Le secret de l'huître par Bruno Jalabert |
L’éponge
passait et repassait sur l’émail blanc, la bonde, l’inox du robinet. En
larges cercles, puis en aller retour rapides, énergiques, saccadés. Régulièrement,
l’eau coulait pour évacuer la mousse. Fanfan observait l’état de son
travail. Non, décidemment ce n’était pas encore ça. Alors le rituel
reprenait de plus belle. Rinçage de l’éponge, filet de produit sur la face
abrasive, mèche récalcitrante, long reniflement, suivi d’un soupir, et elle
replongeait dans sa besogne. Cette fois ci, c’était le tour de la coulée de
calcaire bleue, qui maculait l’évier de la cuisine. Fanfan n’avait pas de
gants et la jointure de ses doigts blanchissait sous la vigueur du nettoyage.
Mais qu’importe, elle l’aurait à la longue ; comme elle avait eu le
carrelage de la salle de bains et, dernier exploit de la quinzaine, la moquette
de la petite.
Par
la fenêtre, le jour commençait à poindre et les premiers bruits de la rue
montaient jusqu’au quatrième. Le dos tirait, les maxillaires supérieurs, à
force d’être contractés, commençaient à tétaniser. Soudain, elle s’arrêta
net. Ecouta un moment le silence. Quitta ses chaussons. Se dirigea, sur la
pointe des pieds, jusqu'à la porte d’entrée. Encore un arrêt. La
respiration bloquée. Le verrou était bien enclenché. Sa main souleva
lentement l’œilleton du judas, son œil écarquillé s’avança. Le couloir
était vide. La lumière du plafonnier brillait. Elle colla son oreille contre
le panneau de bois, attendit dix minutes, pour être bien sur. Il n’y avait
vraiment personne. Alors elle retourna dans la cuisine. Il fallait qu’elle se
remette au boulot avant de devenir folle, qu’elle fasse disparaître à tout
prix cette saloperie ; que tout soit nickel, blanc comme neige, étincelant,
pareil à l’émail diamant du petit écran. Monsieur Propre devait être fier
d’elle. Même si elle utilisait, concurrence déloyale, un détergeant sans
marque, premier prix de chez Lidl.
Toute
entière à sa tâche, elle n’entendait pas les cris de Samantha qui, depuis
dix bonnes minutes, réclamait de sa chambre sa pitance matinale. Emprisonnée
derrière les barreaux de son lit, l’enfant, à force de gesticulation, avait
fini par attraper le fil électrique de la lampe de chevet, posée sur la
commode de pin. C’est le bruit de la céramique brisée qui fit sursauter
Fanfan. Elle se précipita dans la pièce où dormait sa fille, s’arrêta un
instant devant le désastre puis se jeta sur Samantha, la saisit à bout de bras
et tout en la secouant, hurla :
-
« Tu me fais chier ! Tu me fais chier ! »
Son
regard noir croisa les pupilles dilatées de terreur de la petite. Alors la colère
tomba aussitôt et elle serra Samantha contre sa poitrine. « Pardon, chérie,
pardon. ». Elle embrassa son cou, ses cheveux, bu les larmes de ses yeux.
« Chut, c’est fini ma chérie, c’est fini. ». La fillette sur la
hanche, elle retourna à la cuisine sans cesser de bizouiller la tête blonde,
de lui murmurer des mots doux. Elle installa Samantha dans sa chaise haute et
sur un ton enjoué lui demanda :
-
« Alors, princesse Sam, qu’est ce que tu veux ce matin ? Compote,
yaourt, crème au chocolat ? »
Elle
se dirigea vers le frigo pour présenter à sa fille la signification visuelle
de son énumération. Samantha, encore pleine de sanglots, tendit la main vers
la compote et reçut en prime un gros bisou sur le nez. Tout en donnant les
premières cuillérées, Fanfan jeta un œil sur la pendule. Sept heure et
quart. Fallait pas traîner. Elle récapitula rapidement la check list dans sa tête.
Poser Sam à la crèche, filer à la sécu avant qu’il n’y ait trop de
monde, passer à la banque voir si les alloc étaient arrivées, trouver une
solution pour la bouteille de gaz… Il lui semblait qu’elle oubliait quelque
chose. Elle resta un moment la main suspendue, les yeux en l’air. Sam
manifesta son mécontentement. Elle n’était toujours pas rassasiée. Fanfan
lui abandonna la cuillère et alla préparer le sac pour la crèche. Une fois sa
fille habillée, elle passa dans la salle de bain pour lui brosser les dents.
