Pas de mélo pour Judas par Marie-Thérèse Durand |
( Lire du même auteur : "Un père et passe" 5ème prix 2006 )
Samedi
31 octobre : une sonnerie troue
la paroi de son rêve. Elle ouvre pourtant les yeux sur sa chambre noire et
silencieuse. Elle vire sur la droite en tirebouchonnant la couette. Le cadran du
radio-réveil muet la nargue : 6 heures et 30 minutes. Une fois de plus,
elle a émergé un quart d’heure plus tard que les jours ouvrés.
Son
horloge interne, ponctuelle comme une montre suisse, la prive de toute velléité
de grasse matinée mais sa banlieue est trop éloignée de son administration
austère pour l’exonérer de l’invasion hertzienne claironnant
l’obligation du labeur.
Elle
ne songe pas à déménager, ça ne résoudrait rien. Le réveil fantôme est
plus redoutable que l’autre. Il est gravé dans son cerveau depuis l’année
de ses 17 ans. Elle espère le réduire un jour au silence. Depuis un an, quand
le signal vrille ses tympans, elle ne se rue plus sur la porte pour vérifier
qu’elle est fermée à clef. C’est peut-être de bon augure.
Elle
n’aime pas cette période de l’année et ça commence dès le déclin des
jours en septembre. Elle résiste pourtant avec une belle vaillance. Elle
s’accroche aux incendies du ciel, à défaut de savoir les peindre, elle les
garde en elle ou les couche dans un poème qu’elle ne montre à personne.
Le
passage à l’heure d’hiver rature le crépuscule d’une biffure rageuse,
correction infamante dans cette copie rédigée avec une application obstinée.
Elle déploie un surcroît d’énergie pour échapper à l’angoisse qui rôde
et ne pas glisser dans l’attraction vénéneuse de la mélancolie. Elle aime
un peu trop ce mot dont la musicalité l’envoûte et lui rappelle le charme
empoisonné d’une fleur mauve tapie dans les bois à l’automne.
Elle
résiste. Elle s’inscrit au concours de nouvelles de l’association
« À vos plumes » et nourrit son imaginaire du thème proposé.
Cette année, elle n’a pas encore écrit une ligne. Ils lui ont donné pour
tout viatique un pallier sinistre et désert photographié à travers le judas
d’une porte. Qu’est-ce qui leur a pris ? Rien du tout, décide-t-elle
chaque fois qu’elle est tentée de les blâmer. Ils ne savent rien des
accointances entre l’œil de Judas et le réveil fantôme.
7
heures : elle est dans la
cuisine. Elle froisse la page arrachée à l’éphéméride. Le nombre 30 se
tord entre ses doigts. Son successeur la défie. Il confirme la proximité de
Elle
voudrait s’en extraire ; elle ne voit pas d’issue. Dans sa lignée, on
est « familialement correct ». Briser douze années de silence et
dire ce que personne ne peut entendre ? Autant vider la mer avec un dé à
coudre. Une fois, elle s’est enhardie à proposer l’abandon de la commémoration
au profit d’une démarche individuelle. Quatre paires d’yeux l’ont clouée
au mur de l’indignité et quatre bouches ont lancé d’une seule voix
qu’elle n’avait pas de cœur.
Quand
elle parle, elle dérange. Une fois sur deux, ça vire à la catastrophe. Elle
se cogne partout. Elle ne trouve pas sa place. Elle alterne provocation et
soumission, rébellion et résignation, audace et inhibition et ne sait qu’étayer
sa mauvaise réputation (sarcastique, méchante, pas aimable …).
7
heures 15 : la cafetière
crachouille, gargouille et s’endort en chuintant. Elle remplit le bol. Elle
s’assoit. Elle savoure le breuvage réconfortant et l’instant que personne
ne menace. Elle allume une cigarette, aspire lentement la première bouffée et
l’exhale dans un long soupir en forme de merci.
Son
bien-être ne dure pas. Cette année, c’est à nouveau son tour de nourrir et
« d’inviter » les autres. Elle tend le bras, arrache une feuille
quadrillée au petit bloc collé au réfrigérateur, extirpe le crayon de son
fourreau plastifié et écrit.
Elle
lit, ce n’est pas la liste des courses. « C’est arrivé en novembre.
