2ème prix                           Les cyclopes  par  André Peyrard                                        2ème prix

                    

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Dans un splendide Palais… Non, pardon, sur un superbe palier, vivaient cinq grands Cyclopes de plus de deux mètres de haut.

Leur résidence était d’un bon standing et leur éducation allait de pair ; enfin surtout durant les premières années, avant l’adolescence des petits. Car depuis plus de vingt ans qu’ils vivaient ensemble, ils en avaient vu passer du monde et grandir des enfants.

Le langage feutré des premières années – bonjour très chère madame Ribot, comment allez-vous ? – s’était progressivement fleuri de verlan, d’argot et égayé d’onomatopées diverses et variées – salut Chris’, ça gaze, t’as pas croisé mes vieux ?...

Un matin ordinaire, la porte de chez Raûl – dit le matinal, dit le vieux garçon, dit le sans gêne – se claqua bruyamment, à tout juste six heures du matin, réveillant comme d’habitude tout le palier. Ce matin là, Arton semblait d’humeur morose. Tout juste s’il avait salué ses amis d’une moue inhabituelle.

Ho, bien sûr, depuis quelques temps déjà, l’ambiance semblait se dégrader dans la famille Arton et le Cyclope de service en ressentait les effets. Il ne racontait plus ses blagues ringardes qui égayaient le palier des rires courtois de ses confrères.

-         Tu es souffrant ? osa Carry à l’autre bout du palier.

La gorge serrée, Arton déclara :

-         La semaine dernière, ils sont venus prendre mes mesures, je crois que je suis foutu. Depuis quelques temps déjà je les entendais en parler, mais là, je pense qu’ils ont pris leur décision…

-         Mais tu délires, mon pauvre Arton, reprit Lebert sur sa droite. Si j’avais dû faire une déprime chaque fois qu’ils m’ont mesuré, moi aussi !

-         Peut-être, mais chez toi, on les connaît, la radine madame Lebert et son indécis de mari. Chez Arton, ce n’est pas la même musique, on sait qui porte la culotte ! Hélas, rajouta-t-il dans un sanglot.

Un peu désemparé, Ribot et Raûl n’osaient pas intervenir, baissant l’œil dans la pénombre de leur coin respectif. On sentait la gêne s’installer dans le silence envahissant.

Face à Arton, Carry ne pouvait pas fuir le regard humide de son ami ; il tenta une diversion :

-         Dîtes les amis, si je vous racontais plutôt ma nuit, au lieu de nous apitoyer sur l’hypothétique mauvais sort du déprimé de service, je vous promets que c’est pas triste.

-         Ha ouais, raconte toujours répondirent mollement deux voix.

-         Hé les gars, cachez votre enthousiasme, des fois que la joie soit contagieuse !

-         OK vas-y, on t’écoute repris Ribot d’un ton plus gai.

-         Hier soir, vous l’avez vu filer le fiston Carry, baggy en bas des hanches, polo fashion et fixation ultra forte dans sa tignasse peroxydée ?

-         Sûr ! confirma Ribot, rien qu’à l’odeur, on ne pouvait pas le rater, il n’y est pas allé de main morte sur le pulvérisateur.

-         Tu veux dire qu’il nous a emboucané l’atmosphère pendant au moins deux plombes ; tiens Arton, si ça se trouve, c’est ce qui t’a indisposé, surtout mélangé au Flower-machin-chose de la mère Arton, bonjour les dégâts !

-         N’en rajoute pas Carry, raconte plutôt la suite…

-         Donc, voilà le gamin parti en chasse - beau gosse d’ailleurs, depuis que les Colistiméthates sodiques ont pulvérisé son acné juvénile – c’est fou comme ça grandit vite à cet âge là – j’ai bien vu, d’ailleurs, que la fille Ribot lui lorgnait dessus ces temps-ci…

-         Eh un peu de respect pour la gamine, elle n’a même pas quatorze ans, si tu vois ce que je veux dire !

-         Te fâche pas Ribot, je sais bien que ça ne nous rajeunit pas ces mômes, surtout quand ils nous dépassent l’œil et même la bande patronymique collée sur le front, mais c’est la vie.

-         C’est la vie, sanglota Arton.

-         Ha tu vois Ribot, faut toujours que tu plombes l’ambiance, avec ta nostalgie. Bon je reprends. Et bien le gamin Carry, quand il est rentré, sur le coup des cinq heures du mat’, il était nettement moins fringant qu’à l’aller ; c’est le moins qu’on puisse dire, ajouta-t-il dans un éclat de rire. C’est le bruit de l’ascenseur qui m’a tiré de mes rêves. Ou du moins, le bruit de l’impact de la tête du fils Carry dans la glace du fond de la cabine. Je ne sais pas s’il s’est gouré de côté pour sortir ou s’il s’est cru agressé par le poivrot qui le dévisageait, mais je peux vous assurer que le miroir  n’a pas eu le loisir de réfléchir longtemps… sept ans de malheur !

