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Une histoire pleine de trous
par Mireille Beguinot
Il enflamme à petits gestes nerveux, du bout de sa cigarette, un papier blanc,
qu’il a jeté un instant avant dans le cendrier, sans le froisser et déjà le
geste nerveux. La cendre rougeoyante mange voracement la feuille, je pense à du
rouge à lèvres qui fuit et laisse fatalement des traces sur une serviette de
table. Dans la salle, on le regarde, c’est l’odeur du papier qui brûle, je
vais aller à lui. Mais la table 5m’attend.Je le vois jeter de la monnaie sur
la nappe , se lever brusquement et atteindre la porte en deux enjambées :
là , il s’arrête quelques instants , regardant les vieux pavés et la
monumentale porte St Vincent , si elle arrivait enfin , ne pas la manquer ,
peut-être c’est ce qu’il pense , comment savoir ?Puis , il referme la
porte du café , conscient des
courants d’air. Reviendra t-il ? Dès son départ, j’arrache le papier
du cendrier, il a la forme d’une île et du vague à l’âme plein les mots.
Le
jeudi soir suivant, il ne vient pas, la salle regarde leur table, les deux
chaises face à face et la rose fraîche qui fanera seule .Elle sentait la rose
elle aussi et le café…En rinçant les verres, je me la rappelle, elle
n’aimait pas les verres à thé, elle me l’avait dit dès le premier soir: «
pas dans un verre, ça me brûle les doigts ! »
Elle
et lui, ils venaient ici tous les
jeudis soirs : pourquoi ce jour, ce n’était pas mon rôle de le
savoir…A force, je ne dirais pas qu’on les attendait mais pas loin comme de
regarder l’heure par exemple et des clins d’œil dans la salle !
c’était un rituel, ils arrivaient
toujours ensemble, ils s’installaient toujours à cette table , au
fond de la salle : je l’avais entendu dire qu’il n’aimait pas les
courants d’air ! Elle, elle aimait les grandes baies ouvertes sur le
port. Je les avais installés à cette petite table tranquille un peu à l’écart,
qui donnait sur le port, oh ! pas de très près mais la perspective ne
manquait pas de charme à mon sens …J’avais un petit faible pour celle-ci :
j’y posais parfois un plateau en passant , je lissais la nappe , je veillais
à ce que les abat - jours soient époussetés et je refusais qu’un client
demande une des deux chaises pour asseoir tout son petit monde , – est-ce que
je ne rêvais pas de voir un couple d’amoureux idéal s’y installer ?
C’est possible , on voit tellement de gens qu’on se passerait de voir !vautrés
, bruyants , impatients , sans gêne , parce
que pas plus tard qu’hier c’était en plein après-midi , le thé de seize
heures et les mémés… et il y en avait une , énorme , une blonde décolorée
aux joues trop fardées qui s’est amenée avec son caniche , elle a demandé
un grand chocolat et un plus petit pour sa copine , oui , elle a dit sa copine ,
j’ai eu un peu peur sur le coup qu’elle parle de sa bestiole mais non ,
j’ai vu venir une grande brune , maigre comme un jour sans pain et à la
bouche plus pincée qu’un torchon sur sa corde à linge
, elles se sont assises en s’égosillant sur leurs retrouvailles,
j’ai surpris la grosse blonde à donner du chocolat à son caniche qu’elle
avait planqué sous la nappe et bien sûr quand elles sont parties , je me suis
aperçu en débarrassant qu’il avait pissé tout son content ! Ce n’est
jamais qu’un exemple, je m’égare, oui, mais c’était juste pour illustrer
ce que je disais…
Pourquoi
je les ai installés à cette table que je gardais en réserve comme pour une
grande occasion ? Je ne sais pas, enfin si : en les regardant, on
savait immédiatement qu’ils étaient amoureux, à leur façon de marcher, de
se regarder…Je me souviens : quand je les ai vus la première fois, l’été
dernier, on venait d’allumer les
lampes sur les tables, il pleuvait et
elle est entrée, le visage ruisselant des larmes du ciel, elle n’avait pas de
parapluie et elle défroissait sa
petite robe jaune, nostalgique du soleil, en
frissonnant :
« Mes
cheveux, quelle tête je dois avoir ! »
Et
lui, il était à ses côtés, à la fois maladroit et attentif, il cherchait
des yeux une place, ça n’était pas évident, avec ce temps les gens se précipitent
dans les cafés …Il l’a regardée et elle au même instant .J’ai
avancé droit vers leur sourire naissant avec mon plateau qui me tanguait dans
les mains :
-« Monsieur,
madame? »
et
je leur ai désigné ma petite table ; j’ai reculé un peu la chaise pour
lui permettre de s’asseoir à l’aise, elle sentait la rose et le café. Elle
m’a demandé un thé mais « pas dans un verre, ça me brûle les
doigts.. », elle a souligné sa demande d’un sourire qui était comme un
trait d’union entre elle et moi, pourquoi était-elle accompagnée ?Etait-ce
pour écrire plus tard « je crois que nous n’aurons plus de contact » ?
