1er prix                                                          La dinde   par Sophie Malblanc & Béatrice Richet                                     1er prix

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Dimanche . J’étends un bras, comme tous les jours, à la rencontre de la joue de Dom, j’adore toucher sa peau qui n’est pas encore rasée… Pas de peau, pas de poils. Le froid de l’oreiller. J’ouvre les yeux. Personne. Je connecte deux neurones. Où est Dom ? Trois neurones. Il est chez Steph…, la nouvelle maison de Steph. Sans salle de bains. Poser une baignoire. Connexion réussie.

Dom est parti pour le week-end, son caleçon est là, roulé en boule. Les draps sont à moi ! Je me déplie, je m’étire, je fais le grand écart sous la couette. Deux fois. Je saute du lit, j’ouvre grand la fenêtre et je me recouche à toute vitesse. Je m’entortille dans les plumes pendant que l’air froid de décembre me gèle le bout du nez. Je ne peux jamais le faire quand il est là, il dit que l’air froid lui donne mal au ventre. Je me lève et fourrage sur la moquette dans le tas de fringues. Je tombe sur le portable, solidaire de mon slip, j’enfile mon vieux pull gris, celui qui est plein de trous et qu’il veut toujours jeter. Aujourd’hui, je prends mon temps, j’en profite, je vis à mon rythme. Je fais ce que je veux.

Bonjour ! Vous avez trois. Nouveaux messages ! Trois messages ? Pour m’appeler le dimanche matin, ce ne peut être que ma mère.  Et Dom puisqu’il n’est pas là. Ma mère, c’est la Salpêtrière à elle toute seule. Y’a un rayon de soleil dans mon bol. Alors j’éteins. Je coupe. Je continue mon très long petit déjeuner en lisant le journal d’avant-hier. Je bois mon café. Et je fume, pour une fois je ne suis pas obligée de m’exiler dehors. Dom a arrêté la clope depuis deux ans, il est intraitable sur l’odeur du tabac. Je mets une cassette dans l’appareil de la cuisine. Aujourd’hui, il ne peut pas m’imposer France-Info et son cortège de catastrophes. Earth Wind and Fire. Il déteste ce vieux groupe disco. J’aime les journées qui démarrent comme je veux.

 

Reçu aujourd’hui à. 9 heures. « Lola ? C’est maman » Bingo ! « J’ai repris les résultats de mon analyse de sang, je t’assure que c’est bizarre au niveau des leucocytes. J’ai mon week-end zazen. Je te rappellerai. Je t’embrasse ma Lolinette ». Hier, elle avait un diabète sucré. Avant-hier, c’était un cancer du sein. Tous les jours du nouveau : mycoses, allergies, furoncles, névralgies, eczéma…, elle ne m’épargne rien. Ça a commencé il y a un mois, avec une hépatite sur fond de septicémie. Depuis, j’ai droit à un compte-rendu détaillé de toutes ses maladies, de préférence aux heures les plus indues, à onze heures du soir, ou à huit heures le dimanche matin, histoire de bien m’enquiquiner.

Dom, lui, est en bonne santé, son seul problème, c’est l’heure. « Poupette ? C’est moi. Tu dors encore ? ». Ça aussi, ça m’agace. « Bon…on va se mettre au boulot. On a pris le saucisson et les bières, ce midi on va pique-niquer, on gagnera du temps. Steph a perdu sa pince de huit, j’te jure, comment veux-tu travailler avec un ouvrier pareil… Je t’aime ma poupette, à ce soir. » Tous les jours, il m’appelle pour me dire qu’il va bientôt rentrer. Généralement, il arrive deux heures plus tard. Je le sais bien qu’il va rentrer ce soir, pas besoin de me le rabâcher, il ne va pas dormir sous un pont.

Reçu aujourd’hui à. 8 heures 32. Rien. Un bruit de fond, des voix peut-être. C’est inaudible.  La bande défile. Il ne se passe rien. Et soudain, un rire. Un rire de femme me saute dans le tympan. Un rire de dinde, complètement déplacé dans mes tartines. Qui c’est celle-là ? J’appuie sur la touche pour réécouter, mais je m’emmêle les pinceaux et j’efface tout. C’est quoi cette embrouille ? Alerte à l’estomac. Allez hop, salle de bain. Sous la douche, je respire quand même moins bien que prévu.

