A la portée par Barberine Georget |
Encore
quelques minutes un palier déserté. Le calme d’une désolation propice à la
tempête. Elle n’allait pas tarder à apparaître et ça allait être le bon
soir, Ernest le souhaitait. Allez mon gars, reste concentré, tu vas y
arriver. La pupille rivée au judas, son œil s’était habitué à cette
attente lancinante. Allez mon gars. Ça allait être l’heure. Il
fallait en finir. Ça avait assez duré, c’était trop douloureux.
Ernest
entendit distinctement le vieil ascenseur sortir de sa poussiéreuse somnolence
mécanique. Encore quelques secondes. L’œil acéré, le cœur battant, il se
remémora une dernière fois la marche à suivre. Il était prêt. Il allait réussir.
Elle allait une nouvelle fois jaillir de cet ascenseur. Fraîche, douce et envoûtante.
La situation avait assez duré. Il allait passer à l’action, coûte que coûte,
tordre le cou à cette hésitation pathétique qui le grignotait quotidiennement
de l’intérieur. Donne-moi encore un peu de courage, ernestino. Et si je ne
réussissais pas, encore cette fois.
Le
petit homme à l’intérieur de lui, ernestino, sirotait son café près d’un
bon feu de cheminée, dévorant un vieil ouvrage sur la mélodie insolite des
cris d’insectes dans la pampa argentine. Il sortit quelques secondes de sa
lecture. Laisse-toi la chance de réussir, Ernest. Ouvre-lui, libère ton cœur
et arrête de réfléchir. Il se replongea dans le gros livre, attrapant au
passage une savoureuse tartine à la rhubarbe.
La
jeune femme devait poursuivre son ascension. Sereine, belle à croquer et comme
chaque soir, faussement désinvolte. Impeccablement ponctuelle.
C’était
devenu pour Ernest une habitude. Epier la créature, distinguer sa silhouette
sortant de la boîte métallique. Reconnaître par le judas ses gestes suaves. Désirer
sa nonchalance à actionner la minuterie du couloir, blessant sans le savoir,
derrière le judas, l’iris embrumé par l’anxiété.
Il
fallait en finir.
La
veille, il lui avait bien semblé que le conseiller, au téléphone, perdait
patience. Comme si son cas était devenu désespéré. « Monsieur Dandur…
je ne vais plus passer par quatre chemins. Voilà… vous devez réagir. Si vous
continuez…comment dire… nous doutons que vous puissiez un jour vous
accomplir. Comprenez, ma mission est de pouvoir à distance vous venir en aide.
Vous connaissez maintenant par cœur la procédure. C’est très bien…
maintenant, il va falloir vous lancer… pour de bon. Concrétiser votre projet.
Vous me suivez ? Je suis inquiet Monsieur Dandur, savez-vous concrètement
ce que vous souhaitez ? Votre retenue remet en cause notre efficacité et
porte un coup dur à notre professionnalisme. Agissez ! J’espère que
lors de notre prochain contact téléphonique, vous aurez une bonne nouvelle à
m’annoncer. Je compte sur vous Monsieur Dandur. »
Cela
faisait quatre mois qu’Ernest avait fait appel à la société Mord-Remord. Il
avait trouvé cette étrange carte publicitaire dans sa boîte aux lettres. Expertise
en oubli et dépassement de soi. Lorsque Ernest avait composé le numéro
inscrit sur la carte, une voix étonnamment rassurante l’avait directement
orienté vers l’un des conseillers comportementalistes. Un diagnostic d’une
confondante acuité, la promesse d’un salut assuré et simple. En apparence.
Il était bien temps que le passage à l’acte ait lieu.
La
jeune femme prit son temps, attendit que la porte de l’ascenseur se referme et
se dirigea d’un pas chaloupé vers la porte d’Ernest. Il vit à travers le
judas la silhouette grandir et devenir peu à peu difforme. Un visage boursouflé
par la lentille convexe. Ça se mit à sonner. Quelque part, vers l’oreille
gauche d’Ernest. Une sonnerie sèche et franche.
Oh
non, ernestino… Je
ne vais encore pas y arriver.
Il
entendit alors enerstino se mettre à brailler en lui. Brave petit ernestino. Bouge-toi,
donc, dégonflé, fais-le, méprisable pleutre ! C’était l’ernestino
du jour où sa nièce Armelle était tombée du troisième et qu’Ernest avait
réussi à la secourir grâce à un point de compression, sur une répugnante hémorragie
à la jambe… alors qu’il n’avait jamais supporté la vue du sang. C’était
l’ernestino qui avait foutu la trempe de sa vie à Blaise, en classe de
seconde quand celui-ci avait mit le feu à un sac de jute rempli de chatons pour
impressionner les potes, comme ça gratuitement. Mais le drame, c’est qu’il
ne réussissait pas toujours à se faire entendre, ce brave petit homme. Et
alors, il se contentait de hurler dans le silence strident de l’angoisse.
