" La journée sera belle "

                                                                                              par   Jean-Pierre Chiron  4ème Prix

 

 

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                La journée sera belle, il fait un temps estival en ce premier week-end de mai. Comme toujours, les premiers jours de chaleur donnent aux gens des envies de vêtement colorés et légers. C’est la renaissance des tissus transparents, aériens : soie, lin et coton surfin.

                   Dans un mariage, il y a toujours des personnes qui semblent être naturellement élégantes et d’autres, comme moi qui ont l’air déguisées, décalées. Pourtant je fais tous les efforts possibles et imaginables pour paraître décontracté, à l’aise. Je m’y suis entraîné, préparé, comme un acteur rejoue la scène qu’il sait difficile, à l’abri des autres pour ne rien laisser paraître du travail effectué le jour de la première.

                    Je sais que beaucoup de regards se porteront sur moi mais que personne ne dira rien ni ne m’interrogera sur mes états d’âmes d’élève recalé, de perdant.

                    Entre les poignées de mains sans chaleur et les embrassades peu sincères je m’avance difficilement vers l’église vide encore.

                    Je sais qu’elle est là, quelque part à l’intérieur, répétant une dernière fois ces gestes définitifs qu’elle s’apprête à faire devant tous ces témoins proches ou anonymes. Son mari n’est pas avec elle, je l’ai aperçu à l’extérieur, avec cet air supérieur de futur propriétaire de la plus belle pouliche du haras. Il serre les mains comme s’il était en campagne électorale, sûr de sa victoire, regardant à peine les convives, la tête sur le podium déjà. Comment peut-elle ?

                    Mes pas résonnent dans la chapelle aussi blanche et simple que la future mariée. Il me faut quelques secondes pour m’habituer à la pénombre. Le décalage entre la lumière du parvis et celle de la nef est aussi criant que celui entre ma tenue impeccable et mes noires pensées.

                    Le silence se fait de plus en plus pesant au fur et à mesure que je m’avance vers l’autel. Un léger chuchotement impalpable et aérien comme un battement d’ailes m’attire vers le fond de l’église, là tout près des orgues silencieuses pour l’instant. C’est elle, je le sais sans la voir encore, elle doit relire discrètement un texte ou le déroulement de la cérémonie parfaitement orchestrée.

                    Quand elle m’aperçoit, je ne sais pas ce qui me touche le plus, ses yeux étonnés ou ce sourire qui semble se mélancoliser au fur et à mesure de mon approche. Elle est d’une beauté à couper le souffle, aucun mot jamais ne pourra tenter même de définir sa personne.

                    -Mais qu’est ce que tu fais ici ? S’enquit-elle avec inquiétude et trouble. Je ne…ce n’est pas que je ne veuille pas te voir, mais je n’ai pas de temps. Comprends moi, je t’en prie, la cérémonie doit commencer dans dix minutes à peine et…

                   - Cinq minutes, je te demande cinq minutes. Écoute moi s’il te plaît, c’est sans doute la dernière fois que je te vois. Tu m’as donné tellement… juste quelques secondes et tu ne me reverras plus.

                    Je vis bien dans le léger soupir qui gonfla sa poitrine…qu’elle acceptait de m’écouter malgré l’impatience et l’émotion. Je savais parfaitement ce que j’avais à lui dire, presque par cœur, et pourtant tous les mots se bousculaient en moi comme s’ils avaient peur de ne pas être dits, prononcés, comme s’ils avaient conscience que le temps manquerait et que certains seraient condamnés à rester éternellement en moi.

                    - D’abord ne t’inquiète pas, je ne vais pas m’incruster aujourd’hui. Je ne serai pas le petit caillou dans ta chaussure, celui qui te gênera pour marcher vers ta  nouvelle vie, celui qui t’empêchera de danser avec ton mari. Il parait d’ailleurs qu’on appelle ce genre de petit caillou un scrupule…c’est drôle…  Non, je ne resterai pas après la cérémonie, je te laisserai à tes amis, à ta nouvelle famille. Mais je ne pouvais pas ne pas te revoir une dernière fois…                  

                   Je t’aime toujours et tu le sais. Toi aussi tu m’aimes encore et pourtant…tu vas te marier avec un autre homme. Comment en sommes nous arrivés là ? On ne va pas refaire notre histoire. Toujours est-il que tu t’apprêtes à vivre avec quelqu’un que tu n’aimes pas.

     Bien sûr tu l’apprécies, il a beaucoup de qualités, toutes celles que je n’ai pas. Il est élégant, toujours à l’aise, rassurant et fort. Il a une superbe situation qui te permettra tous les caprices, une belle maison, deux voitures et un métier qui vous fera voyager. Il a tout ce dont une femme peut rêver mais…tu ne l’aimes pas.

Je ne suis pas venu pour te reconquérir, je sais que c’est fini entre nous et que nous sommes allés trop loin pour pouvoir vivre comme le commun des mortels. Je veux simplement qu’au moment où tu t’engageras tout à l’heure, devant tout le monde, tu aies bien conscience de ton choix et de la vie que tu t’apprêtes à vivre avec lui.

