"La peine d'y penser ?"
Par Lilas Rouighi et Christophe Mazelin
Retour concours 2004 (Lire de Lilas "la photo" 1er Prix 2002, co-écrite avec Thierry Gex)
La journée avait traîné en longueur, comme tout les vendredi tout le monde était à cran. Lantu avait reçu les chiffres du mois et ils étaient mauvais, il fulminait en attendant l’engueulade de Brochard. La jeune stagiaire sanglotait discrètement au fond du bureau encore sous le choc de sa première humiliation au travail. L’ambiance était sinistre et Céline eut la nostalgie de son congé parental. Soudain Brochard surgit de nulle part et se planta devant son bureau, il aboya pour savoir si les chiffres étaient prêts. Elle répondit de sa voix la plus douce et son sourire lui fit froid dans le dos, il fonça dans le bureau de Lantu, claquant la porte derrière lui. Elle tendit l’oreille mais le téléphone sonna. Les premiers éclats de voix qui venaient du bureau l’obligèrent à écourter l’entretien, elle avait toujours peur qu’ils en viennent aux mains, ces deux là. Elle prit son élan et entra dans la cage aux fauves pour proposer un café, cette interruption avait parfois le don de désamorcer ces bombes humaines. Mais pas ce jour là, aux regards furieux qu’ils lui lancèrent et au taux de testostérone dans l’air elle sentit qu’ils n’avaient pas eu leur dose d’insultes et d’affrontements, elle opéra un repli prudent.
Les voitures ressemblaient à des tortues
asthmatiques aveuglées par les lumières, Céline songeait qu’elle serait en
retard chez la nourrice. Elle pianotait nerveusement son volant en écoutant la
radio. Elle hésitait à téléphoner pour prévenir, après tout il lui restait
encore vingt minutes. Des coups de Klaxons lui vrillèrent les oreilles et elle
cala. Décidément tout allait mal. Elle serait en retard chez la nourrice, elle
tâtonna sur le siège pour trouver son mobile, dû freiner et le contenu de son
sac s’égaya sur le sol, impossible d’attraper son portable. Les enfants
aussi étaient de mauvais poil ce jour là, Louise pleurnichait pour une raison
inconnue et Valentin hurlait parce qu’il ne trouvait pas son doudou. En
arrivant, elle les mit tous les deux devant une cassette Walt Disney, et se réfugia
dans la cuisine pour ouvrir son courrier et reprendre ses esprits. Le téléphone
la tira de sa morosité, c’était sa belle-mère pour la quatrième fois de la
semaine, pour confirmer le repas de dimanche, elle soupira et confirma.
Qu’allait-elle faire à manger ? D’abord le bain des petits, elle les
arracha à la cassette et eut droit à des pleurs.
Le petit
garçon semblait s’être endormi. Après s’en être assuré, elle alla le
border, le contempla un instant puis
sortit de la chambre en silence. Le calme était revenu, Valentin n’allait
plus interférer avec le sommeil de sa sœur. Tandis qu’elle s’éloignait
des chambres, elle pensa à son
mari. Elle ne l’avait pas vu depuis la fin du dîner, il n’était même pas
apparu durant cette heure passée à tenter de calmer et endormir son fils. Il
me saoule avec son ordinateur ! Se dit-elle. Elle sentait soudain
s’abattre sur ses épaules la fatigue de cette journée interminable qui lui
avait coûté tant de forces. Un mélange de colère, de frustration et de
lassitude l’habitait. Il y avait aussi ce sentiment étrange qui s’insinuait
en elle depuis quelques temps. Elle entra dans la chambre.
« - Coucou ma chérie, il s’est enfin calmé ?
Je suis désolé de ne pas être intervenu, j’étais en ligne avec Christophe
et …
Il la regardait avec tendresse et l’invita, bras
ouverts à venir le rejoindre.
Elle vint s’asseoir sur ses genoux et enfonça son
visage dans le creux de son cou.
« Je suis vidée, j’ai passé une journée de
merde et.. » Elle le serra de
ses dernières forces.
« Je vais aller me coucher, et toi ?
dit-elle
- je te rejoins bientôt ma puce, je finis et dans
moins d’une demi-heure je serai près de toi » Elle le regarda, avec un
petit air triste, pleins de doutes.
