Comment je suis devenue une fugitive

                                                                   par   Raphaël Arques

                    Retour concours 2004                                                                                 (lire les avis des lecteurs) 

                Les autres nouvelles 2004                                                                         (Lire du même auteur "Le talisman" 1er prix 2003) 

 

 

 

De:    Helen.Mulder@patagonia.arg

A:      Charlie.keyhoe@wingsweekly.com

Objet : comment je suis devenue une fugitive

 

     Mon cher Charlie,

    Après deux semaines de silence total, et maintenant que la situation est devenue plus "calme" pour moi, voici quelques nouvelles et explications que je n'avais pas voulues te donner lors du dernier comité de rédaction auquel j'ai participé.

    Il y a maintenant deux mois, donc, lorsque jeune stagiaire en provenance de Boise, Idaho - blonde, de surcroît - j'ai fait mon entrée au sein de la rédaction de Word-Wings-Weekly ("Premier Hebdomadaire Mondial d'Aviation"), je ne pensais bien sûr pas du tout mettre les pieds dans cet engrenage qui m'a conduit là où j'en suis actuellement. Si j'avais su, je serais peut-être sagement restée sur le sentier balisé que la majorité des journalistes suit gentiment sans se poser -trop - de questions en attendant le chèque de fin de semaine.

 Il y a trois semaines, tu m'envoies donc, en compagnie de Peter et Jim (Avec qui je ne crains rien, merci), au salon aéronautique de Farnborough, Angleterre. Mission : interviewer quelques-uns de nos principaux patrons, cadres supérieurs ou encore stars du show-biz présents sur place, avec une question à deux cents : "Maintenant que le concorde est envoyé à la casse, comment allez vous faire pour traverser l'Atlantique ?" (Sous-entendu : "...pauvres petits malheureux qui aviez pris l'habitude de faire New York - Londres en seulement trois heures et demi").

Évidemment, la plupart des réponses étaient suffisamment affligeante pour ne pas se retrouver dans l'article que je t'ai rendu. Morceaux choisis :

" Je ne sors plus de chez moi depuis le 11 septembre."

" Je suis beaucoup moins pressé depuis mon divorce."

" Je prendrai le train."

(j'en passe et des pires)

 Alors que je traînais sur le stand de la Texas MotorCraft Corporation, j'ai abordé Hunter. Lyndon L. Hunter Junior lui-même, l'un des piliers texans de notre redouté complexe militaro-industrielle. Sans doute éméché par l'abus de champagne - il en était probablement à sa cinquième coupe - ou voulant impressionner une jeune blonde forcément stupide, sa réponse, dans son horrible accent de cow-boy, fut la suivante :

"Ma chère demoiselle, sachez que j'ai trouvé plus rapide que ce putain de Concorde pour me rendre en Europe, alors ils peuvent bien en faire des boîtes de conserve, j'en ai rien à foutre"

Je n'ai hélas, pas pu en savoir davantage : soudainement dégrisé, il a préféré s'éclipser rapidement, me laissant seule devant des molosses à lunettes noires et oreillette qui m'indiquèrent courtoisement le chemin de la sortie.

 J'aurais pu me contenter de ce que j'avais comme réponses acceptables et en rester là. Manque de chance, en sortant du stand de la TMCC je suis tombée sur un bien curieux personnage, hirsute, mal rasé, le caméscope en bandoulière. J'ai d'abord cru qu'il voulait me draguer - un de plus - mais, après quelques rapides présentations (il s'appelait "Jack"), il a tout de suite bifurqué sur notre cher Hunter, comme s'il avait assisté de loin à ma petite déconvenue.

 "Comment croyez-vous que L.L. Hunter peut se trouver dans son ranch près de Fort Worth, Texas à 10H heures et dans les locaux de sa filiale britannique, à Woodbridge, Suffolk, Angleterre, trois heures plus tard ?" : Tel est à peu près la question qu'il m'a posée. Et résoudre cette énigme, c'était sûrement le prix Pulitzer doublé du scoop du siècle assurés : On avait vu pire pour commencer une carrière !  

Voyant que j'étais très intéressée, il m'a donc entraînée au bar où il m'a raconté la suite entre deux bières. Se prétendant d'abord enquêteur privé, puis paparazzi, il m'a affirmé qu'il pistait Hunter depuis plus de six mois, et pour des raisons qu'il a refusées de donner. Hunter n'est pas le genre d'homme à se pavaner sur les couvertures des magazines, fussent-t-ils "people". Alors j'ai supposé que j'avais affaire à un mythomane doublé d'un parano, ou quelque chose comme ça. Cela ne me gênait pas outre mesure, car on peut faire également un bon article avec des histoires de ce genre...