La voiture des parents a dérapé sur une plaque de verglas pour s’écraser
contre le mur du cimetière où dormait la famille paternelle. Seul le chrysanthème
a survécu. »
Elle
reste là, confrontée au sarcasme qui bouscule les convenances, au cynisme qui
dérange les tabous, à l’absence d’émotion apparente. Elle écrase la mine
du crayon sur la dernière phrase. Ca ne suffit pas. Elle va chercher la gomme
sur le bureau. Elle efface tout. Cinq minutes plus tard, il reste un brouillard
noirâtre qui a débordé sur ses doigts et mâchuré le blanc laqué de la
table.
Le
jour de l’enterrement défile dans sa tête. Ses sœurs ont écrit des
hommages parfaits qu’elles ont lus à l’église. Dans ces portraits édifiants,
elle n’a reconnu ni mère ni père. Elle n’a rien dit, elle n’a rien lu et
montré un visage absent. Aucun rideau de pluie salée n’a coulé sous ses
lunettes noires. Quelqu’un a murmuré qu’elle avait le cœur sec. Elle a
pensé à Rilke : « et ma bouche comme une blessure ne demande qu’à
se fermer ».
10
heures : elle en a fini des corvées
ménagères qu’elle a expédiées avec un entrain rageur et efficace. Elle a
tout rangé, elle a frotté, astiqué et même effacé les larmes sales des
dernières pluies sur les vitres. Maintenant, les courses : la liste, le
sac, le panier, le manteau …
A
la porte d’entrée son ventre se noue. Elle soulève la paupière
d’Iscariote. Elle ne voit rien. La minuterie plonge régulièrement ce lieu
sans fenêtre dans le noir. Ca lui permet de ruser tout au long de l’année
avec l’œil de cyclope planté dans chaque porte. Elle va sortir mais un bruit
de verrou suspend son geste. Elle écoute : cliquetis de serrure,
chuintement d’ascenseur qui monte, hoquet marquant l’arrêt, grincement
d’ouverture, couinement de fermeture, glissement de descente…
Elle
colle son œil à la maudite lentille. L’espace blême est juste peuplé de
quelques paillassons rêches et revêches : la voie est libre. Elle attend
le retour de l’obscurité, ouvre la porte sans bruit, la referme avec autant
de précaution que celle d’un local bourré d’explosifs et file en douce
jusqu’aux escaliers. On ne sait jamais si on a réussi à échapper aux
regards mais on peut au moins l’espérer. Dans l’entrée, elle croise une
petite dame âgée au visage malicieux.
11
heures : Elle déballe ses
provisions sur la table nettoyée des traces du matin. Elle épluche des
oignons, coupe des lardons, tourne et retourne la viande qui gémit dans la
cocotte, écorche des carottes qui crient sous le couteau, pétrit la pâte pour
la tarte aux pommes …
14
heures : elle en a fini des tâches
culinaires et expédié son déjeuner. Elle peut se donner le temps qui reste.
Elle monte dans la mezzanine et s’assoit au bureau. Elle prend une feuille.
Elle écrit : « C’était un mercredi, fin septembre, trois semaines
après la rentrée au lycée. C’était le jour du rendez-vous dans le parc aux
oiseaux. » Elle lit. A nouveau, elle rature, elle biffe, elle recouvre
d’arabesques la phrase jetée sur le papier. Le stylo lui échappe des doigts,
roule sur la table, heurte le pot à crayons et tombe sur le plancher dans un
bruit de brindille écrasée.
Elle
pleure. Elle pleure à gros bouillon. Ses larmes emmêlent et diluent mots et
graffitis. Une petite marée noire menace le bois ciré et la morve s’en mêle.
Elle contemple le désastre dérisoire et jette un mouchoir en papier pour
l’endiguer, l’absorber, l’engloutir. Elle voudrait y noyer sa mémoire
mais le film du mercredi où tout a basculé défile dans sa tête.
Premier
amour, premier rendez-vous, premier baiser, retour euphorique, sensation de
marcher dans les étoiles, miroir de l’ascenseur qui renvoie une image
nouvelle, bouche à bouche dans la glace, pallier ensoleillé par le puits de
lumière, valse qui coule de l’appartement voisin, valse qui l’emporte dans
sa musique, chaleur dans le corps et dans le cœur, essoufflement joyeux, clef
dans la serrure, porte ouverte …
D’habitude,
personne n’était là à cette heure de la journée. Elle est restée sans
voix devant son père qui barrait le passage. Il l’a attrapée par le bras, a
braillé « d’où tu sors ? » et l’a collée au mur. Elle a
évité son regard où brillait une lueur inquiétante ternie d’un voile
trouble. Elle a vu les yeux de type qui traînait près du lycée.
