Le chef d'orchestre   par Sylvain Caunes

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-         Bonjour, je vous explique le motif de ma visite.

Depuis huit jours environ, …non depuis mercredi dernier exactement, j'entends les sons comme… comme avec… un "home cinéma". Est-ce que vous voyez ce que je veux dire ?

-         Pas vraiment.

-         Mais si. C'est comme si j'entendais tout en amplifié et le son partant d'au moins cinq enceintes.

-         J'entends bien, mais..

-         Heureusement pour vous que vous entendez bien, surtout dans votre métier, Docteur. Mais pouvez vous parler moins fort, cela m'est insupportable.

-         Si vous ne me laissez pas finir mes phrases, on va avoir du mal à s'entendre… oh pardon, à se comprendre.

-         Moins fort, Docteur.

-         Oui d'accord. Ce que je voulais vous dire, c'est que… actuellement, les systèmes les plus sophistiqués de retranscription du son cherchent à reproduire le même relief que l'oreille humaine sans pour autant y arriver parfaitement.

-         Non, vous ne comprenez pas. Je sais que l'oreille entend en stéréo et même plus. Mais moi, c'est comme si j'étais DANS le "home cinéma". Quand vous me parlez, je devrais vous entendre devant moi, puisque vous êtes face à moi. Eh bien, je vous entends aussi derrière, sur le côté, et même à travers le caisson de basse sous votre bureau.

-         Alors là, si je comprends ce que vous me décrivez, je ne connais pas de cas similaires. Que vous est il arrivé ?

-         Bien, je vous explique, Docteur. J'étais à Londres, face à Waterloo station. Étant fumeur, je sors mon paquet de cigarettes de ma poche, l'ouvre et en prends une que je mets à la bouche. Puis, je prends ma boîte d'allumettes, en sors une et la gratte négligemment comme je fais d'habitude. Et c'est là que ça a explosé.

-         Quoi, il y a eu un autre attentat ! mon pauvre, vous devez avoir l'oreille bien endommagée.

-         Mais non, pas du tout, c'est uniquement le bruit de l'allumette frottant la boîte et le souffre s'enflammant, qui ont fait comme le bruit d'une explosion. Le bruit habituel a été multiplié par dix au moins. J'ai tout lâché, au point que l'allumette est partie enflammer la chevelure rousse d'une honorable anglaise qui passait à ce moment là. Il est vrai que cela ne m'a pas choqué de voir une anglaise rousse. Mais une rousse aussi flamboyante, ça je n'avais jamais vu. Quant à la boîte d'allumettes, elle, est allée se loger entre les dents d'un gentleman de la city que l'on voit plus couramment avec un cigare. Tout cela était comme filmé au ralenti. Si la situation ne m'avait pas dépassé à ce point, je me serais tordu de rire. Mais les cris ont fusé de toute part et c'est un plaquage digne du 15 Gallois, opéré par deux bobbies nourris aux hormones anglaises qui m'a tordu en deux avant que je n'atterrisse sans aérofreins sur le bitume du trottoir. J'essayais de mettre mes mains sur les oreilles. Le bruit était assourdissant. Mais plus je me débattais, plus ils me tenaient fermement, m'empêchant de faire le plus petit geste. Encore heureux que je n'aie pas le teint basané, sinon, ils m'auraient fait subir le même sort qu'au jeune brésilien et je ne serais plus là pour vous le raconter.  Puis, je fus conduis sans ménagement dans la salle d'interrogatoires de Scotland Yard. Et ce n'est que trois heures plus tard et avec des "boules Quies" dans les oreilles, que j'ai pu regagner la gare, après avoir dissipé tout malentendu sur mes intentions non agressives vis-à-vis de ce pays ami. En revanche, ils pensent que je suis un maniaque de l'allumette et m'ont confisqué ma boîte et remis un briquet en remplacement. De vrais "gentlemen" ces anglais ! Regardez, il est marqué du sigle de Scotland Yard.

-         Pouvez vous abréger car ma salle d'attente est pleine.

-         Moins fort s'il vous plait !

-         Oui, pardon, mais allons au fait.

-         Je vous donne tous ces détails pour vous faire comprendre l'ampleur du phénomène. Lorsque j'ai dû entrer dans le hall de la gare, heureusement que j'avais mes "boules Quiès". Car même avec ces protections, je ne pouvais que très difficilement supporter le bruit infernal des hauts parleurs qui crachaient dans tous les coins les annonces en anglais. Mais, à bien y réfléchir, heureusement que je n'étais pas dans une gare teutonne. Imaginez l'effet de cette langue gutturale sur mes oreilles malades ?

-         Oui je vois. Ah mais, pourquoi n'y ai-je pas pensé de suite. Il faudrait que vous gardiez ces "boules Quiès" en permanence, jusqu'à ce que le phénomène disparaisse.

-         Ah Docteur, vous me redonnez espoir ! Vous pensez que cela va disparaître ?

-         Bien sûr, je le pense. Par contre, je ne saurai pas vous dire quand.

-         Je termine le récit de ma première journée "home cinéma". C'est important.

