bizarrement tout cela lui
semble parfaitement naturel.
Sans un bruit, la porte de
l’ascenseur glisse et s’escamote dans la profondeur du mur.
La paroi du fond apparaît,
lisse et argentée comme un miroir, aucune image cependant ne se reflète en
elle.
Debout, cette fois, le
personnage enturbanné vient de resurgir, mais ses paupières sont closes. Il
porte avec noblesse une longue robe améthyste, drapée.
Alors que Sacha le
contemple, ébahi et inquiet, un paysage se crée derrière lui, sur le fond de
la cabine.
Comme
en un kaléidoscope, le miroir argenté s’efface et il voit apparaître une
aimable campagne, verdoyante et fleurie : les arbres disséminés çà et là,
les haies, deux petites mares en contrebas dessinent un idéal
bocage.
Sans fondu-enchainé,
s’impose soudain un nouveau changement : l’image d’un pique-nique
collectif.
Une
émotion puissante étreint Sacha, il croit reconnaître tous ses amis, installés
là avec les enfants.
De nouveau, les larmes
perlent à ses yeux, mais la surprise suspend son émoi : le génie lui
parle.
Sans
que ni la bouche ni le regard de
l’apparition ne s’ouvrent, Sacha perçoit le message, comme télépathiquement :
« Le temps pour moi
n’est pas un mystère ; je peux, si tu le désires, te faire indéfiniment
parcourir cette dimension énigmatique, dans une félicité constante.
Il m’est donné de pouvoir
réunir les vivants et les morts et de procurer à tous le sentiment d’éternité.
Il te suffit d’acquiescer
en pensée et en me rejoignant, tu comprendras.
Mon
offre est sans conditions, mais tu dois te décider très
vite »
Mais pour Sacha, le temps,
en cet instant, semble ne plus exister, suspendu par une perplexité sans fond,
une hésitation déchirante. Il contemple, incrédule cette entité qui
l’attend impatiemment.
Une énergie inconnue monte
en lui, qui lui souffle : « acceptes, acceptes… »
Et, rassemblant ses forces,
il se prépare pour ce voyage inconnu.
Alors même qu’il amorce
une révérence de soumission, un bruit incongru émane du génie, un son bref
et sec, assez violent, sans logique, sans lien avec la vision.
Ce bruit parasite crée en
Sacha, une frustration douloureuse.
Mais
le bruit se répète, encore et encore, impérieux, sa source se déplace et
devient plus lointaine alors même que son intensité va croissante.
Soudain, toutes les images
s’effacent de l’esprit de Sacha : « Dring, dring, Dring »,
un silence, puis encore « dring, Dring Dring »
Sortant des limbes, Sacha
sait qu’il entend la sonnette de sa porte d’entrée, avant que de savoir où
il se trouve réellement.
Il résiste encore, mais en
pure perte, il lui faut se résoudre à ouvrir les yeux.
Le spectacle des reliefs du
repas de la veille, des bouteilles vides, des bougies consumées, de la fête,
ratée pour tout dire, lui fait mal, instantanément.
Pourquoi cet affrontement,
ces disputes continuelles avec lisa, alors que l’un sans l’autre ils sont si
désemparés ?
« Dring, dring, dring »
le visiteur inconnu insiste résolument…
Sacha, revenu à la vie,
plein d’espoir va coller son œil à l’œilleton…