Ernest n’aurait pas su dire depuis quand le petit locataire avait pris ses
appartements en lui, c’était difficile à évaluer, ça lui semblait avoir
toujours été le cas.
De l’aplomb mon vieux.
Allez. Ouvre-lui. Ca n’est pas si
difficile. Libère-toi ! Allez…
ernestino
saisit une nouvelle fois son violon et entama une mélodie douce pour apaiser
son hôte. Ernest sentit les vibrations des cordes en lui et les mélopées lui
procurèrent une insoupçonnable énergie. Le temps de quelques secondes…
La
jeune femme apposa une nouvelle fois son index sur la sonnette avec une
touchante application. Plus vigoureusement.
Ca ne sera pas ce soir.
Le
cri de rage d’ernestino lui fit bourdonner les oreilles, engendrant une atroce
tétanie de tout son corps. Quel lâche tu fais… alors que ton épanouissement
est à ta portée…
Dans
une volte-face cruelle, la jeune fille se détourna du judas, repartant comme
elle était venue, emportant innocemment avec elle une nouvelle fois l’échec
d’Ernest. Ernest, quarante ans, enfermé à jamais dans un passé sans fenêtres,
et sans issues.
Si
tu préfères souffrir, moi je m’en vais dormir. Le
petit homme borda avec application les draps autour de lui, laissant Ernest seul
en proie à ses démons. J’y arriverai… demain. Fais-moi confiance. Mais
c’était tard et ernestino dormait déjà à poings fermés. Le minuscule
salon intérieur était à présent aussi silencieux que les pensées d’Ernest
tourmentées.
Il
sentit que son propre sommeil allait être saturé d’images révolues et
douloureuses. Blanca. Blanca qu’il avait tant aimée, choyée. Jusqu’à
ce fameux jour où l’harmonie avait basculé. Le plongeant dans les eaux
obscures d’un mal être dans lequel il ne parvenait plus à surnager.
Ernest
trouva le sommeil à son tour. Ses rêves furent hantés par la présence
fantomatique de Blanca, son ex-épouse. Des bribes de moments heureux. Et puis
les insultes, les humiliations. La colère de Blanca. Le regard venimeux de
Blanca. Il savait que le minuscule petit homme en lui, n’avait jamais véritablement
aimé cette mégère. A nouveau les pièges du songe se refermaient sur Ernest.
Il était devant le judas et de l’autre côté de la porte, sur le palier, une
entité apparaissait, étrange nébuleuse malsaine. Une sournoise forme féminine.
Le visage de la jeune fille. Si étrangement ressemblant au visage de Blanca.
Mais jeune. Blanca jeune. Ernest, derrière la porte, s’apprête à ouvrir.
Une brusque douleur au bas du ventre. Un poignard acéré. Ça transperce la
porte. Ça le lacère, l’éventre sauvagement à travers la porte. L’odeur
fulgurante de son sang, le poids de ses intestins, extirpés, arrachés par le
poignard de la forme vengeresse.
Lorsque
Ernest sortit de son cauchemar, il devait être tard, il lui sembla avoir
beaucoup trop dormi. ernestino avait dû sortir prendre l’air, le violon
veillait seul, sur le petit appartement douillet et feutré dans lequel planait
une bonne odeur de thé à la bergamote. Ernest se sentit horriblement fatigué.
Il allait lui falloir encore attendre plusieurs heures avant de pouvoir à
nouveau retenter sa chance. Pouvoir bénéficier de ce remède livré à
domicile par la société Mord-Remord.
Palier
vide. Quelques minutes avant l’apparition. Allez mon gars. Pupille rivée
au judas. Temps suspendu.
Trois
coups de sonnette. « Monsieur Dandur, ouvrez-moi ». Voix naïvement
charmante. Ils ont même réussi à retrouver les intonations juvéniles de
la voix de Blanca. Ils sont vraiment forts…
Ernest
prend une grande inspiration. Il ouvre la porte. Baisse le regard sur les yeux
immenses de la jeune créature en face de lui. Une tacite confrontation.
« Allez-y Monsieur Dandur, insultez-moi ! » La voix de
la jeune femme lui paraît presque suppliante. Allez-y. Un bourdonnement
dans ses oreilles et puis du blanc, partout. Ernest se sent tomber dans un champ
de pommes sucrées et cotonneuses. Nouvel échec. Il lui semble entendre là
sous le tas de pommes le rire de Blanca et voir sa main qui fouaille pour
l’attraper, le griffer, l’écorcher. Pauvre abruti, tu es ridicule.