Lorsque je suis rentré chez moi, j'avais enlevé mes "boules Quiès" pensant que je n'en aurais plus besoin. Malheureusement, le bruit de mes clés accrochées au trousseau et s'entrechoquant, de la clé tournant dans la serrure, et de la porte qui claque derrière moi à cause des courants d'air, (car ma copine Brigitte oublie toujours de fermer les fenêtres) ont été trop forts. Brigitte m'a retrouvé inanimé dans le couloir. Le choc était encore plus violent, le phénomène s'amplifiait.

-         Si violent que ça ? Je commence à m'imaginer ce que vous ressentez.

-         Oui, mais ce n'est pas fini. Après avoir retrouvé mes esprits, j'ai voulu écouter les messages de mon répondeur téléphonique. Mais j'avais omis de baisser le son. Le niveau sonore et la mauvaise qualité de l'appareil ont fait que je me suis évanoui à nouveau.

-         Mais dans votre vie de tous les jours, ne pouvez vous pas garder vos "boules Quiès" ?

-         Difficilement Docteur, je suis chef d'orchestre. Bien sûr, maintenant j'entends comme si tous les instruments de l'orchestre étaient à deux centimètres de mes oreilles et comme si tous les musiciens étaient tout autour de moi. Alors, mes musiciens ne comprennent pas pourquoi je ne tolère plus le plus petit écart de ton sur un seul violon. Eux-mêmes ne l'entendent pas. Je ne peux pas les en blâmer, c'est presque surnaturel.

Mais le plus embêtant, c'est le timbalier.

-         Ah oui, il joue trop fort et cela vous résonne dans la tête.

-         Non, non, ce n'est pas cela. Je n'avais jamais remarqué que pendant qu'il ne joue pas, ce qui arrive quand même assez souvent pendant un concert, il se gratte. Il doit faire de l'eczéma. Le simple bruit de sa chemise sur sa peau m'est insupportable. Il doit mettre des chemises en nylon.  Maintenant que je l'ai remarqué, je n'entends plus que ça.  Et en plus il se frotte en la bémol. Vous comprenez que cela puisse me gêner surtout lorsque l'on est en do majeur. 

-         Oui, je comprends, en effet ! Mais lors d'un concert, le public fait du bruit.

-         Oui je sais. Mais pour l'instant nous n'avons fait que des répétitions.  Seulement, je ne sais pas si je vais pouvoir supporter le timbalier jusqu'au concert. En plus, il n'a plus que quelques cheveux gras sur la tête, de grosses lunettes sur lesquelles les pellicules s'accumulent et un nez en forme fraise.

-         Je ne vois pas le rapport avec les bruits.

-         Mais si ! Je n'entends plus que lui, donc je ne VOIS plus que lui. De ma place, je vois parfaitement les gros points noirs sur son nez. Il pourrait au moins faire un soin du visage ! Mais je n'ai pas osé lui dire, il risquerait de se vexer.

-         Oui, je comprends.

-         Je voulais vous dire aussi : Chez moi, dans ma chambre, j'ai tapissé les murs avec des matelas pneumatiques de camping afin d'étouffer les bruits. Mais quand je les gonfle, je ne supporte pas le bruit de l'air entrant dans le plastique. Par contre, chaque fois que je veux les clouer au mur, ils se dégonflent et là le bruit est encore plus désagréable.

-         Oui, je crois commencer à comprendre. C'est pour la caméra cachée ?

-         Non, non, non et non ! Mais je suis d'accord avec vous, il faut que je trouve un autre isolant phonique. Pourtant, j'ai la nette impression que vous ne me croyez toujours pas. J'ai bien peur de m'énerver. Depuis que cela m'est arrivé, je suis sur les nerfs, et je ne supporte plus les contrariétés. VOUS ME COMPRENEZ DOCTEUR ?

-         Oui, oui très bien, mais comment pouvez vous criez aussi fort dans votre état ?

-         Eh bien, c'est là mon problème, car plus je crie fort, et plus cela m'énerve. VOUS COMPRENEZ DOCTEUR ?

-         Encore mieux.

-         Justement, je voulais vous dire. Avec ma copine Brigitte, je me suis énervé. Il faudrait que vous alliez la voir chez moi. Je lui ai expliqué la même chose qu'à vous, et au lieu de croire à la caméra cachée, elle s'est mise à rigoler de plus en plus, à ne plus pouvoir s'arrêter, un très gros fou rire. Alors je n'ai pas vraiment supporté. Et maintenant, elle ne dit plus rien. Elle ne bouge plus non plus.

-         Comment, vous l'avez frappé ? Mais c'est les secours et la police qu'il faut appeler.

-         Non, je ne l'ai pas frappé, je l'ai juste empêché de rire trop fort.

Mais qui est cette femme qui rit comme ça derrière moi ? Pourquoi vous la laissez entrer pendant la consultation ?

Mais, qu'est-ce que vous faites Docteur, Non, arrêtez de me secouer, je vous assure que je n'ai pas dû lui faire de mal. Mais arrêtez de me secouez comme ça, et arrêtez de m'appelez "chéri" ?

 

 

-         Ah bien, ce n'est pas trop tôt. Cela fait un moment que je te secoue. Que je t'appelle Chéri, pour ma part, je trouve ça normal.

 

C'est alors que j'émerge de mon rêve et découvre mon adorable femme, ses cheveux blonds en bataille, ma nouvelle à la main, en train de rire, mais de rire….

 

 

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