 Malgré toutes ses qualités et le confort matériel qu’il t’apportera tu sais bien, au fond de toi-même, que jamais il ne pourra t’aimer comme je l’ai fait. Il ignore tellement de toi et, même s’il est des détails qu’il apprendra, jamais il ne saura ou ne devinera qui tu es vraiment.

          Sait-il que tu aimes les couleurs pâles ? Sa cravate semble prouver le contraire…

 Sait il que tu dors tard le week-end et que tu aimes être réveillée par l’odeur du café que tu bois toujours noir ?

 Sait-il que tu ne reparles à ta mère que depuis notre séparation ?

 Connaît-il ta passion pour les glaces au citron ?

 Lui as-tu dis ton amour pour Cézanne et Klimt ?

 Sait-il que tu fais régulièrement des cauchemars en pensant à ton enfance ?

 A-t-il déjà deviné l’hyper sensibilité qui t’habite ?

 T’a-t-il déjà regardé vraiment ? Sait-il que tu aimes les chaussures à talon plat et que jamais tu ne portes de collant ?

 Sait-il que tu aimes les chansons tristes et le piano ?

 Sait-il que tu ne joues plus de violoncelle depuis la mort de ton père ?

 Sait-il que tu pleures au cinéma et que tu n’aimes pas qu’on le sache ?

 Sait-il que tu as fait l’amour pour la première fois à quinze ans ?

 Connaît-il tes feulements de lionne indignée ?

 Sait-il que tu déjeunes avec ton frère au moins une fois par semaine ?

 Sait-il que tes yeux se grisent quand tu as froid ?

 Sait-il que tu pleures parfois après l’amour ?

 Sait-il…

 

-Arrête s’il te plaît, arrête…Je t’en prie, ne dis plus rien

         Sa voix qui m’interrompt est aussi douce qu’un bruissement de papier de soie, presque un murmure.

-         Qu’est ce que tu cherches ? Tu l’as dit, entre nous c’est fini, alors veux tu me faire pleurer une dernière fois avant de me rendre à mon futur époux ?

-         Non, sincèrement non. C’est le gâchis que va engendrer ce mariage qui m’a poussé à te parler une dernière fois. On peut sans doute feindre l’attachement sinon l’amour, le plaisir aussi, quelques jours, quelques semaines mais pas une vie entière. Je n’y crois pas.

 

 

Une lumière écarlate vint transformer la robe blanche en un éclat de brillance pure. Les portes de l’église venaient d’être ouvertes et les invités entrèrent dans un concert de pas étouffés par la majesté des lieux qui appelait au recueillement plus qu’à la célébration.

Je l’entraînai le plus délicatement possible vers le dernier recoin protégé des regards, juste derrière les orgues.

 

-         Je vais m’en aller. Ne m’en veux pas, mais je pense qu’il était de mon devoir d’ancien amant, d’éternel amoureux, de te montrer les choses telles qu’elles sont vraiment. Tu ne dois pas te marier pour oublier un amour malheureux, encore vivace. Choisis en connaissance de cause, pour toi. Je connais trop tes impatiences et tes exigences pour savoir que tu ne trouveras pas de compromis possible, les semaines passant.  

Ses lèvres couleur cerise m’attirèrent et je ne pu résister à l’envie d’un dernier baiser qui autrefois se serait transformé en embrasement charnel.

 Je passai doucement mon index sur son nez délicat fixant ses yeux émeraude une dernière fois puis m’en allai, sans me retourner, par la travée déserte vers l’entrée de l’église comble maintenant.

 La messe touchait maintenant à sa fin et le prêtre, après avoir fait prononcer les vœux rituels d’engagement, récita la formule habituelle

 -         S’il y a quelqu’un dans l’assistance qui voit un quelconque empêchement à cette alliance que nous célébrons aujourd’hui qu’il parle maintenant ou qu’il se taise à jamais.

 Le silence sépulcral se faisait l’écho de l’assentiment général quand le fracas d’un claquement de porte fit sursauter l’assistance au fait de son émotion. Quelqu’un venait de sortir bruyamment comme si les paroles du prêtre avaient provoqué une colère divine.

 Je regagnai ma voiture, dépité et meurtri et restai immobile pendant quelques minutes, silencieux et ailleurs comme un bonze en prière. Quand je remarquai sur le volant une traînée de fond de teint, celui que j’avais innocemment dérobé à la marié en caressant son arête nasale. Quelqu’un remarquerait-il cette légère estafilade sur son visage, comme un rappel du passé, une cicatrice estompée mais visible ?

 Me faufilant doucement entre les voitures lavées et décorées, le reflet du soleil m’empêchait de voir distinctement le visage des convives et le cérémonial de sortie de l’église sur le parvis noir de monde.

 Il me semblait que l’agitation était peu festive, comme si la fête avait été gâchée par ce claquement de porte qui m’avait échappé, rappelant à chacun l’empressement que tu as eu pour passer de notre histoire à un homme qui ne te ressemble pas.  

 

 

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