Quand je suis revenu avec leurs commandes, ils parlaient comme on parle au café,
il lui montrait les voiles, il devait vouloir l’emmener en bateau j’ai pensé,
…Après ? Hé bien , j’étais assez survolté et je me suis occupé des
autres tables…râlant après certains de mes serveurs qui se la coulaient
douce !Je la regardais de temps à autre , elle était plutôt silencieuse
, levant les yeux vers lui , un regard où je mets ces mots maintenant « j’étais
dans une telle impasse » et
lui , sa voix qui ne me plaisait pas trop , il l’aurait invitée à passer une
nuit d’hôtel avec lui qu’il n’aurait pas pris une autre voix !Quand
ils sont partis , elle m’a souri ,
les rides du bonheur cernaient ses yeux mais lui , quel drôle de type , il
m’a tendu le brin de solitude que j’avais oublié d’ôter de leur table et
il m’a dit :
« Ça
ne vous arrive jamais de changer l’eau des fleurs ? »
A
partir de là, ils ont pris l’habitude de se voir .Tous les jeudis soirs. Je
me souviens, la deuxième fois qu’ils sont venus, il portait un bouquet de
roses, aussi épanouies qu’elle à ses côtés, et quand je suis venu à leur
table, il me les a tendues :
« Tenez,
trouvez-moi un vase, nous aurons ce soir des fleurs fraîches sur notre table ! »
Je
n’ai pas montré mes états d’âme, c’est pas vraiment mon genre, j’ai
pris les fleurs, glissant la plus belle dans leur soliflore et puis j’ai
distribué les autres à chaque table occupée .J’entends encore son rire à
elle , une mouette sur le dos
de la mer ! Lui ? Il avait un petit rayon d’or dans ses yeux gris,
il m’a dit :
«
Vous avez raison, le bonheur se partage ! »
Au
fur et à mesure des semaines, ils semblaient toujours plus proches, je
pourrais dire qu’ils se tenaient par les yeux comme d’autres par la main.
Des voisins de table me dirent plus tard :
« Vous
savez quoi ? Il lui serrait les jambes sous la table, pour qu’elle ne
s’échappe pas, si, si, on l’a bien entendu –je ne veux pas que vous m’échappiez
–ah ! elle était bien prise , c’est sûr ! »
Ils
s’envoyaient des petits billets, les faisant glisser l’un vers l’autre sur
la nappe .Des enfants, on aurait dit dans ces moments, tout juste s’ils n’en
faisaient pas des petits bateaux ! Je me souviens, un soir sans le vouloir,
j’ai lu un de ces billets tandis
que je me penchais vers elle pour lui verser son thé :
« Je
voudrais un enfant
De
vous Avec vos yeux »
Surprise,
elle avait eu un geste un peu brusque et je n’avais pu empêcher qu’un peu
de thé se renverse sur le papier, il avait ri :
« Allons,
recommencez, c’est sale ! »
Mais
je suis certain qu’il l’avait lu …
Ils
s’aimaient, les habitués de la salle, habitués à les voir, le disaient.