« Tu es sur, hein ! »Lui dit-elle, puis elle
prit un air plus rageur « j’en ai marre de m’endormir seule
- Allez, tu n’es
pas seule, je suis là ! » Lui dit –il pour la réconforter, tandis
qu’elle se couchait, il l’embrassa.
« A tout de suite ma puce, et demain, c’est
moi qui prépare le pti’dej »
Il lui fit un grand sourire complice et ferma la
porte.
Lorsque Louis entra dans le salon, les enfants
jouaient tandis que Céline faisait la vaisselle du petit déjeuner. « Vous
avez déjà déjeuné ! » Marmonna-t-il un peu déçu. « Il est
presque neuf heures, chéri » lui répondit-elle aimablement bien qu’un
peu ironique. « Tu aurais du me réveiller » dit-il, elle ne répondit
pas et lui demanda seulement s’il voulait un café. Dans un râle, il répondit
oui, en se laissant tomber sur le canapé avant de plonger son regard dans la télé.
Elle lui apporta une tasse de café qu’il but, toujours vautré dans son
fauteuil, repensant à ses promesses de la veille, à ses envies de bousculer un
peu, parfois, la routine. « Tu iras te préparer pendant que je vais
habiller les enfants, j’aimerais aller en courses avant qu’il n’y ait trop
de monde » lui insuffla-t-elle. Louis acquiesça en baillant.
Le repas de midi
terminé, Louis proposa à sa femme de faire la vaisselle, elle accepta avec
plaisir ce petit geste. Il faut dire que la matinée avait été sportive et
pleine de ces petites choses de la vie quotidienne qui parfois, vous étouffent.
Il firent ensuite monter les enfants dans la voiture, Céline les emmenaient
comme chaque samedi avec elle, chez sa mère tandis que Louis restait à la
maison.
« Tu ne vas pas rentrer tard lui demanda -t il
- Non il faut que je choisisse ma tenue pour ce soir
et c’est pas gagné, je n’ai rien à
me mettre. » Louis ne répondit pas. Il regarda, en agitant ses bras, sa
femme monter dans sa voiture et s’éloigner.
Le feu venait de passer au vert pour la deuxième
fois sans que la colonne de voiture n’avance. Prise dans ce piège, Céline
semblait nerveuse. Elle était silencieuse, même sourde, elle n’entendait
plus les gazouillis des enfants sanglés à l’arrière. Enfin la file avançait,
c’était la libération. Énervée par cette après midi faites de ratés elle
y trouvait un peu de réconfort. Elle se mit alors à penser à son mari en se
demandant ce qu’il pouvait faire de son après midi pendant qu’elle était
chez sa mère. Elle allait le savoir, le coup de fil de maman annulant le
rendez-vous hebdomadaire avait fait exploser le train-train quotidien. Louis
allait être confondu. Car après tout c’est vrai, que fait-il le samedi ?
Il ne lui disait jamais rien, mais là, elle allait savoir. Tout au long du
trajet elle ne pensait qu’à lui et à ce qu’elle allait trouver à son
retour à la maison. Plus elle approchait, plus elle sentait monter l’angoisse
et la peur. Et si elle le trouvait avec une autre ? Et si ce retour imprévu
était l’incident qui ferait chavirer sa vie ? Au fil des kilomètres ses
craintes l’oppressaient de plus en plus. Cette panique lui fit prendre deux
virages au cordeau qui faillirent jeter la voiture hors de la route, comme un écho
au drame qui la consumait. La voiture à peine garée, elle s’extirpa
de l’habitacle puis se rua vers l’entrée de l’immeuble, en
laissant les enfants dans sa voiture afin de les protéger d’une vision
traumatisante. Tremblante, elle franchit le pas de la porte et le cœur battant,
pénétra dans le salon pour démasquer l’angoisse et l’affronter droit dans
les yeux. Elle vit ce qu’il y avait à voir, son mari transformé en Homer
Simpson, gisant dans son canapé. Seul, endormi, la bouche ouverte.
L’attente commençait à être longue, elle sentait
maintenant la fraîcheur de la nuit frapper contre ses chevilles et refroidir
son corps en remontant le long de ses jambes gainées d'un collant noir. Elle se
mit à sautiller sur place, ses talons claquant sur le trottoir. Mais qu’est
ce qu’il fout se dit-elle. Encore une fois le stress l’envahit, ils
allaient être en retard et se faire remarquer. Cela la gênait d’autant plus
qu’elle ne connaissait personne à cette soirée qui, pour elle, était digne
d’une invitation à l’Elysée. C’était la première fois qu’elle allait
rencontrer des artistes pour de vrai. Le voilà, Louis venait de débouler
à l’angle de la rue, il la rejoignit en courant. Elle lui confia sa gène
d’arriver en retard. C’est pas grave, lui dit-il, nous ne sommes pas spécialement
attendus, Léon nous a invités par politesse. Il sait que nous ne nous intéressons
pas à la peinture.