Seulement, Jack s'est montré suffisamment précis sur le cas qui nous occupe : Un matin de juin dernier, alors que Hunter s'apprêtait à faire sa promenade à cheval, un incident grave s'est produit dans son atelier du Suffolk. Hunter a aussitôt troqué son canasson pour un puissant 4x4 qui l'a emmené au fin fond de son ranch, dans un vaste endroit boisé et surveillé, situé à proximité de la base aérienne de Sheppard. Tout ce que Jack a pu voir, de loin, ce sont des lueurs qui montaient vers le ciel a une vitesse vertigineuse. Trois heures plus tard, les employés de Woodbridge voyaient débarquer Hunter.

Selon Jack, chaque déplacement de Hunter en Europe ressemble à peu près à ceci: Hunter regagne d'abord la zone "interdite" de son ranch texan. Environ deux heures plus tard, une Range Rover quitte sa résidence du Suffolk et va le chercher dans la forêt de Rendelsham, située à proximité... de la base aérienne Américaine de Benwaters, zone "interdite" également. Évidemment, selon Jack, ce tour de passe-passe nécessite de sérieuses complicités au sein des Armées américaine et Britannique, mais aussi des douanes et bien sûr de son entreprise (ne serait-ce que son chauffeur et ses gardes du corps...). Toujours selon Jack, il arrive qu'un sosie de Hunter encadré de gardes du corps débarque à Londres Heathrow par son jet privé habituel, histoire de donner le change sur son emploi du temps (principalement lors de réunions publiques). Procédure inverse pour le retour, ce qui permet à Hunter de gagner de précieuses heures de son précieux temps de Milliardaire.

 Comme j'avais déjà mis un doigt dans l'engrenage, autant y engager le bras entier, n'est-ce pas ? Alors, j'ai laissé Peter et Jim draguer les stewards entre deux clichés d'avions et j'ai suivi Jack dans le Suffolk, à bord de sa voiture : L.L. Hunter étant attendu au Texas le soir même, à 20 heures locales, il n'allait donc sûrement pas tarder à regagner son Ranch... via la forêt de Rendelsham.

 Une fois sur place, j'ai remplacé mon tailleur par une tenue plus adaptée à la marche en forêt. Nous nous sommes alors déguisés en couple de promeneurs Yankee égarés (En cas de rencontre avec des patrouilles), et, afin d'être prêts avant l'arrivée de Hunter, nous avons aménagé une planque près d'une clairière, à proximité de la haute clôture qui entoure la base aérienne (Jack avait dû faire un stage chez les commandos d'élite, car il connaissait tout un tas de trucs pour ne pas être repéré, que se soit par des gardes ou par des chiens).  

Personnellement, j'ai tout de suite pensé que ce milliardaire pouvait utiliser un avion militaire secret capable de voler à Mach 6 ou plus. Après tout, si l'on en croit les rumeurs qui circulent depuis plus de 10 ans, nos militaires posséderaient des prototypes de reconnaissance (appelés "Aurora") bien plus véloces que l’avion de reconnaissance SR 71. Pourquoi ne pas envisager alors qu'ils aient pu développer également un modèle de transport en collaboration avec des sociétés privées, pour les opérations "tordues" nécessitant une certaine urgence ? Dans ce cas, Hunter, en bon petit "soldat", pouvait très bien en profiter lui aussi...

 En attendant Hunter, et entre deux décollages assourdissants de F15 ou de F117, Jack m'a un peu raconté son histoire : Pour résumer, il était employé de la Texas MotorCraft Corporation et travaillait sur divers programmes sensibles en collaboration avec l'Armée de L'air. Et, comme souvent dans ces cas là, il avait vu des choses qu'il n'aurait pas du voir. Sa vie était devenue un enfer, et il avait dû quitter son boulot et ses amis. Depuis, il était passé au statut de "bandit solitaire" et menait son enquête en vue de faire éclater un beau scandale, ou quelque chose comme ça.  

A la tombée de la nuit, nous avons vu arriver par le sentier deux gros Chevrolet 4x4 aux vitres teintées qui ont fait plusieurs tours dans les sous-bois avant de stopper. Au bout d'une demi-heure, ce fut le tour d'une Range Rover de pointer son nez et de se garer tous feux éteints.  

