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Il est tellement plus facile de fuir

                                                                                                             par Raphaële Badel

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Elle était là, interdite, à contempler cet homme au regard fuyant et à l’allure austère. Il lui parlait depuis d’interminables minutes de son défunt client, de cette boîte laissée pour elle. Camille ne saisissait pas les paroles confuses de Maître Brouilly, trop teintées de latin et autres jargons inabordables pour qu’elle puisse en saisir le sens. Ces mots-là ne doivent exister que pour donner à ceux qui les manient le sentiment de faire partie d’une classe à part se disait-elle. Elle n’aimait pas ces gens-là. Mais voilà, ce moment semblait solennel, aussi lui fallait-elle écouter les déblatérations juridico - administratives de ce Côte Rôtie du testament. Elle n’avait qu’une envie Camille, c’était fuir ce bureau étouffant, courir vite, loin, et découvrir ce que cachait ce paquet sur lequel était inscrit son nom d’une écriture hésitante.

Une poignée de main, un sourire forcé, elle était seule, enfin.

Elle ne connaissait personne Camille, tout au moins personne susceptible de lui adresser quelque héritage que ce soit. Mais cette histoire de lettre officielle, de documents laissés à son intention par un inconnu, finalement elle prenait ça au sérieux, ça lui bouleversait sa petite vie tranquille, et elle se prenait au jeu. Surtout, elle se sentait importante Camille, comme soudain investie de quelque chose. Alors délicatement elle posa la boîte sur ses genoux et, d’une main décidée, souleva son couvercle. Une lettre, quelques photos qu’elle regarda à peine, et puis, au milieu, cette montre. Pas de doute c’était bien la même, pas de doute, c’était bien lui sur ces photos. Comme elle parcourait ces clichés, elle saisit de nouveau le son de sa voix, ses gestes attentifs, son sourire rassurant. Ses souvenirs enfouis firent surface peu à peu.

 

Eté 1994. A 18 ans, Camille avait perdu depuis des années cette étincelle dans les yeux, cette envie de croquer la vie que doit avoir une fille de cet âge. Elle n’habitait plus que dans les halls de gare et autres entrées d’immeubles qu’elle investissait chaque jour un peu plus. Elle ne mangeait plus, et avait d’ailleurs oublié depuis longtemps le sens du mot « saveur ». Elle survivait Camille. Sa raison d’être c’était la dope, cette poudre fine, qui, comme elle vous coule dans les veines, vous donne un sentiment d’apaisement absolu, d’oubli éphémère, de jouissance misérable. Sa vie, c’était trouver de l’argent pour trouver de la dope, trouver de la dope pour trouver la quiétude. Cercle vicieux infernal que l’existence d’un toxicomane… Elle n’avait qu’une envie Camille, c’était partir toujours plus loin, toujours plus souvent, oublier ce corps et cet esprit qui faisaient encore d’elle une personne. Elle se laissait mourir à petit feu. N’attendant rien de la vie, elle préférait guetter la mort.

         Et puis il y a ce matin où, le manque la gagnant, elle devint bientôt un fantôme inconscient, saisi de frissons et de spasmes. Malgré son regard vide, elle vit s’approcher une silhouette, s’approcher encore, l’observer, et puis… Quand elle ouvrit les yeux elle était allongée. Un homme, assis à son chevet, la regardait avec attention, avec cette attention qu’elle n’avait pas ressentie depuis des siècles.

 

         Ces images apparaissaient à Camille avec une netteté déconcertante. Et puis le reste, et puis la suite. Le plus dur. Ces longues semaines passées chez lui, ces repas alitée, ce manque qui sans cesse guette, ce désespoir qui envahit…

 

Elle avait passé 12 semaines chez Félix, le temps nécessaire à son sevrage. Il s’était occupé d’elle comme un père, mieux que ses parents réunis ne l’avaient fait depuis toujours. Il lui avait fait trouver le courage que jamais elle n’aurait soupçonné. Peu à peu, elle avait appris à apprécier les choses simples. Elle s’était mise à aimer la vie, tout au moins à en attendre quelque chose. Peu à peu elle s’était confiée, avait raconté le « pourquoi » de ce mal-être ; un père qui se sauve un matin, une mère qui jamais ne s’en remet, Elle au milieu, et puis sa chute, fulgurante, inexorable.

