A la portée   par   Barberine Georget  

 

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                 Retour au concours 2007

 

Encore quelques minutes un palier déserté. Le calme d’une désolation propice à la tempête. Elle n’allait pas tarder à apparaître et ça allait être le bon soir, Ernest le souhaitait. Allez mon gars, reste concentré, tu vas y arriver. La pupille rivée au judas, son œil s’était habitué à cette attente lancinante. Allez mon gars. Ça allait être l’heure. Il fallait en finir. Ça avait assez duré, c’était trop douloureux.

 

Ernest entendit distinctement le vieil ascenseur sortir de sa poussiéreuse somnolence mécanique. Encore quelques secondes. L’œil acéré, le cœur battant, il se remémora une dernière fois la marche à suivre. Il était prêt. Il allait réussir. Elle allait une nouvelle fois jaillir de cet ascenseur. Fraîche, douce et envoûtante. La situation avait assez duré. Il allait passer à l’action, coûte que coûte, tordre le cou à cette hésitation pathétique qui le grignotait quotidiennement de l’intérieur. Donne-moi encore un peu de courage, ernestino. Et si je ne réussissais pas, encore cette fois.

 

Le petit homme à l’intérieur de lui, ernestino, sirotait son café près d’un bon feu de cheminée, dévorant un vieil ouvrage sur la mélodie insolite des cris d’insectes dans la pampa argentine. Il sortit quelques secondes de sa lecture. Laisse-toi la chance de réussir, Ernest. Ouvre-lui, libère ton cœur et arrête de réfléchir. Il se replongea dans le gros livre, attrapant au passage une savoureuse tartine à la rhubarbe.

 

La jeune femme devait poursuivre son ascension. Sereine, belle à croquer et comme chaque soir, faussement désinvolte. Impeccablement ponctuelle.

C’était devenu pour Ernest une habitude. Epier la créature, distinguer sa silhouette sortant de la boîte métallique. Reconnaître par le judas ses gestes suaves. Désirer sa nonchalance à actionner la minuterie du couloir, blessant sans le savoir, derrière le judas, l’iris embrumé par l’anxiété.

 

Il fallait en finir.

 

La veille, il lui avait bien semblé que le conseiller, au téléphone, perdait patience. Comme si son cas était devenu désespéré. « Monsieur Dandur… je ne vais plus passer par quatre chemins. Voilà… vous devez réagir. Si vous continuez…comment dire… nous doutons que vous puissiez un jour vous accomplir. Comprenez, ma mission est de pouvoir à distance vous venir en aide. Vous connaissez maintenant par cœur la procédure. C’est très bien… maintenant, il va falloir vous lancer… pour de bon. Concrétiser votre projet. Vous me suivez ? Je suis inquiet Monsieur Dandur, savez-vous concrètement ce que vous souhaitez ? Votre retenue remet en cause notre efficacité et porte un coup dur à notre professionnalisme. Agissez ! J’espère que lors de notre prochain contact téléphonique, vous aurez une bonne nouvelle à m’annoncer. Je compte sur vous Monsieur Dandur. »

 

Cela faisait quatre mois qu’Ernest avait fait appel à la société Mord-Remord. Il avait trouvé cette étrange carte publicitaire dans sa boîte aux lettres. Expertise en oubli et dépassement de soi. Lorsque Ernest avait composé le numéro inscrit sur la carte, une voix étonnamment rassurante l’avait directement orienté vers l’un des conseillers comportementalistes. Un diagnostic d’une confondante acuité, la promesse d’un salut assuré et simple. En apparence. Il était bien temps que le passage à l’acte ait lieu.

 

La jeune femme prit son temps, attendit que la porte de l’ascenseur se referme et se dirigea d’un pas chaloupé vers la porte d’Ernest. Il vit à travers le judas la silhouette grandir et devenir peu à peu difforme. Un visage boursouflé par la lentille convexe. Ça se mit à sonner. Quelque part, vers l’oreille gauche d’Ernest. Une sonnerie sèche et franche.

 

Oh non, ernestino… Je ne vais encore pas y arriver.

 

 Il entendit alors enerstino se mettre à brailler en lui. Brave petit ernestino. Bouge-toi, donc, dégonflé, fais-le, méprisable pleutre ! C’était l’ernestino du jour où sa nièce Armelle était tombée du troisième et qu’Ernest avait réussi à la secourir grâce à un point de compression, sur une répugnante hémorragie à la jambe… alors qu’il n’avait jamais supporté la vue du sang. C’était l’ernestino qui avait foutu la trempe de sa vie à Blaise, en classe de seconde quand celui-ci avait mit le feu à un sac de jute rempli de chatons pour impressionner les potes, comme ça gratuitement. Mais le drame, c’est qu’il ne réussissait pas toujours à se faire entendre, ce brave petit homme. Et alors, il se contentait de hurler dans le silence strident de l’angoisse. Ernest n’aurait pas su dire depuis quand le petit locataire avait pris ses appartements en lui, c’était difficile à évaluer, ça lui semblait avoir toujours été le cas.

