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Les amants
ennemis
par Gilles Garaudet
-
Dispersez-vous ! On est repéré !
Tels
avaient été les derniers ordres gueulés par son sergent avant qu’une balle
ne lui éclate la tête. Puis un crépitement terrible et meurtrier de
projectiles sifflant à leurs oreilles. Les uns tombèrent nets, d’autres se
repliaient en désordre. D’autres encore, atrocement mutilés, hurlaient de
douleur. Lui se laissa glisser dans l’herbe et mu par son instinct décida de
ne pas fuir en arrière mais d’obliquer à gauche des lignes ennemies loin du
champ de tir de la mitrailleuse dont le feu anéantissait méthodiquement son
groupe. Il rampa ainsi longtemps sans vraiment savoir où il allait
jusqu'à ce que les bruits de mort s’estompent à ses oreilles. Epuisé,
couvert de boue, les mains arrachées par les ronces, mais toujours vivant,
il s’accorda un moment de répit puis se releva. Complètement désorienté
dans cette nuit sans lune, éclairée sporadiquement par les lueurs de la
mitraille, il marcha longtemps, longtemps sur une terre désolée.
Les
premières clartés du jour commençaient
à poindre et le doute s’installa en lui : il s’était égaré et il était
peut être en territoire ennemi. Les postes avancés sont sur des points stratégiques
et le front n’est pas toujours continu. Il a très bien pu le traverser sans
s’en rendre compte. Il lui fallait donc redoubler de prudence et trouver un
abri sûr pour se reposer et se cacher.
Il
avait remarqué sur son trajet quelques fermes isolées, souvent incendiées et
certainement abandonnées depuis
longtemps, la guerre en ayant chassé les habitants et ses obus fini les plus
obstinés. Il pensa qu’une de ces bâtisses pourrait lui offrir un refuge pour
la journée, le temps de se remettre et d’organiser son retour. Prudemment, il
s’introduisit dans une cour, s’assura par l’examen du sol qu’aucune
activité n’y subsistait et pénétra dans une ancienne grange à foin. Elle
abritait tout un bric à brac d’outils agricoles, de la paille encore et vu la
poussière, semblait ne pas avoir été visitée depuis des mois. Il s’aménagea
une cache et s’allongea pour s’y reposer. Bien que très fatigué, il eu du
mal à s’endormir. Le film de sa nuit le hantait : ses anciens compagnons
morts, déchiquetés sous ses yeux et lui encore vivant, peut être le seul
survivant de son peloton. Il avait eu de la chance !
Enfin il ne savait plus très bien d’ailleurs s’il était préférable
de survivre dans cet enfer ou l’existence se réduit
à une sombre quête funeste : porter la mort en attendant la sienne.
Dans quel but ? Pour quel idéal ?
Cela le dépassait. Jeune appelé, on l’avait réquisitionné sans même
lui demander son avis pour défendre son pays en danger, attaqué par les
oppresseurs. Lui dont la seule patrie connue
était son village et ses amis d’enfance, on l’avait instruit au maniement
des armes, éduquer à haïr l’étranger, ne pas réfléchir et toujours dire
oui. Et puis un jour on l’a expédié
au feu dans cette région où les deux armées sont embourbées dans un face à
face terrible depuis des mois et immolent leurs soldats dans des actions de
commandos, d’attaques et de contre attaques ne représentant
aucun intérêt stratégique, mais faisant
monter la courbe des héros morts pour leur
patrie. Mais aujourd’hui, seul dans cet abri, il pouvait à nouveau méditer.
Il n’avait ni compte à rendre, ni corvées absurdes ou ramassage de cadavres
à opérer, il avait toute sa tête pour lui. Que devait-il faire ? Retourner
dans son camp, se rendre à
l’ennemi. Dans les deux cas il risquait d’être fusillé : pour abandon
de poste ou pour espionnage. Il se rendit soudain compte qu’il était dans un
sale pétrin, une situation imprévue qui ne figurait pas dans le registre de la
formation militaire. Il finit par s’endormir
dans sa niche de paille.