Et puis zut, c’est dimanche, je ne vais pas me mettre à conjecturer au saut du lit. Dom joue au plombier. Ma mère fait son zazen. Et moi, je fais ce que je veux, j’ai mon programme. Je m’étale sur la table de la salle à manger avec mes feuilles et mes pastels. Avec Dom, je n’ai jamais le temps de dessiner, il faut toujours être dans l’action. Les premiers traits me détendent, mais au bout du compte, je ne parviens qu’à produire un infâme gribouillis, dans les tons noirâtres. C’est à peu près aussi gai que les bilans de ma mère. Je déchire. J’ai un rire de dinde dans le plexus. De l’avoir effacé, c’est encore pire, je ne peux plus rien lui faire. J’essaie la vaisselle, la lessive, l’aspirateur. Il sonnait trop clair, ce rire. Rattaché à rien de sensé. Je prépare l’osso-buco pour ce soir. A la milanaise, Dom adore. Je chante à tue-tête avec Renaud « Lola, je suis morgane de toi ». J’ai toujours du mal à respirer et la dinde ricane dans ma tête. Quand le morceau s’arrête, j’ai comme un scud dans les côtes. Je finis par me servir un cognac bien serré, ça marche toujours pour les angoisses d’estomac.

 

Mon dimanche tourne glauque. Je me prépare pour un après-midi débile, plateau télé spécial pics de neurasthénie : cognac et cacahuètes. Je compatis aux malheurs du monde, j’applaudis les gagnants et je tiens compagnie aux singes qui copulent sur la 5. Veinards. Et Dom qu’est pas là. Je me sers un deuxième verre, cul sec. Un borborygme continu squatte au creux de mon ventre. Je zappe sur M6. Je tombe sur une série américaine. Un mec marié, sa maîtresse, un aéroport. Airline, tickett, tickett, tcktt. On entend des annonces en bruit de fond. Le type embrasse goulûment sa pulpeuse, une bombe rousse. Troisième cognac. Ils filent au premier hôtel. Il dégrafe la robe du top model. La femme se met à glousser de plus en plus fort. Et là, c’est le drame. Tout s’éclaire.

 Dom me trompe. La vérité, telle le diamant détaché de sa gangue boueuse, émerge de ma bouillie éthylique. Le rire, c’est sa dinde, c’est sa maîtresse. Je vois d’ici la scène. Dom, le portable dans la main, prêt à enfumer sa naïve Lola. Et elle, la dinde, elle lui prend le téléphone, elle fait sa sensuelle, elle rit pour bien m’enfoncer. Un rire de femme offerte. Elle m’allume, elle me nargue. Elle a mon Dom. Quand il la renverse sur le lit, ça éteint le portable. Sur l’écran, le pourri a tombé sa chemise. Tous les mêmes ! Quels salauds ces mecs. Je t’en ficherais des poupettes-tu-dors-encore. Il a remis ça. Moi aussi. Quatrième cognac. Ça ou le zazen, il faut survivre.

De rage, je passe sur cuisine-tv, au moment où Maité enfourne une grosse dinde. Ça me donne des envies de meurtre. Je salive longuement sur l’image de la suave rouquine, ficelée pattes en l’air dans mon four, en train de rôtir à petits feux. Sa tignasse orange  a brûlé. Toute sa graisse ruisselle. Sa peau éclate en petites cloques. Son corps roussit lentement. Tiens, je la laisse même cramer jusqu’à ce qu’elle ressemble à une carcasse noire complètement desséchée. L’effet du cognac se dissipe et je me rappelle que je suis incapable d’allumer ce putain de four à gaz. La dernière fois que j’ai fait un gâteau pour l’anniversaire de Dom, j’ai usé toute la boite d’allumettes, j’ai dû aller le faire cuire chez les voisins. Je ne suis capable de rien de toutes façons. Même pas de garder mon mari. Et en plus, la bouteille de cognac est vide.

         Je ne me laisserai pas abattre. Je ne suis pas faite pour le rôle de martyr. Je descends à la cave chercher des munitions. Je mets du temps à trouver les réserves, mes gestes brusques et désordonnés n’aident pas, il y a comme du jeu dans mes repères. Enfin je trouve le stock d’alcools forts. Je ne fais pas dans le détail, je ne choisis pas une bouteille mais je remonte le carton avec tout ce qu’il contient : de la mirabelle, du vieux rhum, du gin…, tiens c’est quoi ce truc en plastic au fond ?

 

         Je me mets alors à rire comme une folle, jusqu’à en pleurer. J’ai retrouvé Sainte-Mère-des-Anges ! Elle date de Mathusalem celle-là, du début de notre mariage, quand Dom m’aimait, quand il était fidèle, quand la vie était belle. Les copains s’étaient cotisés pour lui offrir ce super lot de consolation, quand je suis partie trois mois pour une formation à huit cents kilomètres. Qu’est-ce qu’on avait ri ce soir là, on l’avait gonflée, on s’était amusé à lui faire prendre toutes les positions, ce grand con de Steph avait même réussi à la faire asseoir à table avec nous. Et on l’avait baptisée au champagne, Sainte-Mère-des-Anges. Je n’arrête pas de chialer maintenant, tout se mélange, les copains, Dom, les soirées où on rigolait, la rousse, l’hôtel, les cacahuètes, les singes. Y’a pas que le cognac qui me donne mal au cœur.