-         Sept ans de malheur, pleurnicha Arton.

-         C’est des conneries tout ça. Si tu veux être superstitieux, va jusqu’au bout et dis-toi que ça fait plus de vingt ans que tu touches du bois, ça ira mieux. Mais je n’ai pas fini. J’ai cru que le bruit du verre pilé allait réveiller tout l’immeuble, mais non, à part Raûl qui a eu un léger sursaut… Par contre, la mère Carry venait tout juste de sombrer, soucieuse comme une poule dès que son petit poussin quitte le nid. Elle a bondi dans l’entrée, sûre que sa progéniture était en danger. C’est vrai qu’il n’était pas très frais le petit poussin. Les plumes poisseuses, les ailes pendantes et la démarche moins assurée qu’au sortir de son œuf.

-         Et tu trouves ça marrant, toute cette débauche ? Vous avez de drôles de mœurs chez les Carry.

-         Ho ça va, les leçons de morale ; on peut bien rigoler de temps en temps, il faut bien que jeunesse se passe.

-         Que jeunesse…

-         Stop, Arton, je continue. Le plus cocasse est à venir. Le jeune Carry reprend un peu ses esprits, trouve le bouton de la minuterie après avoir failli sonner chez Ribot, tente de défroisser sa carrosserie – sauf le baggy, c’est bien pratique pour masquer les dégâts – et, au moment où il croit introduire miraculeusement la clef dans ma serrure, sa surprise est plus grande que celle d’Ali Baba. Sans même prononcer les paroles magiques, je disparais et sa mère apparaît, chemise de nuit à fleurs et mine flétrie. Je ne sais pas si c’est l’émotion ou le syndrome Bernadette Soubirou, mais je le vois pâlir et s’agenouiller devant la sainte femme. En fait non, il s’est simplement affalé en me gerbant sur le paillasson des morceaux de pizza royale imbibée de vodka. Je reconnais qu’il était pathétique, mais qu’est-ce que j’ai ri devant cette chorégraphie horizontale !

-         J’en reviens pas de n’avoir rien entendu, repris Ribot d’un ton vexé, mais tant mieux pour moi, je suis d’accord avec Lebert, c’est plutôt pas drôle comme histoire.

-         Hé ! y’a pas mort d’homme contra Raûl. J’imagine assez bien le cocasse de la situation et je regrette presque de ne pas en avoir profité.

-         Et je ne vous raconte pas la suite, quand le père Carry s’est levé et a trouvé sa femme à quatre pattes en train d’effacer les stigmates d’une nuit d’ivresse. J’ai cru qu’il allait le crucifier, le fiston ; je pense qu’il va être en cale sèche un bon bout de temps ! Tout juste s’il a évité la mise aux fers.

-         La mise aux fers, repris Arton d’une voix étonnement plus enjouée, ça m’en rappelle une bien bonne. Vous vous souvenez, il y a plus de quinze ans de ça, je vous parle de vieux, à l’époque où le père Arton n’avait pas encore rencontré sa légitime, c’était un sacré chaud lapin.

-         Ouais, t’en as vu défiler des gonzesses. Qu’est-ce qu’on a pu rigoler quand tu nous racontais tes secrets d’alcôve lui répondit Carry.

-         Comme le coup où mon lascar est tombé sur une grande rousse sado maso. Mémorable. Le dernier soir où il l’a ramené ici, je suis sûr qu’il s’en souvient, lui aussi ; mais pas sûr qu’il en rigole autant que nous.

-         Je me souviens vaguement d’une longue chevelure de feu, répondit Carry, mais pas de l’anecdote des fers, renchérit-t-il, satisfait d’avoir remis Arton de bonne humeur.

-         Leur liaison n’a pas duré plus de quinze jours ou trois semaines, mais c’était chaud bouillant. Et j’étais souvent aux premières loges, vu que pour s’éclater, ils n’allaient en général pas plus loin que le hall ou la cuisine, juste en face. Et quand je dis « liaison », ce n’est pas une métaphore… Sa dernière liaison, il doit s’en rappeler, le père Arton, enchaîna le cyclope de plus en plus joyeux, car c’est avec le radiateur qu’il l’a vécue. Près de trente six heures menotté au tuyau de chauffage ; chaud bouillant, je vous dis. Se sachant plaquée par son bel esclave, la vigoureuse n’a pas loupé sa sortie. Une chance que la frangine de monsieur Arton se soit inquiétée et qu’elle ait eu les clefs. Vous auriez vu la tête de la puritaine, découvrant son frère, en sous-vêtements léopard, l’air penaud comme un gamin pris le doigt dans le pot de confiture !

-         Ha oui, je me souviens, répondirent en chœur les autres cyclopes dans un éclat de rire collectif.