C’est alors qu’elle aperçut son reflet dans le miroir. Aussitôt elle se
souvint de ce qui lui avait échappé : appeler Tchen pour récupérer les clés.
Dehors,
il pleuvait à grosses gouttes. A intervalles réguliers, un grondement feutré
rappelait que l’orage n’en avait pas tout a fait fini avec le quartier. Rue
Colin, un fleuve s’était formé dans le caniveau. Les tuiles des toits sans
gouttière pissaient à jet continu. En s’écrasant sur le sol, l’eau
produisait une musique humide comme pour avertir le passant imprudent de l’éminence
de la douche. Ce n’était décidément pas son jour. Mais en tout cas, même
en plein mois d’août, elle passerait inaperçue avec son bonnet enfoncé
jusqu’aux sourcils. Avant de sortir, Fanfan jeta encore un œil au judas. La
voie était libre. Mais pas de chance, dans l’escalier, la conne du syndic, véritable
Stasi de l’immeuble, l’avait interpellée.
-
« Mademoiselle, il ne faut pas laisser votre poussette en bas. Le hall,
c’est pas un garage. »
-
« S’cusez-moi »
Fanfan
savait qu’à son retour, elle trouverai dans sa boite aux lettres un petit
papillon rose signalant l’infraction et indiquant qu’une copie était adressée
à la copropriété. Non décidément ce n’était pas son jour ; mais la
conne n’avait rien dit pour le bonnet.
Elles
arrivèrent trempées à la crèche. Prétextant un tas de choses à faire,
Fanfan avait rapidement laissé sa fille, non sans l’avoir embrassée très
fort à plusieurs reprises. En passant devant les fenêtres, elle n’avait pu
s’empêcher de jeter un regard humide. Sam jouait déjà avec Alexia. Elle
poussa jusqu’à l’arrêt du bus. Sa tête la lançait à nouveau. Elle avait
l’impression que les veines de son front battaient la chamade. Elle toucha.
C’était enflé. C’était chaud. Ca faisait mal. Ses jambes étaient
lourdes. Elle grelottait. Son survêtement lui collait à la peau. Il fallait
qu’elle se change. La fatigue des dernières heures l’assaillait tout à
coup. A nouveau tout se bousculait. Tant pis pour la sécu, tant pis pour la
banque. Et puis on verrait pour les clés. Elle décida de rentrer.
La
sonnerie de son portable la tira du sommeil. Elle se dépêtra tant bien que mal
des draps, le cheveu en bataille, la bouche pâteuse.
-
« Allo… »
-
« Mais qu’est ce que tu fous ? »
C’était
sa sœur. Merde ! Fanfan avait oublié qu’elles devaient déjeuner
ensemble.
-
« Ca fait une demi-heure que je t’attends ! »
-
« J’suis couchée. »
-
« J’arrive. »
Agathe
avait déjà raccroché. Fanfan resta un moment hébétée. Elle ne savait pas
s’il fallait céder à la panique ou se laisser aller à un certain
soulagement.
Le
poste diffusait « Qui a volé l’orange du marchand », un titre de
Gilbert Becaud, remixé façon Star AC. Mais Agathe ne chantait pas à tue tête.
Elle se bouffait les ongles. Et piaffait d’impatience en attendant que le feu
passe au vert. La veille, elle avait appris par hasard que Fanfan était allée
au cinéma avec Tchen. A midi, elle attendait de pied ferme ses explications
mais Fanfan n’était pas venue. Quelque chose s’était passée. Elle en était
certaine. Sinon qu’est ce qu’elle foutait au lit avec tout ce qu’elle
avait à faire. Elle enclencha la première et tourna sur la droite. A chaque
fois qu’elle évoquait le nom de la « vérole à pattes », comme
l’appelait sa mère, elle avait des crampes au ventre. C’était plus fort
qu’elle. Mais à quoi pensait sa sœur ? Elle finissait par se dire que
la famille avait raison. Elle aurait mieux fait d’avorter. Au lieu de ça,
comme d’habitude, Fanfan n’en avait fait qu’à sa tête. Enfermée dans
ses convictions, seule contre tous, elle avait tenu bon malgré les pressions.
Et depuis deux ans, les problèmes n’avaient fait qu’amplifier. Bien sur,
Sam était un vrai rayon de soleil. Mais est ce que Fanfan était heureuse ?
Agathe
grimpa quatre à quatre les escaliers. Sonna, fixa la porte en soufflant. Au
bout d’un moment, elle vit une tache de lumière apparaître au niveau du
judas. « C’est moi », cria telle. Le verrou tourna deux fois.