 

De l’aplomb mon vieux. Allez. Ouvre-lui. Ca n’est pas si difficile. Libère-toi ! Allez…

 

ernestino saisit une nouvelle fois son violon et entama une mélodie douce pour apaiser son hôte. Ernest sentit les vibrations des cordes en lui et les mélopées lui procurèrent une insoupçonnable énergie. Le temps de quelques secondes…

 

La jeune femme apposa une nouvelle fois son index sur la sonnette avec une touchante application. Plus vigoureusement.

 

Ca ne sera pas ce soir.

Le cri de rage d’ernestino lui fit bourdonner les oreilles, engendrant une atroce tétanie de tout son corps. Quel lâche tu fais… alors que ton épanouissement est à ta portée…

 

Dans une volte-face cruelle, la jeune fille se détourna du judas, repartant comme elle était venue, emportant innocemment avec elle une nouvelle fois l’échec d’Ernest. Ernest, quarante ans, enfermé à jamais dans un passé sans fenêtres, et sans issues.

 

Si tu préfères souffrir, moi je m’en vais dormir. Le petit homme borda avec application les draps autour de lui, laissant Ernest seul en proie à ses démons. J’y arriverai… demain. Fais-moi confiance. Mais c’était tard et ernestino dormait déjà à poings fermés. Le minuscule salon intérieur était à présent aussi silencieux que les pensées d’Ernest tourmentées.

 

Il sentit que son propre sommeil allait être saturé d’images révolues et douloureuses. Blanca. Blanca qu’il avait tant aimée, choyée. Jusqu’à ce fameux jour où l’harmonie avait basculé. Le plongeant dans les eaux obscures d’un mal être dans lequel il ne parvenait plus à surnager.

 

Ernest trouva le sommeil à son tour. Ses rêves furent hantés par la présence fantomatique de Blanca, son ex-épouse. Des bribes de moments heureux. Et puis les insultes, les humiliations. La colère de Blanca. Le regard venimeux de Blanca. Il savait que le minuscule petit homme en lui, n’avait jamais véritablement aimé cette mégère. A nouveau les pièges du songe se refermaient sur Ernest. Il était devant le judas et de l’autre côté de la porte, sur le palier, une entité apparaissait, étrange nébuleuse malsaine. Une sournoise forme féminine. Le visage de la jeune fille. Si étrangement ressemblant au visage de Blanca. Mais jeune. Blanca jeune. Ernest, derrière la porte, s’apprête à ouvrir. Une brusque douleur au bas du ventre. Un poignard acéré. Ça transperce la porte. Ça le lacère, l’éventre sauvagement à travers la porte. L’odeur fulgurante de son sang, le poids de ses intestins, extirpés, arrachés par le poignard de la forme vengeresse.

 

Lorsque Ernest sortit de son cauchemar, il devait être tard, il lui sembla avoir beaucoup trop dormi. ernestino avait dû sortir prendre l’air, le violon veillait seul, sur le petit appartement douillet et feutré dans lequel planait une bonne odeur de thé à la bergamote. Ernest se sentit horriblement fatigué. Il allait lui falloir encore attendre plusieurs heures avant de pouvoir à nouveau retenter sa chance. Pouvoir bénéficier de ce remède livré à domicile par la société Mord-Remord.

 

Palier vide. Quelques minutes avant l’apparition. Allez mon gars. Pupille rivée au judas. Temps suspendu.

 

Trois coups de sonnette. « Monsieur Dandur, ouvrez-moi ». Voix naïvement charmante. Ils ont même réussi à retrouver les intonations juvéniles de la voix de Blanca. Ils sont vraiment forts…

 

Ernest prend une grande inspiration. Il ouvre la porte. Baisse le regard sur les yeux immenses de la jeune créature en face de lui. Une tacite confrontation.  « Allez-y Monsieur Dandur, insultez-moi ! » La voix de la jeune femme lui paraît presque suppliante. Allez-y. Un bourdonnement dans ses oreilles et puis du blanc, partout. Ernest se sent tomber dans un champ de pommes sucrées et cotonneuses. Nouvel échec. Il lui semble entendre là sous le tas de pommes le rire de Blanca et voir sa main qui fouaille pour l’attraper, le griffer, l’écorcher. Pauvre abruti, tu es ridicule. Jamais tu ne parviendras à m’effacer… jamais.

