La terre est ronde   par Patrick Gaschet 

(Lire du même auteur : " Porte close" 5ème prix 2005 / "Léo ou la conque d'éternité" 2006)

 

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Ce que nous aimions par dessus tout, c’était quand mon père se mettait au piano. Il commençait toujours de la même manière, très droit, tellement redressé sur son siège que son dos s’en arquait. On aurait dit un matador, même si l’or ne brillait jamais sur ses tenues d’un sobre monacal. Car papa, dans la vie, était tout le contraire du clinquant. Il n’aimait pas se montrer et se cachait invariablement derrière le même camouflage : un vieux costume noir qui avait le grand chic de le rendre invisible. Un être d’une discrétion modèle, papa. Un vrai timide dont la parole ne s’apprivoisait qu’avec peine. Oui, même pour nous, ses deux fils, le mot se faisait rare. Cela n’avait rien d’une fantaisie. Il était né ainsi, économe et secret, presque muet en dehors de l’utile.

Mais lorsque le piano l’attrapait, bien souvent au plus tard de la nuit, la langue se déliait subitement et l’envie de parler lui glissait dans les doigts. Voilà, il jouait. En sourdine, d’abord, puis le verbe musical n’y tenant plus, la note se gonflait. Elle prenait une ampleur qui eût dû réveiller toute la maisonnée. De fait, nous entendions ces pointes d’aigus mêlées aux accords graves et ce silence tendu entre les phrases, qui les liait et leur donnait du corps. Ce silence, bien sûr. Sa présence tissait la trame de nos rêves. Il éveillait nos attentes, les tenait puissamment en haleine. Il chantait bien plus fort que les notes car il faisait l’annonce. En bon veilleur de nuit, il nous donnait l’alerte. « Attends, disait-il, écoute ce qui vient, ne t’endors pas sans ça ! » Nous ne risquions surtout pas de nous endormir car la curiosité nous gardait éveillés. Déjà, à l’époque, comme pour tout le reste au demeurant, nous n’avions qu’une insomnie pour deux.

 

      Nous sommes jumeaux. Les mêmes petits yeux plissés, le même nez un rien retroussé, la même bouche aux lèvres discrètes, le même timbre de voix, les mêmes intonations, les mêmes mimiques, les mêmes grimaces : De la pointe de l’orteil jusqu’au plus fin cheveu, du lever au coucher et du soir au matin, de la petite enfance jusqu’à l’âge adulte, tout à l’identique. Dans les envies comme dans les plaisirs, dans l’éclatant bonheur de vivre comme dans cette indicible angoisse de perdre son semblable, il est mon autre, mon double, ma connivence et mon miroir. Toute une vie qui s’agite, s’éploie, se répand et s’écoule, mais ne sort pas de l’œuf, voilà ce que nous sommes.

    

     Le piano coulait dans notre petite vie  son chant de ruisseau qui sourdait du rocher. Bientôt, le ruisseau devenant rivière, il nous fallait prendre un canoë bi-place pour en suivre le cours. Mon père jouait parce qu’il avait du chagrin, nous le savions. C’était, semble-t-il, la seule manière qu’il avait de s’extraire du corridor morbide où de sombres pensées, toujours les mêmes, l’entraînaient inexorablement. Alors, quand il avait atteint le bord du vide, il déversait sa peine aux fins fonds d’une nuit faiblement éclairée par les lueurs sans feu d’un vieux blues apaisant. Mais les notes qui parvenaient à nous, bien heureusement, ne nous emportaient pas dans sa détresse. Elles nous contaient tant d’autres choses ! Leurs histoires, nous les connaissions par cœur. Elles ne manquaient pourtant jamais de nous débarquer aussi loin que possible

 

du connu, nous berçant de cette mélodie si douce et rassurante qui nous plaisait tellement. Car elles utilisaient, pour trouver le chemin de nos cœurs, la voix réincarnée de notre mère. Dès lors, nous nous abandonnions au bon gré du courant, contrôlant à peine et d’un égal mouvement, la direction de notre embarcation nocturne.