Fanfan portait une robe mauve, ample, ourlée de vert. Un foulard, attaché bas
sur son front, lui couvrait la tête. « Prête pour la prière »,
pensa Agathe.
-
« Salut, j’dérange ? », demanda-t-elle. Et sans attendre la
réponse, elle entra.
-
« Non », répondit Fanfan en s’écartant.
-
« Qu’est ce qui s’est passé ? », poursuivit Agathe en
s’effondrant sur le sofa.
-
« Rien, je me suis rendormie. »
-
« Arrêtes tes conneries ! »
-
« Non, j’t’assure… »
-
« Tchen va bien ? »
-
« J’sais pas, j’l’ai pas vu. »
-
« En plus, tu te fous de ma gueule ! »
Fanfan
ne répondit pas. Visiblement, Agathe savait quelque chose. Elle attendit. Peu
de temps.
-
« Tu me prend vraiment pour une conne ! Avec qui t’étais au cinéma
samedi ? ». Agathe connaissait la réponse ; les cousins lui
avaient dit qu’ils avaient vu Fanfan et Tchen s’embrasser devant le Royal ;
mais elle voulait que sa sœur confirme.
-
« On s’est rencontré par hasard ».
-
« Ha bon, mais je croyais que tu avais décidé de ne plus le voir ? ».
-
« Il avait un cadeau pour moi. C’était trop gentil ». Fanfan se
leva pour montrer le magnifique baladeur argenté offert par Tchen l’autre
soir. Un modèle haut de gamme. Une belle preuve d’amour, « tombée du
camion » comme ne manquerait pas de dire sa soeur. Tchen était en effet
toujours en attente d’une formation. Son dernier boulot, dans une entreprise
de travaux publics, datait d’un mois. Il avait duré trois jours. Tchen
n’aimait pas être : « l’esclave des Portugais ». Elle
avait accepté le présent et ne s’était pas trop posé de question.
-
« Ben, dis donc, il a les moyens. Un Ipod, ça vaut la peau du cul. Il
a trouvé un boulot ? » Agathe savait qu’elle poussait le bouchon
un peu loin. Dans l’embarras, Fanfan adoptait souvent le système de défense
des mollusques lamellibranche. Elle se refermait et il n’y avait plus moyen de
tirer quoique ce soit d’elle. Mais Agathe ne voulait pas la ménager. Il
fallait qu’elle sache pourquoi elle n’était pas venue à midi. Elle renchérit :
« Y travaille ou ? »
-
« Je sais pas vraiment. T’façon, c’est sur qu’avec sa tronche
et son nom, on va pas lui proposer l’Afrique ! »
-
« L’Amérique », corrigea Agathe en riant. Depuis toujours sa sœur
souffrait d’une forme de dyslexie des plus rigolotes. Le tendeur se
transformait en tandem, l’épilation en équitation ou bien encore le stratagème
devenait castragène. Revenue sur le terrain de la complicité, Agathe joua son
va tout en regardant sa sœur droit dans les yeux : « Pourquoi t’es
pas venue à midi ? »
Fanfan
rougit. Tout se fissurait en elle. C’était comme une lame de fond qui
emportait d’un seul coup ses dernières convictions, ses mensonges à répétition,
ses silences embarrassés, ses colères étouffées. Autant de fragiles barrières
élevées, jour après jour, depuis plus de trois ans pour lutter contre ce
qu’elle disait être de l’intolérance et de l’hypocrisie, le jugement
dernier des porteurs de bonne parole qui condamnaient ses amours coupables avec
un enfant d’émigré. Elle se rendait soudain compte qu’elle avait défendu
avec acharnement sa différence parce que c’était pour elle la seule manière
d’exister. Si ça se passait mal avec Tchen, c’était son problème, pas le
leur. Mais Tchen n’avait jamais assuré. Ses absences incessantes, ses menaces
et ses violences avaient pris le pas sur les éclats de rires, les caresses et
les sourires. Le désir s’était laissé bouffer par la peur. Le ventre n’était
plus que douleur. Une douleur qui depuis cette nuit encore lui brûlait le
front. Fanfan se jeta en pleurs dans les bras d’Agathe et murmura : « ll
m’a frappé ».
A l’heure des parents, Samantha, reconnu tout de suite la main qui s’agitait à côté de la porte. Son visage s’illumina et dans un grand sourire elle prononça : « taga ». Tata Agathe embrassa sa filleule longuement, l’habilla et lui dit : « on va rejoindre maman ». Au même moment, trois rues plus loin, Fanfan poussait la porte d’un commissariat.