Le secret de l'huître   par  Bruno Jalabert  

 

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                 Retour au concours 2007

 L’éponge passait et repassait sur l’émail blanc, la bonde, l’inox du robinet. En larges cercles, puis en aller retour rapides, énergiques, saccadés. Régulièrement, l’eau coulait pour évacuer la mousse. Fanfan observait l’état de son travail. Non, décidemment ce n’était pas encore ça. Alors le rituel reprenait de plus belle. Rinçage de l’éponge, filet de produit sur la face abrasive, mèche récalcitrante, long reniflement, suivi d’un soupir, et elle replongeait dans sa besogne. Cette fois ci, c’était le tour de la coulée de calcaire bleue, qui maculait l’évier de la cuisine. Fanfan n’avait pas de gants et la jointure de ses doigts blanchissait sous la vigueur du nettoyage. Mais qu’importe, elle l’aurait à la longue ; comme elle avait eu le carrelage de la salle de bains et, dernier exploit de la quinzaine, la moquette de la petite.

 

 Par la fenêtre, le jour commençait à poindre et les premiers bruits de la rue montaient jusqu’au quatrième. Le dos tirait, les maxillaires supérieurs, à force d’être contractés, commençaient à tétaniser. Soudain, elle s’arrêta net. Ecouta un moment le silence. Quitta ses chaussons. Se dirigea, sur la pointe des pieds, jusqu'à la porte d’entrée. Encore un arrêt. La respiration bloquée. Le verrou était bien enclenché. Sa main souleva lentement l’œilleton du judas, son œil écarquillé s’avança. Le couloir était vide. La lumière du plafonnier brillait. Elle colla son oreille contre le panneau de bois, attendit dix minutes, pour être bien sur. Il n’y avait vraiment personne. Alors elle retourna dans la cuisine. Il fallait qu’elle se remette au boulot avant de devenir folle, qu’elle fasse disparaître à tout prix cette saloperie ; que tout soit nickel, blanc comme neige, étincelant, pareil à l’émail diamant du petit écran. Monsieur Propre devait être fier d’elle. Même si elle utilisait, concurrence déloyale, un détergeant sans marque, premier prix de chez Lidl.

 

 Toute entière à sa tâche, elle n’entendait pas les cris de Samantha qui, depuis dix bonnes minutes, réclamait de sa chambre sa pitance matinale. Emprisonnée derrière les barreaux de son lit, l’enfant, à force de gesticulation, avait fini par attraper le fil électrique de la lampe de chevet, posée sur la commode de pin. C’est le bruit de la céramique brisée qui fit sursauter Fanfan. Elle se précipita dans la pièce où dormait sa fille, s’arrêta un instant devant le désastre puis se jeta sur Samantha, la saisit à bout de bras et tout en la secouant, hurla :

 

- « Tu me fais chier ! Tu me fais chier ! » 

 

 Son regard noir croisa les pupilles dilatées de terreur de la petite. Alors la colère tomba aussitôt et elle serra Samantha contre sa poitrine. « Pardon, chérie, pardon. ». Elle embrassa son cou, ses cheveux, bu les larmes de ses yeux. « Chut, c’est fini ma chérie, c’est fini. ». La fillette sur la hanche, elle retourna à la cuisine sans cesser de bizouiller la tête blonde, de lui murmurer des mots doux. Elle installa Samantha dans sa chaise haute et sur un ton enjoué lui demanda :

- «  Alors, princesse Sam, qu’est ce que tu veux ce matin ? Compote, yaourt, crème au chocolat ? »

 

 Elle se dirigea vers le frigo pour présenter à sa fille la signification visuelle de son énumération. Samantha, encore pleine de sanglots, tendit la main vers la compote et reçut en prime un gros bisou sur le nez. Tout en donnant les premières cuillérées, Fanfan jeta un œil sur la pendule. Sept heure et quart. Fallait pas traîner. Elle récapitula rapidement la check list dans sa tête. Poser Sam à la crèche, filer à la sécu avant qu’il n’y ait trop de monde, passer à la banque voir si les alloc étaient arrivées, trouver une solution pour la bouteille de gaz… Il lui semblait qu’elle oubliait quelque chose. Elle resta un moment la main suspendue, les yeux en l’air. Sam manifesta son mécontentement. Elle n’était toujours pas rassasiée. Fanfan lui abandonna la cuillère et alla préparer le sac pour la crèche. Une fois sa fille habillée, elle passa dans la salle de bain pour lui brosser les dents. C’est alors qu’elle aperçut son reflet dans le miroir. Aussitôt elle se souvint de ce qui lui avait échappé : appeler Tchen pour récupérer les clés.