 « Il est tellement plus facile de fuir » lui avait dit Félix un matin. Dieu qu’il avait raison, Dieu qu’il l’avait aidée.

A 65 ans il en avait des choses à raconter. Il la connaissait la vie. Le courage il avait été amené à le chercher pendant longtemps. Il avait fini par le trouver, il en connaissait la recette, si tant est qu’elle existe. Il avait croisé cette gamine fragile, la sauver était devenu sa raison d’être. Camille l’avait bien compris, à travers ses gestes attentifs, ses mots bien pensés. Elle avait compris aussi qu’elle ne pourrait le décevoir, qu’elle devait s’en sortir. Pour lui.

Elle s’était sentie libre petit à petit, libre et prête. Il lui faudrait affronter seule cette existence qu’elle avait si longtemps redoutée. Elle avait fui sa vie de peur de la rater. Et puis ce matin-là ce fut limpide. Elle avait compris que le bonheur n’était pas une quête éternelle mais une édification minutieuse à laquelle il fallait croire.

Elle quitta Félix, elle quitta la ville. Elle ne pourrait construire sur les ruines de son passé. Il lui fallait un terrain neutre. Elle la voyait déjà sa petite vie tranquille, elle la réussirait, ça ne faisait aucun doute. Elle avait pensé à Félix des semaines durant, elle avait posé les premières pierres de cette nouvelle vie obsédée par ce sauveur de l’impossible à qui elle devait tout. Et puis, comme elle se l’était promis, comme elle le lui avait juré, elle y était parvenue. Heureuse.

 

Maintenant, dans sa petite vie tranquille, elle était là, face à cet écrin précieux. Elle n’avait encore osé s’y plonger pleinement. Cette montre elle la reconnaissait bien, Félix la lui confiait souvent, ça lui donnait des repères, ça lui laissait regarder le temps qui passe. Camille se souvint qu’elle aimait bien. Ces clichés c’était bien lui, il faisait plus jeune dans son souvenir. Il y avait aussi des photos d’elle, pas si vieilles, deux ans peut-être. Prises à la hâte dans un coin de rue. Et puis il y avait cette lettre. Camille reconnaissait cette écriture fine, celle qu’ont souvent les personnes âgées. Ces formes appliquées, ces majuscules qui rappellent les interminables lignes d’écriture que devaient faire ces gens-là.

 

Ma Camille,

 

Parce que je deviens vieux,

Parce que tu deviens grande,

 Parce que demain je ne serai plus

Parce qu’aujourd’hui je te sais bien,

                                              

Parce que toujours j’ai cru en toi

Parce que jamais tu n’as abandonné,

 

Parce que grâce à toi j’ai été quelqu’un

Parce que grâce à toi tu t’en sors si bien,

 

Je pars serein ma brindille,

Avec cet amour qui toujours veillera sur toi.

 

                                                                      Félix.

 

Camille était décontenancée par ce texte dont la sobriété n’avait d’égal que la profondeur. Il l’avait suivie de loin, il avait cherché à savoir ce qu’elle devenait, à s’assurer que sa mission était bien terminée. Il avait voulu partir tranquille. S’il savait à quel point il avait réussi, à quel point il pouvait reposer en paix. Elle aurait voulu le voir là, tout de suite, pour le lui confier. Il le savait se disait-elle. « Je pars serein ». Elle pensait à présent à cette gamine qu’elle avait été 10 ans auparavant, à cette Autre dont elle avait effacé toute empreinte. Elle avait eu besoin de l’oublier pour se construire, de couper tout lien avec son existence passée. Félix appartenait trop à cette vie-là pour qu’elle puisse le garder auprès d’elle. Jamais elle ne l’avait revu. Elle y avait pensé longtemps, mais peu à peu son image s’était estompée. D’autres repères avaient pris sa place. Des amis, des amours, un cocon solide avaient jalonné petit à petit sa route.