 

Huit heures du matin, l’ascenseur s’arrête en couinant. Les portes coulissent dans un grincement métallique et deux joyeux gaillards en extirpent péniblement une rutilante porte blindée.

Pinces, pinces.

Ciseaux à bois, ciseaux à bois.

Perceuse, perceuse.

Visseuse, visseuse.

Une heure et demi plus tard, on entendait la satisfaction des époux Arton trouer le silence de plomb du palier, devant leur belle acquisition dépourvue de judas.

-         Vous prendrez bien un petit café, ces messieurs ?

-         Ha non, ma petite dame c’est gentil mais on a encore deux portes à poser dans les étages supérieurs.

La porte claqua plus lourdement qu’à l’accoutumée – il fallait s’habituer à sa surcharge pondérale – celles de l’ascenseur se refermèrent sur Arton et les deux virtuoses de chez K par K. Les quatre rescapés n’entendirent plus jamais parler de leur ami.

Habituellement discret et avare de mots, sans doute à cause de la solitude de son occupant, Raûl se risqua pourtant le premier à reprendre la parole :

-         Putain, ça fout la trouille ! Quand on pense qu’il nous avait prévenu, c’était pas du flan, sa déprime.

-         A qui le tour ? reprit Lebert. Vous avez entendu les deux croque-morts, c’est pareil dans les autres étages et ça les rend joyeux, en plus, de faire ce sale boulot.

-         Bon, on se calme ou on sombre tous en dépression chronique et généralisée ? râla l’optimiste Carry.

-         Et que proposes-tu pour positiver une telle situation ? On va tous y passer et tu es toujours d’humeur frivole. Tu n’as donc pas remarqué que depuis quelques semaines déjà, on nous porte de moins en moins d’attention ?

-         Ha, toi aussi, tu as ressenti que l’on nous ignorait de plus en plus, ces temps-ci ; je n’osais pas en parler, de peur d’inquiéter davantage Arton. Mais puisque Ribot en parle…

Raûl   avoua ne rien avoir remarqué, mais vu le peu de visiteurs qu’il reçoit, ce n’est pas étonnant.

-         Ho moi, vous savez, continua Carry, je ne fais guère attention à ces détails. Une bonne cuite à cinq heures du matin, ça c’est de l’aventure, les petits gestes du quotidien, j’y fais pas gaffe. Mais pour répondre à Ribot, je suggère deux idées pour ne pas se laisser abattre. Tout d’abord, nous devons garder le souvenir d’un Arton en pleine euphorie en train de nous remémorer le coup du radiateur. Ensuite, comme ce petit goût de nostalgie nous avait tous les cinq mis de bien bonne humeur, je propose de s’en raconter une tranche de temps en temps, chacun son tour. Qu’en dites-vous ?

Pour montrer son adhésion à l’initiative de Carry, Raûl poursuivit :

-         Tu as sans doute raison, ça fait du bien, les bons souvenirs et si chez moi, c’est plutôt calme, j’ai quand même la chance d’être en face de l’ascenseur. A chaque visite, ça me permet de dérober discrètement une tranche de vie. Et il s’en passe de drôles dans le miroir d’un ascenseur… quand il n’est pas brisé. J’ai des souvenirs romantiques du jeune époux Ribot, lorsqu’il rentrait tard, un bouquet de fleurs maladroitement dissimulé dans le dos en train de répéter une dernière fois sa tirade face à la glace avant de la déclamer à madame.

-         Mon Dieu oui, que ça sonnait faux, et pourtant c’était touchant comme elle faisait semblant d’y croire, confirma Ribot. Mais le jour où ce fut le plus touchant, surtout pour l’amant, c’est quand il est rentré plus tôt que prévu !

Nouvel éclat de rire sur le palier. Le jeu de Carry agissait. Même Lebert entrait dans la partie :

-         Chez moi, la période la plus drôle, c’est toujours en fin d’année, au moment des calendriers. A l’intérieur, j’entends « chut, les enfants, ce sont sûrement les pompiers ou les éboueurs ». De l’autre côté « vas-y, insiste, je te dis que j’ai entendu des voix, ils finiront bien par ouvrir, ces radins ». quelle comédie !

-         Moi, ce que je ne supporte pas, ajouta Carry, c’est la manie des frères de la patronne. A croire qu’ils sont tous faits sur le même moule. Soit ils me tirent la langue, soit ils me mettent un doigt dans l’œil, même leurs mômes s’y mettent dès qu’ils sont assez grands. Au fait, maintenant que j’y pense, la semaine dernière, ils m’ont tous épargné le supplice, étonnant, non ?

 

 

-         Bon alors, monsieur Ribot, vous profitez de notre promotion du mois ? Sur ce modèle de luxe, la maison K par K vous fait cinq pour cent de remise et vous offre le judas.

-         Je veux bien la ristourne, mais pour le judas, c’est inutile. On ne s’en sert plus depuis que l’immeuble est équipé d’un visiophone.

 

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