Bien
plus tard sur le soir, le lourd ronronnement d’un moteur le réveilla. Il
reconnu le bruit d’un engin militaire. Aussitôt il scruta les alentours. Une
véhicule chargé de soldats pénétrait dans la cour et stoppa en plein milieu.
Par réflexe il se saisit de son arme, prêt à vendre chèrement sa peau,
quelques hommes non armés descendirent. Ils semblaient gais et insouciants mais
pas du tout à la recherche d’ennemi. Cela le rassura un peu tout en
l’intriguant. Le groupe se dirigea alors vers un bâtiment opposé où il
disparu. Décontenancé, il ne savait que faire. S’enfuir,
mais où ? Finalement il décida de rester caché et
de faire le guet ici dans la grange. Pendant longtemps, il ne vit rien
mais il entendait sourdement des rires, des chants comme si ces hommes
participaient à une fête. Tard dans la nuit, presque à l’aube levante, il
les vit revenir vers la voiture,
titubant, chantant, apparemment heureux d’avoir passé une bonne soirée. Ils
eurent beaucoup de mal à démarrer mais finalement le véhicule s’ébroua
puis disparut cahin-caha. Il eu un long soupir de soulagement. Mais cela ne résolvait
pas son problème et il lui fallait échafauder un plan, se fixer une
destination et quitter les lieux rapidement. D’abord il voulut inspecter le bâtiment
où avaient séjourné les militaires. Peut être y trouverait ‘il de quoi se
nourrir et aussi des vêtements pour passer inaperçu. Prudemment, le doigt sur
la gâchette, il s’avança vers l’habitation en longeant les murs. Toutes
les fenêtres étaient closes, il s’approcha de la porte, la poussa. Il découvrit
alors une pièce qui semblait habitée. Et si quelqu’un l’avait aperçu et
le guettait ? Il n’osait pénétrer. Il ne savait plus que faire d’ailleurs,
reculer et se faire tirer comme un lapin, faire feu de toute part dans la pièce
et se faire repérer…
C’est alors qu’une voie calme et sereine, une voie féminine s’éleva
de l’intérieur.
- Qui es-tu l’homme en arme et
que cherches tu chez moi ? Entre et pose ton fusil, ici c’est une
maison de paix.
Étonné, presque
subjugué, lui qui n’avait entendu une voie de femme
depuis des mois, il resta un instant coi. Sa raison militaire repris
alors le dessus : et si c’était un piège, si l’on l’attendait en
embuscade. Il répondit :
-
Qu’est-ce qui me prouve que tu dis vrai ? Sors-toi, sinon je mitraille la
pièce.
Puis un silence et
une silhouette qui contrastait terriblement avec le délabrement de ce bâtiment
fit son apparition. Une femme blonde, élancée, les cheveux déliés, vêtue négligemment
d’un peignoir sortis paisiblement. D’un accent très caractéristique à la
région, un accent qu’il avait découvert sur le front et qui était pour lui
synonyme de guerre et d’ennemi, elle répliqua :
- Tu vois moi je ne suis pas armée
et je ne n’ai pas peur.
Dans sa bouche,
cet accent avait une autre intonation. Il devenait agréable. Ou alors était-ce
le mouvement de ses lèvres sur son visage harmonieux qui lui en donnait
l’impression ? Sans faire un geste et sans rien dire, il l’observa un
long moment. Il y a tellement longtemps qu’il n’avait vu de femme durant ces
mois d’enfer qu’il lui sembla redécouvrir la vie. De plus celle-ci était
belle. Mais sa fierté lui imposait de contenir ses émotions. Alors il rétorqua brutalement :
- Rien ne me prouve que tu es seule
et que ce ne soit un piège. Approche ! Nous allons explorer ta maison et
au moindre écart je t’abats.
Il la poussa à
l’intérieur. C’était une grande salle bien agencée et décorée. Presque
coquette, elle n’avait rien d’un foyer paysan et contrastait beaucoup avec
le délabrement externe. Ils visitèrent
les autres pièces, elles aussi impeccables, ce qui surpris et gêna presque
notre militaire, habitué depuis des mois à la paillasse des tranchées et qui
avait perdu de vue le confort du monde civilisé. Elle engagea alors le dialogue
d’un ton moqueur :
- Tu vois, il n’y a personne
d’autre que nous deux. Tu peux ranger ton engin de mort, ici il ne te sera
d’aucune utilité, car toute vie est éteinte depuis longtemps. Tous ont été
tués ou sont partis.