 

 Dehors, il pleuvait à grosses gouttes. A intervalles réguliers, un grondement feutré rappelait que l’orage n’en avait pas tout a fait fini avec le quartier. Rue Colin, un fleuve s’était formé dans le caniveau. Les tuiles des toits sans gouttière pissaient à jet continu. En s’écrasant sur le sol, l’eau produisait une musique humide comme pour avertir le passant imprudent de l’éminence de la douche. Ce n’était décidément pas son jour. Mais en tout cas, même en plein mois d’août, elle passerait inaperçue avec son bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils. Avant de sortir, Fanfan jeta encore un œil au judas. La voie était libre. Mais pas de chance, dans l’escalier, la conne du syndic, véritable Stasi de l’immeuble, l’avait interpellée.

 

- « Mademoiselle, il ne faut pas laisser votre poussette en bas. Le hall, c’est pas un garage. »

 

- « S’cusez-moi »

 

 Fanfan savait qu’à son retour, elle trouverai dans sa boite aux lettres un petit papillon rose signalant l’infraction et indiquant qu’une copie était adressée à la copropriété. Non décidément ce n’était pas son jour ; mais la conne n’avait rien dit pour le bonnet.

 

 Elles arrivèrent trempées à la crèche. Prétextant un tas de choses à faire, Fanfan avait rapidement laissé sa fille, non sans l’avoir embrassée très fort à plusieurs reprises. En passant devant les fenêtres, elle n’avait pu s’empêcher de jeter un regard humide. Sam jouait déjà avec Alexia. Elle poussa jusqu’à l’arrêt du bus. Sa tête la lançait à nouveau. Elle avait l’impression que les veines de son front battaient la chamade. Elle toucha. C’était enflé. C’était chaud. Ca faisait mal. Ses jambes étaient lourdes. Elle grelottait. Son survêtement lui collait à la peau. Il fallait qu’elle se change. La fatigue des dernières heures l’assaillait tout à coup. A nouveau tout se bousculait. Tant pis pour la sécu, tant pis pour la banque. Et puis on verrait pour les clés. Elle décida de rentrer.

 

 La sonnerie de son portable la tira du sommeil. Elle se dépêtra tant bien que mal des draps, le cheveu en bataille, la bouche pâteuse. 

 

- « Allo… »

- « Mais qu’est ce que tu fous ? »

C’était sa sœur. Merde ! Fanfan avait oublié qu’elles devaient déjeuner ensemble.

- « Ca fait une demi-heure que je t’attends ! »

- «  J’suis couchée. »

- « J’arrive. »

Agathe avait déjà raccroché. Fanfan resta un moment hébétée. Elle ne savait pas s’il fallait céder à la panique ou se laisser aller à un certain soulagement.

 

 Le poste diffusait « Qui a volé l’orange du marchand », un titre de Gilbert Becaud, remixé façon Star AC. Mais Agathe ne chantait pas à tue tête. Elle se bouffait les ongles. Et piaffait d’impatience en attendant que le feu passe au vert. La veille, elle avait appris par hasard que Fanfan était allée au cinéma avec Tchen. A midi, elle attendait de pied ferme ses explications mais Fanfan n’était pas venue. Quelque chose s’était passée. Elle en était certaine. Sinon qu’est ce qu’elle foutait au lit avec tout ce qu’elle avait à faire. Elle enclencha la première et tourna sur la droite. A chaque fois qu’elle évoquait le nom de la « vérole à pattes », comme l’appelait sa mère, elle avait des crampes au ventre. C’était plus fort qu’elle. Mais à quoi pensait sa sœur ? Elle finissait par se dire que la famille avait raison. Elle aurait mieux fait d’avorter. Au lieu de ça, comme d’habitude, Fanfan n’en avait fait qu’à sa tête. Enfermée dans ses convictions, seule contre tous, elle avait tenu bon malgré les pressions. Et depuis deux ans, les problèmes n’avaient fait qu’amplifier. Bien sur, Sam était un vrai rayon de soleil. Mais est ce que Fanfan était heureuse ?

 

 Agathe grimpa quatre à quatre les escaliers. Sonna, fixa la porte en soufflant. Au bout d’un moment, elle vit une tache de lumière apparaître au niveau du judas. « C’est moi », cria telle. Le verrou tourna deux fois. Fanfan portait une robe mauve, ample, ourlée de vert. Un foulard, attaché bas sur son front, lui couvrait la tête. « Prête pour la prière », pensa Agathe.