Jamais tu ne parviendras à m’effacer… jamais.
Il
y avait de cela cinq ans. Ernest était sur le point de rentrer chez lui, un
sourire inhabituellement gai et songeur aux lèvres. Parvenu en chantonnant
devant sa porte, il avait fouillé dans ses poches mais ses clés restaient
introuvables. Il avait sonné. Actionnant le fragile bouton sonore de manière
à créer une petite ritournelle enjouée et enfantine. Blanca avait ouvert
violemment la porte. L’avait toisé, des pieds à la tête et simplement, sans
plus d’explication avait refermé sur le nez d’Ernest la grosse porte blindée.
Ernest avait senti l’os au milieu de son visage se briser et le sang couler
sur sa chemise blanche. Elle l’avait mis à la porte. Blanca était restée
par la suite injoignable. Sa réaction inexplicable. Partir, refaire sa vie,
loin. Tenter de désinfecter la béante plaie purulente qui souriait depuis
toutes ces années, là en plein milieu sur son torse. Elle lui avait arraché
le cœur.
ernestino
hurle à nouveau. Ernest réveille toi, ça sonne. Encore. Au fond de
lui, le petit homme fait un tapage monstrueux, il renverse la table, les
chaises, le fauteuil douillet. Cours. Cours à la porte. Ernest se précipite.
Pas le temps de jeter un œil au judas. Pas le temps de vérifier si la jeune
fille est ponctuelle. Il arrache presque la porte de ses gonds.
Elle
est là, posée sur le paillasson, comme une belle fleur, défiant les lois de
la nature, une forme végétale qui aurait poussé spontanément devant sa
porte. « Bonsoir Monsieur Dandur. » Le petit homme en lui trépigne
d’impatience, son agitation remonte le long de la colonne vertébrale
d’Ernest. La rage monte en lui, incontrôlable. Un immonde crachat
d’insultes incohérentes. Une pluie de propos orduriers, les relents d’années
entières à culpabiliser, à se morfondre dans un mutisme destructeur. La jeune
femme accueille les insultes et la grossièreté, le sourire aux lèvres et cela
ne fait que crever d’avantage l’abcès cardiaque d’Ernest. Il sent le sac
se vider. Il attrape la porte et la projette avec une violence telle qu’elle
lui blesse presque l’avant-bras. « Je t’enterre Blanca ! Je t’enterre,
va mourir dans les bras d’un autre ! Crève, crève ! ».
La
porte claque sur le beau visage de la jeune fille. Fin de tempête. Ça n’était
donc pas aussi difficile.
Ernest
attrape le combiné de son téléphone. Ses doigts fébriles trouvent avec
difficultés les chiffres à composer. A nouveau la voix commerciale et
rassurante.
« -
Société Mord-Remord, à votre service…
-
Ici Ernest Dandur, voilà, j’ai réussi, c’est fait !
-
Ne quittez pas, je vous passe le conseiller qui est en charge de votre dossier.
-
Alors, Monsieur Dandur, vous vous sentez bien ?
-
Oui ! Merci ! Merci !
-
Vous ne devinez pas comme je suis satisfait d’entendre votre enthousiasme.
J’ai cru un moment que le portrait robot que vous nous aviez fourni de votre
ex-femme n’était pas assez précis, et que c’était là la raison de votre
échec récurrent à l’épreuve à laquelle nous vous avions soumis…mais,
fort heureusement, votre passage à l’acte démontre une fois de plus la
valeur ajoutée de notre expertise, l’efficacité et le grand soin que nous
apportons à nos prestations. Votre compte sera débité le cinq du mois
prochain. Je vous souhaite une bonne continuation Monsieur Dandur. »
Ernest
se sentit apaisé, enfin serein. Il avait réussi. Il avait claqué la porte sur
cette souffrance cuisante de son passé affectif. Il allait enfin pouvoir
recommencer à sortir de chez lui. Aller au devant des autres. Peut-être même
faire de nouvelles rencontres. Cela faisait si longtemps. Il fallait qu’il le
dise à ernestino. Mais il comprit qu’au plus profond de lui le petit bout
d’homme avait minutieusement plié ses affaires. Le petit appartement était
vide. Sur la table du salon avec une écriture ronde et déliée, trônait un
minuscule mot. Bravo mon ami. Je suis fier de toi. Bon courage pour la suite.
Je m’en vais à présent vers les rivages veloutés et ensoleillés de la
contrée nommée Escapade & Volupté.
Le
petit violon avait été laissé à l’abandon vers la cheminée, brisé en
deux morceaux, posé parmi des partitions qui ne seraient à présent plus
d’aucune utilité. Des portées désormais orphelines. Finies les volutes mélancoliques.
Rangez
les violons.