 

Il y avait de cela cinq ans. Ernest était sur le point de rentrer chez lui, un sourire inhabituellement gai et songeur aux lèvres. Parvenu en chantonnant devant sa porte, il avait fouillé dans ses poches mais ses clés restaient introuvables. Il avait sonné. Actionnant le fragile bouton sonore de manière à créer une petite ritournelle enjouée et enfantine. Blanca avait ouvert violemment la porte. L’avait toisé, des pieds à la tête et simplement, sans plus d’explication avait refermé sur le nez d’Ernest la grosse porte blindée. Ernest avait senti l’os au milieu de son visage se briser et le sang couler sur sa chemise blanche. Elle l’avait mis à la porte. Blanca était restée par la suite injoignable. Sa réaction inexplicable. Partir, refaire sa vie, loin. Tenter de désinfecter la béante plaie purulente qui souriait depuis toutes ces années, là en plein milieu sur son torse. Elle lui avait arraché le cœur.

 

ernestino hurle à nouveau. Ernest réveille toi, ça sonne. Encore. Au fond de lui, le petit homme fait un tapage monstrueux, il renverse la table, les chaises, le fauteuil douillet. Cours. Cours à la porte. Ernest se précipite. Pas le temps de jeter un œil au judas. Pas le temps de vérifier si la jeune fille est ponctuelle. Il arrache presque la porte de ses gonds.

 

Elle est là, posée sur le paillasson, comme une belle fleur, défiant les lois de la nature, une forme végétale qui aurait poussé spontanément devant sa porte. « Bonsoir Monsieur Dandur. » Le petit homme en lui trépigne d’impatience, son agitation remonte le long de la colonne vertébrale d’Ernest. La rage monte en lui, incontrôlable. Un immonde crachat d’insultes incohérentes. Une pluie de propos orduriers, les relents d’années entières à culpabiliser, à se morfondre dans un mutisme destructeur. La jeune femme accueille les insultes et la grossièreté, le sourire aux lèvres et cela ne fait que crever d’avantage l’abcès cardiaque d’Ernest. Il sent le sac se vider. Il attrape la porte et la projette avec une violence telle qu’elle lui blesse presque l’avant-bras. « Je t’enterre Blanca ! Je t’enterre, va mourir dans les bras d’un autre ! Crève, crève ! ».

 

La porte claque sur le beau visage de la jeune fille. Fin de tempête. Ça n’était donc pas aussi difficile.

 

Ernest attrape le combiné de son téléphone. Ses doigts fébriles trouvent avec difficultés les chiffres à composer. A nouveau la voix commerciale et rassurante.

 

« - Société Mord-Remord, à votre service…

 

- Ici Ernest Dandur, voilà, j’ai réussi, c’est fait !

 

- Ne quittez pas, je vous passe le conseiller qui est en charge de votre dossier.

 

- Alors, Monsieur Dandur, vous vous sentez bien ?

 

- Oui ! Merci ! Merci !

 

- Vous ne devinez pas comme je suis satisfait d’entendre votre enthousiasme. J’ai cru un moment que le portrait robot que vous nous aviez fourni de votre ex-femme n’était pas assez précis, et que c’était là la raison de votre échec récurrent à l’épreuve à laquelle nous vous avions soumis…mais, fort heureusement, votre passage à l’acte démontre une fois de plus la valeur ajoutée de notre expertise, l’efficacité et le grand soin que nous apportons à nos prestations. Votre compte sera débité le cinq du mois prochain. Je vous souhaite une bonne continuation Monsieur Dandur. »

 

Ernest se sentit apaisé, enfin serein. Il avait réussi. Il avait claqué la porte sur cette souffrance cuisante de son passé affectif. Il allait enfin pouvoir recommencer à sortir de chez lui. Aller au devant des autres. Peut-être même faire de nouvelles rencontres. Cela faisait si longtemps. Il fallait qu’il le dise à ernestino. Mais il comprit qu’au plus profond de lui le petit bout d’homme avait minutieusement plié ses affaires. Le petit appartement était vide. Sur la table du salon avec une écriture ronde et déliée, trônait un minuscule mot. Bravo mon ami. Je suis fier de toi. Bon courage pour la suite. Je m’en vais à présent vers les rivages veloutés et ensoleillés de la contrée nommée Escapade & Volupté.

 

Le petit violon avait été laissé à l’abandon vers la cheminée, brisé en deux morceaux, posé parmi des partitions qui ne seraient à présent plus d’aucune utilité. Des portées désormais orphelines. Finies les volutes mélancoliques.

Rangez les violons.

             

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