Il fallut à Céline presque une heure pour se
convaincre qu’elle ne faisait pas tache en ce lieu. Rassurée, elle s’éloigna
de son mari et de son groupe de camarades, plus intéressés part leurs
souvenirs de lycée que par les toiles qui les entouraient. Sa percée dans la
galerie l’amena devant une toile qui la figea un long moment. Elle était
troublée par cette femme peinte sur fond jaune. Elle était presque nue,
portant une simple chemise ouverte, à genoux sur le sol, ses longs cheveux
caressant ses chevilles. Elle semblait soumise et très attirante. Céline la
trouvait très belle et s’imaginant à sa place, elle se mit à rougir
lorsqu’elle se rendit compte qu’un inconnu se tenait près d’elle.
« Magnifique n’est ce pas ? lui glissa
l’homme d’une cinquantaine d’année
- Oui, Céline bafouilla, je, je trouve cela osé
mais très beau. » Elle n’osait pas le regarder. L’inconnu se tourna
vers elle, puis lui tendit sa main.
« Je m’appelle Eddy,
j’étudie aux beaux-arts, vous êtes modèle ? »
Céline crut s’évanouir.
« Oh ! Non je suis juste là en visite, mon
mari est ami avec un des organisateurs de la soirée. Je n’ai rien à voir
avec la peinture » Puis relevant la tête avec fierté
« C’est vrai que j’ai fait quelques photos
et défilés, il y a quelques années, mais bon, je me suis mariée, les enfants
tout ça … » L’homme l’écoutait en souriant.
« Vous auriez du continuer, si je puis me
permettre, vous avez un visage superbe, très lumineux. Vous seriez un modèle
très prisé ! »
Elle sourit gênée et
le remercia de sa gentillesse. Ils discutèrent encore un peu, il lui
parla de sa peinture en général et la quitta en lui laissant une carte.
« Alors n’hésitez pas si vous voulez poser,
voir même être initiée à la peinture appelez-moi » Elle le remercia
gracieusement. Le quinquagénaire s’éloigna, elle trouva alors, pour la première
fois le courage de contempler la
salle en entier, d’affronter les autres regards. Léon vint la rejoindre lui
proposant une coupe de champagne.
« Ça va !
Tu ne t’ennuie pas trop ? Lui demanda -t -i l c’est très sympa
d’être venue » Elle prit la coupe de champagne visiblement gaie.
« C’est une soirée très intéressante.
Merci à toi de nous avoir invités dit-elle avec sincérité, ça me change
beaucoup du quotidien, je suis vraiment heureuse qu’on soit venu. » Léon
avait l’air touché par ce que Céline venait de lui avouer.
« C’est super que tu t’intéresses à la
peinture. Il y a des choses vraiment intéressantes ici ce soir. Tu veux que je
présente certaines toiles ? »
La réponse de Céline fut d’un enthousiasme
foudroyant. Léon prit alors son bras et l’entraîna à la découverte du pays
des formes et des couleurs. Tandis qu’il lui expliquait les influences de
Kandinsky sur la toile qu’ils regardaient, Louis surgit derrière Céline.
« Salut ça va, vous parlez de quoi ? Leur
demanda t il l’haleine parfumée d’alcool.
- Léon me racontait l’importance des peintres allemands et russes dans le travail des artistes qui exposent ce soir » lui répondit Céline presque affranchie. Elle devinait à ce moment là, dans les yeux de son mari l’air perdu qu’elle devait avoir, il y a quelques heures.
Tout le long du trajet de retour, pour la première fois depuis toujours, elle ne pensa pas aux enfants, ne se demanda pas si la baby-sitter assurait. Elle ne pensait qu’à cette soirée, la plus agréable depuis fort longtemps. Et alors que l’appartement se rapprochait, alors que Louis somnolait à coté d’elle, elle sentit venir doucement l’évanescence du sentiment qu’elle avait ressenti plus tôt. Lorsqu’elle n’était plus une mère, lorsqu’elle n’était plus une épouse, mais une femme qui parlait des ses émotions et de ses impressions avec d’autres gens sensibles et cultivés. État qu’elle quitta définitivement à trois heures vingt quatre quant Louise l’arracha à ses rêves par ses cris et ses pleurs.