C'est alors que quelque chose, sombre, triangulaire, de la taille d'un avion de chasse, est descendu des nuages dans un silence total et s'est posé dans la clairière. Quelqu'un est sorti de la Range Rover et est rapidement monté dans l'aéronef mystérieux. Au bout de quelques minutes, des puissantes lumières blanches et rouges se sont allumées sous l'engin, qui a décollé verticalement, toujours en silence, mais avec une accélération phénoménale.  

Jack avait filmé toute la scène mais je ne pourrais garantir le résultat vu le manque de luminosité générale et l'emplacement où nous nous trouvions. Disons que ce n'est sans doute pas encore avec ce genre de film que l'on pourra prouver quoi que ce soit, alors désolée pour le scoop.  

Puis les 4x4 sont tous partis. Nous avons attendu encore une demi-heure et nous sommes sortis de notre cachette. Hélas, alors que nous regagnions la voiture de Jack torches à la main, nous avons entendu des aboiements derrière nous, puis des cris. Des phares à longue portée se sont également allumés en de multiples endroits, comme si la forêt, soudain, s'était mise à grouiller de flics ou de soldats. Jack a décidé qu'il valait mieux se séparer. Il m'a ordonné de continuer sur le sentier jusqu'à la voiture, sans allumer ma torche, tandis qu'il attirait les "méchants" de son coté. J'ai marché aussi vite que possible sans me cogner à un arbre, j'ai sauté dans la voiture et j'ai quitté le coin en vitesse. Je me suis garé à un endroit convenu, j'ai pris mes affaires et nettoyé d'éventuelles traces d'empreintes, puis j'ai regagné mon hôtel.

 De retour aux États-unis, j'ai essayé d'oublier tout ça, Jack et le reste. Seulement, après t'avoir rendu mon article, j'ai été contactée par des agents du FBI qui voulaient savoir si j'avais rencontré en Angleterre un certain Alexander Scully, recherché pour espionnage et haute trahison. Et la photo qu'ils m'ont montrée était bien celle de Jack. J'ignore comment ils ont retrouvé ma trace, mais j'ai préféré nier en block.

Pourtant, même s'ils n'avaient aucunes preuves et aucunes raisons officielles de m'inculper de quoi que ce soit, ces types ne m'ont pas lâchée. J’ai d’abord subie des menaces à peine voilées et des intimidations. Puis, il y a 15 jours, j’ai trouvé mon appartement complètement à sac. J'ai donc préféré me mettre "hors-jeu"... et j’ai décidé de rejoindre Jack, ou plutôt Alexander, dans la clandestinité.

 Tu te demandes sans doute comment on peut vivre, de nos jours, lorsqu'on est un fugitif ou une fugitive ? Patience Charlie, ce mail sera sûrement intercepté par notre système américain d'écoutes internationales ECHELON. Dans quelques jours, il est probable que tu reçoives la visite de quelques messieurs patibulaires en costume et lunettes sombres qui te montreront un badge du FBI. Et si tu ne collabores pas, tu peux toujours tenter de me rejoindre : Essaye d'abord les montagnes de l'Idaho, l'air y est plus pur.

Quant à moi, il parait que j'ai 11 minutes et 6 secondes pour quitter ce cybercafé avant d'être repérée. 11 minutes et 6 secondes, cela fait 666 secondes. 666, le chiffre de la bête : Étrange coïncidence, n'est-ce pas ?

 Bises

Helen

PS : Si le prochain numéro de Word-Wings-Weekly n'est pas encore bouclé, tu pourrais peut-être insérer ces deux infos dans les "Brèves" :

 1 : De source non officielle mais néanmoins crédible, l'armée de l'air américaine utilise depuis quelques temps des aéronefs de transport ultrasecrets dont le système de propulsion est basé sur une physique totalement différente de celles qu'on nous a enseigné jusque là.

 2 : Si, un jour, vous voyez un objet volant non identifié traverser le ciel à une vitesse fulgurante, dites-vous qu'il s'agit peut-être d'un de nos milliardaires pressés qui se rend à un important rendez-vous d'affaire.

 

(Lire du même auteur "Le talisman" 1er prix 2003) 

 

(lire les avis des lecteurs) 

 

                                          Retour concours 2004                  Les autres nouvelles 2004                             Retour à l'accueil