 

- « Salut, j’dérange ? », demanda-t-elle. Et sans attendre la réponse, elle entra.

- « Non », répondit Fanfan en s’écartant. 

- « Qu’est ce qui s’est passé ? », poursuivit Agathe en s’effondrant sur le sofa.

- « Rien, je me suis rendormie. »

- « Arrêtes tes conneries ! »

- « Non, j’t’assure… »

- « Tchen va bien ? »

- « J’sais pas, j’l’ai pas vu. »

- « En plus, tu te fous de ma gueule ! »

 

 Fanfan ne répondit pas. Visiblement, Agathe savait quelque chose. Elle attendit. Peu de temps.

 

- « Tu me prend vraiment pour une conne ! Avec qui t’étais au cinéma samedi ? ». Agathe connaissait la réponse ; les cousins lui avaient dit qu’ils avaient vu Fanfan et Tchen s’embrasser devant le Royal ; mais elle voulait que sa sœur confirme.

 

- « On s’est rencontré par hasard ».

 

- « Ha bon, mais je croyais que tu avais décidé de ne plus le voir ? ».

 

- « Il avait un cadeau pour moi. C’était trop gentil ». Fanfan se leva pour montrer le magnifique baladeur argenté offert par Tchen l’autre soir. Un modèle haut de gamme. Une belle preuve d’amour, « tombée du camion » comme ne manquerait pas de dire sa soeur. Tchen était en effet toujours en attente d’une formation. Son dernier boulot, dans une entreprise de travaux publics, datait d’un mois. Il avait duré trois jours. Tchen n’aimait pas être : « l’esclave des Portugais ». Elle avait accepté le présent et ne s’était pas trop posé de question.

 

- « Ben, dis donc, il a les moyens. Un Ipod, ça vaut la peau du cul. Il a trouvé un boulot ? » Agathe savait qu’elle poussait le bouchon un peu loin. Dans l’embarras, Fanfan adoptait souvent le système de défense des mollusques lamellibranche. Elle se refermait et il n’y avait plus moyen de tirer quoique ce soit d’elle. Mais Agathe ne voulait pas la ménager. Il fallait qu’elle sache pourquoi elle n’était pas venue à midi. Elle renchérit : « Y travaille ou ? »

 

- « Je sais pas vraiment. T’façon, c’est sur qu’avec sa tronche et son nom, on va pas lui proposer l’Afrique ! »

 

- « L’Amérique », corrigea Agathe en riant. Depuis toujours sa sœur souffrait d’une forme de dyslexie des plus rigolotes. Le tendeur se transformait en tandem, l’épilation en équitation ou bien encore le stratagème devenait castragène. Revenue sur le terrain de la complicité, Agathe joua son va tout en regardant sa sœur droit dans les yeux : « Pourquoi t’es pas venue à midi ? »

 

 Fanfan rougit. Tout se fissurait en elle. C’était comme une lame de fond qui emportait d’un seul coup ses dernières convictions, ses mensonges à répétition, ses silences embarrassés, ses colères étouffées. Autant de fragiles barrières élevées, jour après jour, depuis plus de trois ans pour lutter contre ce qu’elle disait être de l’intolérance et de l’hypocrisie, le jugement dernier des porteurs de bonne parole qui condamnaient ses amours coupables avec un enfant d’émigré. Elle se rendait soudain compte qu’elle avait défendu avec acharnement sa différence parce que c’était pour elle la seule manière d’exister. Si ça se passait mal avec Tchen, c’était son problème, pas le leur. Mais Tchen n’avait jamais assuré. Ses absences incessantes, ses menaces et ses violences avaient pris le pas sur les éclats de rires, les caresses et les sourires. Le désir s’était laissé bouffer par la peur. Le ventre n’était plus que douleur. Une douleur qui depuis cette nuit encore lui brûlait le front. Fanfan se jeta en pleurs dans les bras d’Agathe et murmura : « ll m’a frappé ».

 

 A l’heure des parents, Samantha, reconnu tout de suite la main qui s’agitait à côté de la porte. Son visage s’illumina et dans un grand sourire elle prononça : « taga ». Tata Agathe embrassa sa filleule longuement, l’habilla et lui dit : « on va rejoindre maman ». Au même moment, trois rues plus loin, Fanfan poussait la porte d’un commissariat.

                                                                          

           

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