5ème prix                       Le baiser de Judas  par  Laurence Argoud                                 5ème prix

                    

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Je suis un traître. J’espionne vos allées et venues le long de ce couloir. Derrière la porte se cache un monde inconnu que les murs pâles, le carrelage froid et moi même sommes les seuls à connaître. Chaque matin les claquements de portes me réveillent en sursaut, la lumière blanche du couloir m’aveugle, pendant quelques secondes je ne peux plus regarder au dehors et lorsque ma vue s’acclimate enfin je vois au loin la première silhouette du matin s’enfuir au fond du couloir, le gardien de l’immeuble qui commence sa journée, sort de son appartement, sans me saluer. Je n’existe pas aux yeux des gens. C’est ainsi depuis toujours. Le voisinage ne se méfie pas, il se laisse observer, approcher du bout des doigts sans s’apercevoir qu’il y a quelqu’un dans l’ombre de mon appartement vide.

 

Lorsque la lumière s’éteint je me retrouve dans le noir absolu, dans le silence, dans la peur. Je ne vis qu’au travers des autres, qu’au travers des bruits de pas, du tintement de leur clés au fond de leur serrure, du cliquetis libérateur qui ouvre le verrou et les laisse libres de rentrer chez eux. Je ne vis qu’à la vue de leur ombre dans le couloir. Les reflets de la lumière sur le verre de ma rétine me brûlent parfois trop fort. La lumière trop violente m’empêche alors de vivre, de voir, de voler un peu de vous dans ce couloir pour naître enfin.

 

Je ne sors pas de chez moi. C’est vrai, j’ai peur du monde extérieur et vous pouvez vous moquer si cela vous plaît, si cela vous fait rire, j’entendrais votre rire dans ma chambre noire et vous me ferez vivre un peu en me faisant pleurer.

Je me nourris de tout ce que je peux voir de vous, quand dans votre belle innocence vous ignorez que je me cache non loin de là, à écouter les mots que vous dites pour un autre dans votre téléphone portable, à voir les sourires que votre interlocuteur fait naître sur votre beau visage. Sur mon palier il y a deux portes, une troisième au fond reste souvent close. Les deux plus proches de moi s’ouvrent environ cinq à six fois par jour. Des moments fugaces, fragiles, de simples instants volés, ma rétine est un peu une photographie constante de ce couloir, elle témoigne de sa vie quand celui-ci s’éclaire, elle renvoie sa mort quand l’ampoule s’éteint et laisse place à la pénombre.

 

La porte de droite s’ouvre sur un homme, il part travailler, il est 7h30, il est en retard, d’habitude la porte s’ouvre et se referme vers 7h. C’est un homme grand, brun, les nerfs à vif, souvent pressé, célibataire, le regard noir, les mains calleuses, sans doute un ouvrier. Je ne lui ai jamais adressé la parole, ni à lui, ni à elle, la petite étudiante de l’appartement de gauche.

 

J’ignore son prénom, Anna peut-être ? Anna lui irait si bien. Elle est brune, de taille moyenne, elle doit arriver à peu près à ma hauteur, je dirais qu’elle mesure 1m60, mince, des cheveux lisses, des cheveux longs, une voix fluette et des petits pas légers qui effleurent à peine les carreaux.

 

Je dois toujours être aux aguets pour ne pas louper son passage, je l’attends tous les soirs et tous les matins. Elle passe parfois très tard, parfois très tôt, souvent quand il fait encore noir dehors, alors elle allume le couloir et je la vois enfin.

 

C’est vrai, c’est elle ma préférée, elle qui m’attire le plus, qui m’intimide aussi.

Quand je l’entrevois dans le couloir, je n’ose pas parler, encore moins respirer, je retiens mon souffle, clignant de l’œil pour ne pas rater une miette du spectacle qu’elle offre, pour ne pas risquer de me faire prendre. Elle essuie ses pieds sur le paillasson et je regarde ses bottines effectuer ses mouvements comme une danse.

 

J’observe chacun de ses gestes, je la détaille, je la fixe en moi comme pour la garder toujours et puis la porte de chez elle se referme et il me reste le couloir vide, juste le couloir vide et ma solitude.

 

Bien sur la solitude me pèse, elle m’oppresse parfois, elle me ferait presque commettre des erreurs, me découvrir aux yeux de tous, tel que je suis réellement sans avoir peur de l’ombre et encore moins de la lumière, mais la solitude me protège aussi, des autres évidemment mais surtout de moi.