A sept heures, elle se coula hors du lit et descendit préparer son café. Elle but doucement son café à petites gorgées bruyantes. La tasse finie, elle entreprit de ranger sa maison, elle déambulait silencieusement replaçant les objets, fermant les tiroirs, rangeant les revues, faisant sa cueillette de chaussettes et de linge sale pour sa lessive de tout à l’heure, patiemment, préparant doucement la maison au grand nettoyage du dimanche matin. Elle grognait tout bas parfois un peu excédée, sans s’en apercevoir. Au passage, elle surveillait un souffle, un tortillement sous les couvertures, essayant de prédire pour combien de temps encore elle aurait la maison pour elle toute seule. Puis rapatriant son trésor dans la cuisine elle le mit en attente et commença sur la pointe des doigts à vider le lave-vaisselle. La petite famille s’éveilla à huit heures trente, ils prirent le petit déjeuner, elle lança une lessive. Elle savait qu’ils partiraient chez la belle-mère après Telefoot que Louis ne manquait jamais. Le menu traditionnel était rôti et pommes de terre, Louis et son père s’isolaient dans une discussion. Quant à Céline, elle tentait d’aider sa belle-mère. Le repas était bruyant. A quatorze heures il partirent pour la ballade dominicale, mais ils étaient rentrés pour stade 2 à dix huit heures. Elle commençait son repassage tandis que les enfants se disputaient.
Comme d’habitude elle fit un tour dans les chambres
des enfants, Louis était partit dépanner un ascenseur à l’autre bout de la
ville. Elle se brossa les dents et de retour dans la chambre elle mit la télé
en marche, c’était le talk show « qu’auriez-vous aimé lui dire ! »Une
émission ou des personnes avaient quelques minutes pour dire ce qu’elles
n’avaient jamais osé dire à un de leur proche. Une jeune femme hurlait, Céline
baissa le son au maximum et guetta les bruits de la maison pour vérifier que
les enfants dormaient, puis elle remonta le son. La jeune femme hurlante
poursuivait sa diatribe face à un homme, qui les yeux baissé, semblait résigné
à encaisser ce flot de paroles hirsutes. Céline remonta la couverture sous son
menton et éteignît la télé. Elle ressentait encore cette sensation étrange.
Elle passait ses journées à courir dans tous les sens, essayant d’être une
bonne secrétaire de direction, une bonne mère, une bonne épouse, une bonne
fille, une bonne femme et elle y parvenait, elle assumait et pouvait être fière
de ce qu’elle faisait. Mais ce sentiment étrange en forme de point
d’interrogation flottait entre elle et cette vie parfaite. Dans le fond qui était-elle
vraiment ? Sourire souvent, accepter les petites lâchetés quotidiennes de
Louis, la dépression de sa mère, les colères de son patron, enchaînée à la
mécanique huilée des journées. Est-ce qu’elle n’était que ça ?
Fugitivement elle se demanda ce qui avait mal tourné. Rien. Il y avait
cette vie qu’elle avait entre aperçue hier, secrète. Hier elle l’avait
touché du bout des doigts. Hier, elle s’était sentie elle. Elle s’enfonça
dans son lit. Modèle. Oui. Elle aurait rencontré des hommes raffinés, qui
auraient su capter en elle sa douceur et son indécence. Elle soupira et
s’enroula un peu plus dans sa couette. Elle déambulerait dans des ateliers
pleins de musique, de discussions d’une merveilleuse hauteur intellectuelle.
On lui aurait demandé son avis, elle aurait répondu quelque chose de brillant,
comme ça facilement et ils auraient hoché la tête suspendu à ses lèvres,
fascinés. Elle se mit sur le ventre, sa position préférée.
Elle aurait senti en elle ce mélange de sagesse et de légèreté. Et pour saluer la nuit, gorgée de ce sentiment, certains soirs, vêtue d’un simple drap, elle jouerait du piano. Son souffle ralentit. Elle entra dans son rêve.
(Lire de Lilas "la photo" 1er Prix 2002, co-écrite avec Thierry Gex)
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