Comme elle continuait à découvrir ce paquet mystérieux, elle vit cette autre lettre. Que pouvait-il bien lui livrer encore… En la dépliant, elle comprit instantanément. Les larmes la gagnèrent, ses jambes, incontrôlables, se mirent à trembler. Le miroir de cette brindille vulnérable lui faisait désormais face. Cette écriture fragile, ces mots sincères et hésitants, cet au revoir laissé à la va-vite. C’était elle, incroyablement elle. Ou cette Autre, elle ne savait plus. Il avait gardé depuis toujours ses remerciements sous forme d’adieux. Il les lui rendait aujourd’hui, comme pour lui montrer combien ils n’étaient pas nécessaires, ou encore pour la confronter à cette vie passée qu’elle ne pourrait fuir éternellement. Peut-être enfin pour lui exprimer combien elle avait été lâche lorsqu’elle était partie. Non. Camille ne croyait pas à cette dernière hypothèse, Félix était un homme bien trop vertueux pour avoir quelques pensées de la sorte.

 

 

Cher Félix,

Je vais partir aujourd’hui. Je ne sais pas où, mais ce que je sais c’est que je me sens bien. C’est un peu bizarre de partir comme ça tu sais, mais je crois que je n’aurais pas été capable de te dire au revoir. Alors voilà, tout ça je te l’ai déjà un peu dit mais je préfère être sûre que tu t’en souviennes bien. Je ne te remercierai jamais assez… J’étais dans une telle impasse… Tu vois, rien que de le dire j’arrive même plus à écrire. Je crois que nous n’aurons plus de contact, c’est sans doute mieux. Je sais que tu comprendras parce que toi tu comprends tout. Je sais aussi que si tout le monde était comme toi la vie serait plus jolie. Ton souvenir me suivra toute ma vie parce que tout ce que je suis aujourd’hui, c’est grâce à toi Félix. Ne l’oublie jamais.

Je t’embrasse bien fort,

Ta petite brindille,

Camille.

 

Correspondance posthume que ce à quoi assistait Camille Elle aurait été incapable de dire dans quel état elle se trouvait à présent. Forte avec Félix, elle se sentait si faible face à ce texte écrit il y a bien longtemps. Cette idée lui était insupportable, elle était bien trop heureuse dans sa petite vie tranquille pour s’imaginer de nouveau fragile. Elle se disait que, décidément, Félix aurait éternellement raison, qu’il comprendrait toujours tout. « Il est tellement plus facile de fuir ». Ces mots raisonnaient en elle telles des paroles prophétiques. Félix devait être un prophète laïc des temps modernes pensait Camille. Mais pour une fois elle n’allait pas l’écouter, elle allait fuir une dernière fois. Le moindre stigmate de sa vie passée était trop insupportable, elle ne pouvait prendre le risque de tout gâcher. Pour lui bien sûr, mais surtout pour elle.

 

Délicatement elle ouvrit de nouveau la boîte, et saisit cette lettre laissée dix ans auparavant par une gamine paumée à son mentor. Comme elle enflamma la feuille, Camille vit une ultime fois le visage frêle de cette enfant qu’elle avait dû être un jour. Chaque mot s’effaçant peu à peu la rendait légère. Elle observa une dernière fois le papier virevolter dans les airs, attendit que celui-ci disparaisse complètement, et reprit sa route. Heureuse.

 

 

 

Lire du même auteur : "Changement de voie" 5ème prix 2004

 

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