     

     A l’époque, déjà, j’avais cette crainte. Était-ce prémonitoire ? Où est-il, désormais, l’intrépide équipage qui se jouait des gorges et des rapides ? Et cette prodigieuse unité dans l’ivresse ? Et ce rire flamboyant dans les éclats écumants de l’eau ? Ce joli petit rire à deux bouches qui résonnait d’un seul et même écho au creux des étroits défilés bordés de parois lisses et gigantesques ? Car le bateau est vide, aujourd’hui. Chahuté par d’insidieux courants, il erre en tout sens au milieu d’une rivière devenue torrent et d’une eau claire changée en boue. C’est incroyable ce que nous vivons là ! Un capitaine bicéphale éparpillé de corps et d’âme et ne retrouvant plus son gouvernail, une future épave furieusement ballottée par les flots et deux êtres perdus, deux pauvres robinsons qui se guettent et s’épient méchamment à travers le judas, lui échoué sur une rive, moi exilé sur l’autre.

  

     Ce jour-là, papa nous avait réunis autour de la table familiale, un antique trésor taillé dans l’épaisseur du chêne. Il nous avait gentiment demandé de nous asseoir. Je me souviens que la nuit allait tomber et que mon père avait parlé longtemps. Qu’avait-il dit de si important ? J’ai beau chercher, si j’ai gardé les intentions, ses mots m’échappent. Ce devait être un flux continu de conseils savamment tramés dans le silence de ses jours. De solides arguments soigneusement enveloppés dans des formules choisies qui n’avaient pas suffi à faire pencher nos cœurs  du côté du bon sens. Plus il essayait de nous persuader, plus nous mettions dans la balance le contre-poids de nos objections qui comptaient double. Il avait fini par céder. Comment avait-il pu imaginer que nous pourrions vivre séparés ? Ensemble nous étions entrés dans cette maison, ensemble allions-nous en sortir pour affronter la vie. De guerre lasse, il en avait pris acte et s’était tu. Mais, comme nous jubilions, il avait tendrement abattu sa dernière carte, posant une condition que nous ne pouvions décemment refuser. Il avait parlé incroyablement longtemps ce jour-là. La brise a emporté ses mots si bien qu’aucun d’entre eux ne me revient. Hormis cette ultime phrase lancée dans un mélancolique sourire de reddition :

 « Au moins, nous avait-il soufflé, laissez l’espace d’un couloir se glisser entre vous. »

 

     Le couloir ? Nous l’avions accueilli de bonne grâce. Au début, c’était étrange. Il nous avait fallu bien des allers-retours de chez lui à chez moi pour faire de cette séparation incongrue un corridor ombilical. Ce ne fut qu’à ce prix que nous pûmes l’accepter. Sa distance même était devenue comme l’expression physique de notre lien. En elle et par elle circulait l’énergie d’avant terme qui nous reliait dans l’invisible et sa présence devint, au fil des jours, comme un trait biffé d’une seule main au bas du contrat fraternel : si les activités du jour pouvaient nous réunir, le soir venu devrait nous préserver une indépendance que nous savions fragile et

menaçante. Mais nous avions signé. La bonté paternelle nous servant de témoin, nous nous étions engagés et nous devions tenir. Ainsi, chaque soir, ce long couloir, tout en nous assurant qu’il nous tenait solidement encordés l’un à l’autre, nous rendait-il sans détour à une vie nouvelle, de celles que doivent avoir les fils et filles sans pareil. Bien qu’éloignés, nos fleuves restaient en tout point parallèles et nos rêves dérivaient à la même vitesse. Mais la chambre dans laquelle nous dormions n’était plus une. Elle s’étirait infiniment de part et d’autre de ce palier que nous avions obstinément voulu commun.

