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Il est toujours temps
par Anne Denche
A
peine y a-t-il une dizaine de voitures qui se serre sur le parking immense et
vide. Deux personnes se regardent face à face. Quelques mètres les séparent.
Un vent froid siffle derrière leurs oreilles. L’une tremblote, les bras croisés
derrière une portière de voiture, l’autre a les mains dans les poches, un
sourire tendu au coin des lèvres. Il y a une femme et un homme qui se dévisagent
pour la dernière fois. L’homme s’interroge. Une douceur étrangement
contenue se dégage de son regard et fixe l’horizon. La femme, elle, boit
l’homme des yeux.
Le
vent souffle. De longues volutes de flocons se soulèvent du sol. Leur chant
remonte le long des murs et s’appuient contre les menuiseries en les faisant
craquer.
Sylvie
les observe depuis sa fenêtre de la tour 307 à cinquante mètres de là. Elle
n’a pas besoin de longue vue pour comprendre. Elle contemple la femme. Dans sa
gorge, des sanglots s’entrechoquent en silence, bloqués de tous côtés par
la crainte et la honte d’elle-même. Et elle se met à trembler elle aussi. De
tous ses membres, collée contre le radiateur électrique.
L’ultimatum du départ. La femme d’en bas se
ploie. La vie n’est qu’une infâme pomme acide qui vous tétanise sitôt que
l’on croque dedans. A cet instant elle aimerait que cette passion brûlante
s’extirpe, déborde sans son aide et surgisse comme un feu d’artifice.
« Transie d’effroi au ventre chaud, que vas-tu faire ? » Le
souffle du vent appuie sur ses paupières. Ses yeux, ordinairement grands et
ronds, se sont plissés en amande. Elle plonge dans son regard pour tenter de
deviner vers quel sentiment son cœur balance à l’instant précis. Oh !
Si elle ne pouvait y découvrir qu’un millième de seconde d’amour pour elle !
Elle pourrait rentrer et dormir en paix pendant cent ans. Mais l’air est sans
doute trop tendu et ne laisse passer aucun soupçon. Soudain une rafale de neige
vient se projeter à toute allure, masquant et démasquant tour à tour leurs
silhouettes, parsemant les vitrages de multiples points argentés, se suspendant
dans l’air puis retombant en courtes giclées comme le ressac après la vague.
Contre la fenêtre de la tour 307, une gerbe de neige et de vent exulte puis se
disperse. La radio annonce zéro degré. Sylvie détourne le regard vers
l’horloge. Il est 14h. « Incroyable ! » songe-t-elle. Il
n’y a plus qu’une brise glaciale qui parle et les enveloppe tout entier. Le
temps s’est arrêté. Si bien qu’à cet instant, ni l’un ni l’autre ne
peuvent savoir si c’est le soir ou le matin, happés qu’ils sont tous deux
par cette éternelle seconde d’adieu. Le paysage lui-même aurait pu
s’effacer, voitures, parking, montagnes environnantes, qu’ils ne se seraient
aperçus de rien. Un seul désir les unissait, celui de viser au plus profond de
l’âme de l’autre et de se dire adieu en sachant exactement où ils en
resteraient. L’homme, fin, grand, aux cheveux bruns et courts reste
imperturbable à la poussée du vent sur son corps quand elle, coincée entre la
portière et l’intérieur chauffé de son auto laisse tournoyer ses mèches
blondes sur son visage, comme un paravent, un cache-misère. Elle sent bien
qu’elle doit se cramponner à la carrosserie pour ne pas vaciller, bien que
ses pieds semblent collés au sol. Il ne se pouvait pas qu’elle fut là, à
contempler son échec et son désœuvrement sans qu’elle ne bougeât d’un
pouce. Que fallait-il qu’elle dise ou qu’elle fasse pour sauver la
situation, tenter de reprendre le flambeau de leur histoire. « Bon,
avance-t-elle dans le silence imposé par le répit d’une rafale, puis-je
continuer de t’envoyer des mails ? » A ces mots elle eut
l’impression de planter là le dernier coup d’assommoir. « Voilà deux
heures qu’il t’explique le contraire », soupira-t-elle dans son for
intérieur.