 

A trop regarder chez les autres sans faire partie de leur monde je me sens parfois exclu et mon œil avide se répand en larmes amères. Mais je ne peux changer mon sort, je suis ce que je suis et ce n’est pas en plus de cinquante années d’existence que je pourrais me métamorphoser. Je suis bloqué là, le regard perdu dans ce maudit couloir à essayer de croiser les yeux de ma petite Anna qui se cachent sous ses longs cils bruns. Et je ne connais rien de plus doux que son sourire, que son visage qui s’éclaire dans la lumière blafarde des néons. Et je déteste son amoureux qui vient la chercher une fois par semaine pour l’emmener je ne sais où, dans d’autres couloirs, dans d’autres chambres, sous d’autres lumières blêmes. Je hais les baisers qu’il lui donne juste sous mon nez, j’ai des envies de meurtres lorsque ses mains descendent un peu trop bas et que sa jupe se relève, même si la vision est belle, même si je voudrais lui prêter mes mains pour l’aimer, je suffoque dans ma chambre noire et crois défaillir.

 

Parfois je broie du noir lorsque je devine le bruit de ses bottines mais qu’elle n’appuie pas sur l’interrupteur, j’en deviens fou, j’aimerais défoncer à coup de hache la porte qui me retient éloigné d’elle, mais le courage me manque.

 

Je suis un voyeur, j’aime vous dévisager sans que vous pensiez à ma présence. J’aime par dessus tout voir les gestes, les gestes libres, incongrus, innocents que vous esquissez en pensant être seuls dans le couloir. Vous pensez être protégé, hors la vue de tous, alors que vous êtes à nu pour moi et je suis le seul à vous découvrir, à vous déshabiller de la sorte, un espion élégant, un traître discret, un œil sur le monde, je suis indécent comme les gestes que vous me montrez quelque fois à votre insu. Si vous saviez ce que je sais de vous, vous me détesteriez, vous voudriez crever mes yeux.

 

Pourtant je suis inoffensif, je ne vous ferais pas de mal, je ne vous toucherais jamais. N’ayez pas peur de moi. Je serais muet comme une tombe sur tout ce que je verrais de vous, de votre nudité à vos aventures extra-conjugales en passant par vos petits tics et manies en tous genres.

 

Avec les années, ma myopie s’aggrave, il me faut changer de verre correcteur, je vis dans le silence de ma vue, si je tombe, atteint de cécité je ne me relèverai pas, comme on dit bon pied bon œil, cette expression à été créée pour moi, pour vous, pour que je vous observe.

 

Vos mains tremblantes posées sur la sonnette, quand vous n’osez pas déranger, quand vous n’osez pas, quand vos doigts abandonnent ou insistent pour se faire entendre des autres, de l’être derrière la porte. Lorsque dans le couloir vous tendez l’oreille, attentif, à guetter le moindre son prouvant la présence de l’habitant, tout cela je le vois, je le sais, les hésitations, les certitudes, ceux qui partent au bout de deux sonneries sans réponses, ceux qui frappent plus fort contre le bois rêche.

 

Les talons qui claquent sur le carrelage donne un écho au silence froid et pesant qui règne parfois dans le couloir. Le couloir est tantôt peuplé de fantômes et de vide, tantôt de joie, de rires d’enfants et du tintement des clés d’Anna.

 

Chut, chut, je l’entends qui s’approche, elle fait claquer sa porte sans ménagement et vient vers la mienne à deux pas. Aurait-elle entendu quelque chose ? Un bruit suspect ? Se sent-elle observer ? Peut-être m’a-t-elle repéré, peut-être…

 

Je tremble comme une feuille, elle colle sa tête à la porte, son oreille droite contre le bois. Elle se recule doucement, elle regarde dans ma direction comme si elle avait percé à jour mon secret. Je me sens médiocre, elle sourit, frappe contre le bois, une fois, puis à nouveau un peu plus fort, sa petite main s’écorche, oh comme je voudrais tenir contre moi sa petite main.

 

 

Elle se rapproche davantage, ses yeux verts se perdent dans les miens, pile devant moi, de l’autre côté, je suis si près, si près, encore un effort, elle recolle son oreille, la main sur la sonnette elle me fait vibrer, en voulant se reculer ses lèvres m’effleurent, un baiser, juste un baiser.

 

Pourquoi faut il que je sois coincé dans cette foutue porte de bois vermoulu, pourquoi faut-il que je reste coincé là, bloqué, fait de verre et n’être qu’un judas à tes yeux petite Anna ?

 

 

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