Comme un robot déprogrammé, je retourne la maison pour trouver le gonfleur. Quand je suis parvenue à l’introduire dans la poupée, je lance ma marche militaire en levant très haut le genou pour écraser la pompe. Et han ! Fesse droite tendue ! Et han ! Fesse gauche, on relâche ! Même pas le temps de savourer la disparition des douleurs à l’estomac. Elle fuit, cette poufiasse. Elle fuit de la tête, ça ne m’étonne qu’à moitié, elles ont rarement quelque chose dans le crâne ces créatures. Je la plonge dans l’évier, je lui maintiens la tête sous l’eau jusqu’à ce que les bulles m’indiquent le trou. Ca glougloute. J’essaie de trouver les rustines mais on a revendu les vélos. Je vire les médicaments dans l’armoire à pharmacie pour mettre la main sur les pansements. Je colmate la brèche. Je sèche mes dernières larmes.

 

 

         Dom va rentrer, j’entends d’ici sa clé dans la serrure. Il refermera lentement la porte, avec un tour. Il prétend que si elle n’est pas fermée à clé, il ne peut pas dormir. Quand, du couloir, il apercevra la salle à manger, la table sera mise et il sourira aux anges. Et là, il la verra, Sainte-Mère-des-Anges, assise en face, les jambes écartées et la cocotte d’osso-buco sur la tête. Son éternel sourire se figera dans la sauce tomate. Il comprendra, j’ai tout écrit sur le pansement flanqué à la poupée :

 

         « TU PEUX TE LA FARCIR TANT QUE TU VEUX TA DINDE ! »

 

 

 

Moi, je retourne chez ma mère….

 

 

 

… où je dois sonner au moins quinze fois avant que la porte ne s’ouvre. Sur le coup, c’est moi qui frise la crise cardiaque.

Elles sont cinq, en position du Lotus. Elles écoutent religieusement un vieil homme au faciès asiatique qui flotte sur le tapis marocain du salon. Il n’a pas l’air plus dérangé que ça par mon arrivée. J’entends la fin du sermon : « …content de vous, les filles, vous progressez dans la purification. » Je m’écroule au fond d’un fauteuil et j’extirpe de sous mes fesses un bloc de papier à lettres couvert d’annotations. Je n’en crois pas mes yeux.

C’est une liste de toutes les maladies possibles et imaginables. A chaque affection correspond une date. Le diabète est consigné au samedi 10 décembre, le cancer du sein au vendredi 9, lundi 12, c’est la thyroïde, dimanche 11, piqûre de rappel. J’entends alors la voix de ma mère, calme, un vrai cauchemar. « C’est notre maître de zen, Lola. Pour que notre réincarnation soit positive, il nous demande d’exprimer toutes nos rancœurs, puis les expurger, une à une. Tu ne te souviens certainement pas, mais… » Et Françoise, ma marraine rousse, plus givrée que jamais qui glousse aigu « On doit faire subir un préjudice relifté à celui qui nous a causé du tort ».  Et ma mère continue « …de ta naissance jusqu’à ce que tu aies trois ans, tu ne m’as jamais laissée dormir une seule nuit complète. En m’efforçant d’avoir une communication véritable avec toi, je purifie ma parole…». C’est zen, çà ? Ahurie, j’implore le maître du regard. Il est froid comme un fossile.

 

Ma mère a viré frapadingue. Elle se venge de tout ce que je lui ai fait subir quand j’étais bébé. Trente ans après ! Et elle paie une fortune ce gourou tordu pour ses conseils à la noix ! Ils ont décidé de me servir une maladie pour chaque réveil nocturne. Un prêté pour un rendu, ma mère solde ses comptes. Ma marraine glousse toujours. Elles étaient trop jeunes pour aller à Katmandou. Mon cerveau cherche une issue. Au secours Dom, ne me laisse pas toute seule ! L’autre allumé sur son tapis intervient : « S’il te plaît, arrête de rire Françoise. Et lâche ton portable, à la fin ! ». Mais elle est vraiment partie, sa tête rousse tressaute et son rire de dinde couvre les voix. Son rire de dinde.

De dinde ? Le portable ! Nom de Dieu, mais c’est elle !!!

 

Oooh… noon… Sainte-Mère-des-Anges !!!

Il me reste deux heures pour nettoyer la sauce tomate.

Et dégonfler la poupée.

 

 

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