« J’espère que tu as compris ce que je
t’ai dit, lui répond-t-il. Vraiment je pense que tu dois être une fille
super intéressante à connaître, une super amie, mais là, je ne préfère pas
pour le moment. Rentre chez toi pour essayer d’oublier, va retrouver ta
famille, ton mari, tes enfants, ce sera mieux pour toi. Tâche de m’oublier. »
Elle sermonna le temps, effaça la bande, vida sans dessus dessous un casier
pour y mettre au plus vite et au plus profond ces mots atroces qu’elle ne
voulait pas entendre. Comment retourner d’où elle venait, reprendre le cours
de sa vie comme avant ! ?
La dame de la tour 307 appuie son front contre la
vitre. Prise d’une torpeur subite, elle ne lâche plus de vue ce carré de
bitume qui se dessine derrière son vitrage embué. « Je la connais
l’histoire, marmonne-t-elle gravement, il va la lâcher dans la nature et la
laisser partir vers l’inconnu, sans bouger, sans aide. Et là, hop! elle va
faire une bêtise, peut-être une grosse, et notre homme aura oublié jusqu’à
son visage dès qu’elle aura le dos tourné. » Tandis qu’elle s’offusque,
la femme effondrée entre dans sa voiture, une Renault Twingo vert pomme, et met
le moteur en marche. L’homme a déjà regagné la sienne et s’apprête à
ouvrir la portière. C’est alors qu’on entend le vrombissement sourd et
profond d’un moteur en phase d’accélération. La Twingo roule vers la
sortie, emportée par le vent, vole, à brides abattues, sur ce grand terrain déserté
et se dirige droit contre l’unique lampadaire du parking qu’elle empale
proprement, sans hésitation.
24 janvier. J’ai ouvert les yeux pour la deuxième
fois. La nuit semble accrochée à la fenêtre. Tout autour de moi j’ai des
tuyaux qui me ravitaillent et des machines qui veillent sur mon rythme
cardiaque. Il fait bon et chaud comme dans un couffin. Je suis bien dans ce
silence. Les drogues agissent paisiblement sur mon organisme. Je ne souffre
point. Je ne veux plus souffrir. Je veux rester là toute ma vie, à ne plus
penser à rien. Si, sauf à une chose, la première fois où j’ai ouvert les
yeux. Ils m’avaient allongée sur le brancard et m’emportaient vers
l’ambulance. Lui, il me regardait comme lorsque nous faisions l’amour, plein
de tendresse. J’ai alors compris qu’il était en moi pour la vie. Je sais désormais
que je ne quitterai plus son âme. Son regard m’a dit que je l’avais
conquis.
Un peu plus de vingt quatre heures se sont écoulées
depuis l’accident. La femme de la tour 307 vit, recluse, dans son petit
appartement. Personne ne vient la voir et elle ne veut voir personne. Le
tourment l’a pénètre à chaque pensée. Chaque seconde qui s’écoule lui
fait mal comme une épine enfoncée sous l’ongle. Elle crie sa douleur aux
quatre coins de son T2. Puisqu’elle vit seule, elle ne dérange personne. Elle
qui connaissait cette histoire, pourquoi n’a-t-elle rien fait. La fille est
morte peut-être, elle ne sait même pas. Quelque chose l’a bloqué, cloîtrée
chez elle et elle n’est pas descendue. Descendre, pour voir. Pour faire le
badaud, c’est tout ! Pour aider qui : l’homme, accroupi, pleurant
contre son épaule, ou la femme, inconsciente ? Et faire l’intéressée.
Quelle répugnance ! Comment d’ailleurs une femme si faible pouvait-elle
avoir son permis de conduire ! Et surtout, comment pouvait-elle survivre! Elle
s’affale sur le canapé, du dégoût plein la gorge et voudrait mourir aussi.