- Oui et ces soldats qui ont passé
la nuit ici avec toi. Ils étaient bien vivant et m’auraient certainement
rendu des honneurs expéditifs, s’ils m’avaient aperçu.
- Ce sont de jeunes innocents comme
toi, qui donnent leur vie sans même savoir pourquoi.
- Et toi qui es-tu donc et que
fais-tu dans cette ferme abandonnée ?
- Tu es ici dans ma maison. J’y
suis né, y ai grandit et c’est la seule chose qui me reste aujourd’hui. Car
la guerre m’a enlevé tout le reste. Mes parents et mes enfants sont morts.
Mon mari, disparu sans nouvelles depuis des mois quelque part loin sur un autre
front. Moi je suis la seule gardienne du souvenir et je n’ai pas l’intention
d’aller nulle part.
- Mais de quoi vis-tu, puisqu’il
n’y a plus personne, plus d’animaux, plus de champs cultivés, plus
d’activité dans cette région.
- Il y a la guerre. C’est une économie
la guerre. Ca broie des vies, ça détruit des familles mais ça fait vivre
beaucoup de mondes : les fabricants d’armes, les croque-morts, les
entreprises de reconstruction…
- Et de quoi te fait-elle vivre la
guerre.
-
Moi je suis en quelque sorte un médecin des âmes, une combattante
du corps à corps. J’aide les soldats à supporter leurs misères, à
conserver le peu d’humanité qu’il leur reste. Ils viennent me voir avant de
partir sur le front ou …s’ils en reviennent.
-
Tu es une pute alors….
- Oui tu as trouver le mot juste :
une salope qui fait jouir les hommes avant que la mort ne les prennent ou qui
leur fait paraître leur triste jeunesse moins horrible. Je suis en quelque
sorte un antidote à la guerre.
En
d’autres circonstances, l’idée même que cette femme soit une prostituée
l’eut profondément scandalisé, lui qui fut éduqué dans le strict respect
de la morale et de la religion. Mais aujourd’hui après toutes les horreurs
dont il fut témoin durant cette sale guerre : meurtres, tortures, exécutions,
rien ne le choquait plus vraiment. Il éprouva même une sorte d’admiration
pour cette femme qui finalement donnait son corps à son pays alors que
d’autres sont fiers de donner leur vie. Jugeant qu’il n’avait finalement
rien à craindre de cette femme, il finit par poser son arme et s’asseoir dans
un fauteuil en lui demandant si elle ne pouvait pas lui donner quelque chose à
boire et à manger car il était vraiment à bout. Elle le servit avec beaucoup
d’attention, sans même que l’idée qu’il soit ennemi n’effleure ses
pensées. Elle ne comprenait pas
depuis le début de ce conflit pourquoi des hommes semblables, séparés
seulement par une frontière fictive et artificielle pouvaient du jour au
lendemain s’entre-tuer pour des motifs qu‘ils ignoraient eux-mêmes. Non
jamais son esprit n’arrivait à intégrer cette pulsion de mort qui anime périodiquement
les sociétés. Puis il lui raconta sa vie au front et celle avant la guerre.
C’étaient à peu près les mêmes histoires que racontaient ses amants d’un
soir. Ils auraient pu être amis tellement ils se ressemblaient au lieu de
s’arracher les vies dans ce bout du monde.
Il retrouvait un
peu d’humanité à travers cette discussion avec une inconnue, il pu enfin
livrer ses pensées intérieures refoulées, proscrites dans les radotages au
bataillon et de cela aussi il avait faim. Elle aussi raconta sa vie, ses
malheurs, ses espoirs aussi. Ils finirent ainsi pas sympathiser. Elle lui promis
de ne pas le dénoncer aux siens, lui proposa de l’héberger quelques temps.
- Et en retour que dois-je faire ?
lui dit’ il, car je suppose que c’est un marché.