Dans ces cas-là, on ne pense pas au moment où on ne verra plus les gens :
est-ce que quelque chose qui commence doit finir ? Un de mes plus anciens
clients à qui la solitude pèse plus qu’une vieille épouse acariâtre m’a
dit les avoir rencontrés le jour même où ils sont venus au café pour la
première fois :
-
« comme d’habitude, monsieur? »
Pas
de réponse mais je l’ai pris comme telle ; et j’ai pris aussi tout mon
temps, je ne voulais pas qu’elle boive du thé qui a refroidi…Le temps
passait pourtant autour de leur table comme passe un ange, elle n’était
toujours pas là : par acquis de conscience professionnelle, je me ramène
à lui :
-« Pourriez-vous
m’apporter une bière ? »
Sa
voix s’adressait à moi mais
semblait sortir d’un sommeil où il l’appelait…
-« Et
le thé de madame ? »
-« Madame
ne viendra pas ! »
-« Bon,
je vous apporte votre bière, j’attends qu’elle vienne qu’elle boive son
thé encore chaud»
C’est
dire que je ne pouvais me faire à son absence, et au client qui me dit au
passage :
-« elle
est pas là, la petite dame ? »
-« Non,
je lui dis, elle n’est pas encore arrivée. »
Je
naviguais dans la salle, guettant la porte et si je l’y voyais soudain avec du
soleil dans les yeux ou son parapluie qu’elle avait oublié un soir…Pourquoi
fait-on tellement attention à un geste quand soudain , il n’apparaît plus ?
J’allais vers lui :
-« J’apporte
le thé maintenant, elle ne va peut-être plus tarder ?
Les
deux ou trois jeudis suivants, il est venu. Toujours seul et dans l’attente
qu’elle vienne. Et la salle attendait aussi, il devait bien la sentir embarquée
avec lui, on le regardait, on sursautait à chaque main qui se posait sur la
porte, on parlait bas autour de lui, comme pour ne pas effaroucher des ombres.
On ne se parlait pas, nous deux : je lui apportais sa bière, il se
plaignait du goût amer qu’elle lui laissait en bouche, le seul qu’il aurait
jamais
«
puisque j’ai perdu le goût de sa bouche … »
Je
me souviens d’avoir questionné mon vieux client, imbibé d’alcool :
-« Tu
l’as revue à la librairie, elle ? »
-« Pourquoi
je l’aurais revue ? Je ne suis pas un bon lecteur pour elle ! Mais
lui, il n’a jamais dû lire en elle que ce qu’il voulait, on dirait !Et
puis , tu sais , il y a des jours où je ne mets pas mon nez dehors , à part de
venir te voir le soir : alors , elle peut très bien être allée chercher
un livre sans que je la vois et si elle l’a rencontré par hasard avec sa
gamine sans qu’il ne lui en ai jamais parlé … enfin , je sais pas ,
tout ça c’est plus de mon âge ! Et n’oublie pas non plus qu’on est
jamais qu’en marge de l’histoire …»
Tiens,
oui, je n’y avais pas pensé : et s’il ne lui avait jamais parlé de
cette gamine ?
« Je
crois que nous n’aurons plus de contact… »
moi,
à mon avis , elle a hésité avant d’écrire ces lignes ,
elle le cherchait , elle lui adressait une prière : répondra t-il ?
Et ce message qu’elle lui avait écrit, où j’avais fait tomber du thé ?c
‘était avant, quand elle ne savait encore pas qu’il avait une gosse,
non ?
« J’étais
dans une telle impasse »,
qu’entendait-elle par là ?mal mariée, sans enfant, la mort de l’un ou
l’autre ? Je pouvais juste me dire qu’elle avait pris avec lui
une nouvelle impasse, sans le savoir…
Il
ne vient pas ce soir, il ne viendra plus, on va bientôt fermer !
Pendant
quelques jours, la salle va parler d’eux, s’interroger et puis, elle les
oubliera : on ne passe pas sa vie avec
les absents ! Je sors de ma poche le papier qu’elle a tenu entre ses
doigts avant qu’il ne tente de le brûler : je le lisse comme je ferais
d’une nappe. Il y a, au-dessus de leur table, un petit pan de mur nu qui ne le
sera plus longtemps : je vais mettre sous cadre son dernier message et le
suspendre là, il accrochera peut-être l’attention de la salle complice qui
s’amusera un temps à trouver les mots manquants, à broder sur cette histoire
pleine de trous, une histoire dont le
« …souvenir
me suivra toute ma vie »
ou
du moins tant que je serai dans mon café des Embruns à préparer les tables
pour des clients de passage qui laissent des traces parfois indélébiles sur
les nappes …et comme aujourd’hui , sur ce petit billet doux rempli de maux
d’amour …
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