Sa tête reste droite et ses yeux fixe l’horloge. Il est 5h du matin. Elle est
morte de honte. Quelle femme n’a pas connu cette histoire ? C’était il
y a dix ans. Il était de vingt ans son aîné. L’amour les avait pris en
laisse et leur donnait rendez-vous au pays des chimères. Ils étaient faits
l’un pour l’autre, puis ils sont devenus ennemis, sans rixe, sans conflit.
L’aula de l’hypocrisie les protégeait des sentiments profonds qui les
rapprochaient mais qu’ils se défendaient d’avoir, de peur de tout faire
basculer. Chacun avait sa vie, sa famille, ses enfants. D’aucun ne voulait brûler
sa peau, par couardise, et leur idylle a fini en piètres bouffonneries, sans
odeur, sans valeur, sans trace. Que lui restait-il ? Des clichés d’avant
et d’après étreinte, fallacieux et lubriques. Pas un sentiment ne les avait
scellés au cours de cette aubaine. Cela n’avait été qu’une illusion.
Dans une heure je vais voir mes petits. Enfin, ce
sont eux qui vont me voir, avec mes bleus sur les bras et mon front recousu. Il
y aura Marc aussi. Que vais-je leur dire.
Sylvie observe la plaine plongée dans l’obscurité
mais son regard accroche à chaque fois cette tôlerie plantée au milieu de
rien. Le lampadaire a vraiment une drôle d’allure mais il continue d’éclairer.
Sa courbure excentrique n’a rien à envier aux œuvres d’art. Un homme
apparaît sous sa fenêtre. Il fait plusieurs fois le tour du lampadaire, les
yeux penchés vers le sol, comme s’il cherchait quelque chose. « Je le
reconnais, c’est le type de l’accident. » Il fouille un tas de débris
resté contre le poteau. Elle ne voit pas ses yeux dans le contre-jour mais voit
ses bras trembler. Que cherche-t-il ? Un objet, une empreinte, une preuve
d’amour ? Elle le regarde fouiller puis retirer sa main très vite. Peut-être
s’est-il coupé avec les débris du pare-brise. « Il cherche peut-être
à cacher quelque chose. Il se peut qu’il y ait une enquête. La crapule, il
voudrait effacer toute trace de son existence, faire croire au monde qu’il
n’y est pour rien et filer à l’anglaise. Le remords le tenaille au point
qu’il se sent coupable. Pourquoi faut-il toujours que les hommes rendent la
vie si vile. Je ne peux pas laisser faire ça. »
Comme un cordage se déroule, Sylvie se précipite
dans la cuisine, ouvre le tiroir de la table, en tire une feuille blanche et un
stylo puis s’apprête à écrire. « Je vais témoigner et j’irais
porter ça à la police. » Soudain elle se mure dans le silence. « De
quoi ont-ils peur, enfin ? Nous désirons plus que tout être vaincues par
l’amour ? Eux qui se croient plus fort que tout, pourquoi
n’assument-ils jamais rien ? » Sylvie se met à écrire. Elle
s’applique, enroule chaque lettre de la façon la plus écolière possible,
fait une pause entre chaque ponctuation. Puis elle sort le briquet du tiroir et
enflamme les rebords du papier, scrupuleusement. « On ne pourrait
faire plus belle preuve d’amour ! » Elle se lève et enfile ses
bottes, un chandail et des gants. La porte à peine refermée, la voilà déjà
au bas de l’immeuble. L’homme est parti. Le parking aligne ses automobiles
rangées indolemment les unes à côté des autres. Il n’y a pas âme qui
vive. Elle s’approche, un sourire aux lèvres, près du réverbère et dépose
son souvenir dans l’encoignure du cendrier coincé sous les débris. Son
visage alors se durcit et elle se signe en silence. Lorsqu’elle revient près
de la porte d’entrée, la nuit se tire à petits pas. La brise se lève sur le
parking des amants, prête pour le balayage des sentiments. Sur la stèle du réverbère
s’émoustillent une fleur de printemps et un bout de papier brûlé. Dessus on
peut y lire :
«remercierai
jamais assez…
j’étais
dans une telle impasse…
Je
crois que nous n’aurons plus de contact,
Sans
doute mieux.
souvenir
me suivra toute ma vie »