Tout
est allé très vite : corps à corps, bouche impérieuse et dure, mains
brutales chiffonnant l’étoffe, cri muet, impuissance à réveiller l’homme
et endormir la bête, sonnerie du téléphone, diversion, occasion de fuite
saisie au vol, ruée dans la chambre, porte verrouillée, cœur battant, poing
cogné de l’autre côté du battant, peur, silence, sentence lancée à
la volée : « ça n’arrive qu’aux filles qui ne savent pas se tenir.
C’est ta faute … Personne ne te croira ». Remue-ménage, bruit d’eau
dans la salle de bain, pas dans l’entrée, porte claquée, silence ...
Elle
est allée à la fenêtre. A l’abri du rideau, elle l’a vu traverser la rue.
Elle a attrapé une vieille tenue dans l’armoire, libéré la serrure ...
Elle
a astiqué lavabo et baignoire, retiré la cotonnade fleurie, lavé son corps
trois fois, endossé le velours avachi et le pull trop large et frotté se
bouche à l’en faire saigner. Elle est retournée dans la chambre. Elle a déchiré
sa robe préférée.
Elle
pleure. Elle ne peut pas écrire ça. Pourtant, elle branche l’ordinateur.
Elle noircit des pages qu’elle pourra effacer d’un clic de souris. C’est
l’histoire d’une mélodie qui s’écrase dans un grand couac ; c’est
l’histoire d’un beau jour, écrabouillé dans la boue d’un orage ; c’est
l’histoire d’un gâchis et d’un trop long silence.
18
heures : elle clique sur la
loupe. Six petits rectangles blancs rayés de noir s’alignent sur l’écran,
comme une rangée de tombes. Quelque chose de lourd est sortie d’elle. Elle ne
veut pas le lire. Elle ne veut pas que ça entre à nouveau. Elle sait que tout
est là, posé sur le papier : la peur et la honte, les yeux baissés au
repas du soir, les pyjamas cuirasses et les tenues de garçon manqué, la
sonnerie du réveil à travers le mur, les études bâclées pour partir plus
vite, le fantôme du réveil qui troue encore ses rêves, les pauvres ruses avec
l’œil de Judas …
Elle
a mis des mots sur ses maux. Suffit-il d’effacer les mots ? Le texte défile
sous son index, la souris grignote … Son doigt habille de noir le texte noir.
Lettres blanches et linceul noir, la souris ne grignote plus, elle engloutit.
Page blanche …
Sur
l’écran vierge, elle pose une phrase de Primo Levi : « le
sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard des autres ».
Elle inscrit en dessous le nom de l’auteur et le titre de l’œuvre :
« Si c’est un homme ».
Elle
pense au lendemain et son ventre se serre. Elle ne veut plus entendre leurs légendes
édifiantes. Elle veut s’extraire du marécage familial. Elle a besoin de
temps et d’air pour trouver au dehors la « bonne part du regard des
autres » qu’elle a perdue.
Elle
va dans le séjour, décroche le combiné. A deux reprises, elle invente une
angine doublée d’un gros rhume. Elle ajoute un zeste de bronchite et recouvre
le tout de l’interdiction absolue de sortir pendant trois jours. Elle a droit
au couplet sur les méfaits du tabac mais la peur de la contagion et le respect
des prescriptions d’Hippocrate lui sauvent la mise.
Elle
n’a fait qu’un petit pas, elle le sait bien, juste gagné un peu de temps et
d’espace mais c’est un début. Elle glisse la cassette du « Dictateur »
dans le magnétoscope. Elle passe la soirée en compagnie de Charlie Chaplin. Un
film qui réinvente l’Histoire, c’est tout ce qu’il lui faut pour
commencer à réparer la sienne. Elle se couche en oubliant de fermer les
volets. Elle s’endort.
Dimanche
1er novembre : elle
ouvre les yeux. La chambre est silencieuse. Le soleil a posé un rayon sur le
mur. Elle vire sur la droite en tirebouchonnant la couette. Il est neuf heures.
Sur le cadran muet, elle voit au têtard debout, suivi par deux yeux ronds, qui
saluent la mort du réveil fantôme. Du parc voisin, montent des rires
d’enfants. Des troupeaux d’antilopes courent dans les nuages.