- Ne va plus te battre, réfugies-toi
la bas dans le pays neutre dont la frontière est proche, embauche toi chez un
paysan et attend la fin de cette salle boucherie. Je ne veux plus que tu ailles
tuer ou te faire tuer, c’est cela ma condition.
- C’est ce que tu proposes aussi
à tes clients ?
- Non, je ne peux pas car ils
pourraient me jeter en prison et m’exécuter pour antipatriotisme, démoralisation
des troupes ou autres fadaises. Mais à toi je peux le proposer. Car je sais que
sans le joug militaire, tu redeviens humain et peux comprendre ma sincérité.
Il
accepta ce marché mais resta d’abord distant avec cette femme. Elle était
malgré tout de l’autre camp et en plus prostituée, donc une créature
doublement impure aux yeux de la morale puritaine qui subsistait dans son
inconscient, en dépit des terribles désillusions que lui avait suscitées la
guerre. Cette sombre morale qui fait de toute femme un être impur dès
l’instant ou elle n’est plus vierge, et bénit les massacres organisées aux
noms d’idéaux absurdes.
Elle le cacha
ainsi quelques temps. Ce n’était pas très dur en vérité, car il n’y
avait personne à cent lieues à la ronde. Il s’occupa à restaurer cette
ferme ou plutôt à palier à l’urgence avec les maigres moyens du bord pour
éviter qu’elle ne tombe complètement en ruine. Parfois quelques soldats
venaient passer leurs soirées.
Alors il devait disparaître. Il montait au grenier, s’installait dans une
cache aménagée et se plongeait dans les livres oubliés.
Puis un soir arriva ce qu’aucune
guerre ne pourra empêcher : deux êtres jeunes et vigoureux vivant l’un
près de l’autre sont irrémédiablement attirés l’un vers l’autre,
appelés par ce profond désir
charnel qui caractérise aussi l’humanité.
L’un en face de l’autre, longtemps ils se regardèrent
silencieusement. Puis soudainement, comme mus par un fulgurant appel, ils s’étaient
dévêtus sans un mot toujours face à face. Ils se saisirent alors l’un de
l’autre en des gestes impatients, presque brusques. Ils sombrèrent alors sur
le lit, leurs corps rompus sous le poids du désir. Enlacés l’un à
l’autre, ils avaient roulé entre les draps, nagés l’un contre l’autre,
peau contre peau, s’étaient lovés l’un en l’autre, s’étaient enfouis
au plus profond l’un de l’autre dans l’ardente tiédeur de la chair. Ils
avaient goûté à toute la saveur de leur peau, s’étaient embrassés
jusqu’à l’enivrement et la bouche brûlée de soif s’étaient léchés,
mordus, étreints en proie à une farouche tendresse. Épuisés, ils avaient
alors sombré dans un sommeil profond,
enclavés l’un à l’autre. Cette nuit-là, malgré le bruit sourd des
canons, fut embrasement des cœurs, louange du corps, éloge du désir.
La vie pour eux s’écoula ainsi
paisible pendant plusieurs semaines,
à la fois si près des terribles événements qui humiliaient la vie et
l’humanité mais aussi si loin, tellement leur envie d’oublier les
ensevelissaient dans leur passion amoureuse. Chaque jour qui passait lui faisait
reprendre goût à la vie, une vraie convalescence. Mais rapidement il du se
rendre à l’évidence que cette situation ne pouvait durer et qu’elle était
dangereuse pour lui et surtout pour son hôtesse qui risquait d’être accusée
de collaboration avec l’ennemi. C’est ainsi qu’un matin, après une nuit
merveilleuse, sa main ne trouva pas le corps de l’homme qui partageait dorénavant
son lit. Elle ne fut que peu étonnée sentant depuis plusieurs jours son
tracas. Elle se leva, découvrit une lettre posée sur la table. Elle déjeuna
comme d’habitude puis comme si rien ne s’était passé, elle jeta alors le
message dans la cheminée sur les braises encore chaudes de la veille. Elle
s’assit en regardant le papier se consumer lentement par les côtés. Avant
qu’il ne soit entièrement brûlé,
elle le reprit, le porta à ses lèvres en laissant échapper une larme. Sur la
feuille, on pouvait encore lire :
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