 

     Que peut-il bien faire à cette heure ? Je ne l’ai pas aperçu de toute la matinée. A croire qu’il se dérobe. Chaque fois que je passe mon œil à travers le judas, je ne rencontre que l’obscurité. Pourtant, je choisis bien mon heure. J’attends qu’il y ait du bruit et je me précipite. Préfère-t-il éviter la lumière ? Cela ne lui ressemble pas. Il est comme moi, n’est-ce pas ? Et j’ai horreur du noir, il le sait bien. Parfois, je me retiens vraiment de ne pas aller le retrouver. Je suis sûr qu’il ressent la même chose. Seulement voilà, la vie ne s’est pas simplement contentée de nous créer à l’identique. Elle nous a également pétris d’orgueil, cette même petite saleté d’orgueil qui emmurait papa dans sa douleur tombale. « Il finira par céder avant moi. », voilà ce qu’il se dit, parce que je pense de même, comprenez-vous ? N’est-il pas étonné de se surprendre, à l’aube de ses vingt ans, aussi stupidement entêté? Je n’imaginais pas non plus porter cette tare. Il faut dire que jusque là, tout se réglait si tranquillement à l’amiable entre nous. Comment avons-nous pu dériver aussi loin ? Et pour un motif si futile ? Quelque chose ne tourne plus rond dans notre monde. Dix-huit degrés à la mi-janvier ! Une envie de courir à la mer, de rire, d’embrasser ses voisins, d’aimer comme en été. Une météo à faire éclore les fleurs, et nous voici, mon double et moi, figés dans la banquise d’un hiver  éternel. A croire que l’heure du gel n’a sonné que pour nous…

.

     Non content de me savoir malheureux comme la pierre, Abel me torture. Il a changé de coiffure ! Il s’est teint les cheveux et les a explosés en tout sens.  Avec ça, il s’est fait poser un percing au dessus du sourcil. Moi qui suis si douillet, comment a-t-il osé ? J’ai mal pour lui. Ce matin, en me regardant dans la glace, j’ai eu de la  peine à me reconnaître. Quelque chose souffre en moi qui me déforme. Quelque chose ou quelqu’un, je ne sais plus. Tout ce dont je suis sûr, c’est que tout cela n’a que trop duré. Il s’en va, il m’échappe. Il est en train de devenir un autre, c’est horrible.

 

     Entre nous, Abel, c’est un joli prénom. C’est lui qui en a eu l’idée, s’en souvient-il ? Nous évitions de nous interpeller ainsi devant papa. Il n’entendait rien à nos rites secrets et avait toujours l’impression qu’on ne respectait pas les écritures. Et puis surtout, ne sachant plus qui était qui, ça devait lui faire peur. Abel a-t-il oublié ça ? Et notre langue secrète ? Et puis toutes ces idées qui faisaient la navette de l’un à l’autre sans que l’on eût besoin d’y déposer des mots ? Quinze jours d’absence, d’amnésie et de deuil. Qui pourra nous guérir ?

 

     Le bigarreau avait roulé sur le parquet et butté violemment contre la porte. Il était

 

magnifique, veiné et coloré de bleu comme une mappemonde. C’était notre planète, en vérité. Et voilà qu’elle venait de voler en éclat, de se briser en deux. Je ne me souviens plus des raisons de son geste. Probablement une puérile excitation. Ni lui ni moi n’avions envie de dormir, ce soir là. Papa nous avait demandé cent fois d’éteindre, mais nous n’avions rien voulu entendre. Il avait fini par entrer, excédé, dans la chambre. Une de ses rares colères. Plus tard, pour se faire pardonner et pour nous consoler de cette irremplaçable perte, il nous avait composé un adorable petit thème, une ballade à trois temps intitulée « la terre est ronde ».

 

     Cette nuit, papa est revenu. Assis, seul, sur mon lit, je pleurais. Il s’est approché de moi et m’a souri. Dans le creux de ses mains brillait une petite boîte toute noire. Sans prononcer un mot, il l’a portée à mon regard  et l’a ouverte. C’était son vieux piano à l’intérieur duquel  j’ai reconnu le bigarreau de notre enfance. Le piano s’est estompé et seule est demeurée notre planète multicolore. Lentement, elle a grossi jusqu'à atteindre la taille d’une balle. Puis elle s’est partagée en deux et chacun des morceaux s’est transformé en une nouvelle planète. Deux sphères à l’identique qui se sont mises à danser ensemble dans l’espace, mais tout en décrivant des figures différentes. Puis le ballet s’est terminé et dans le ciel gris-bleu  est apparu un mot, un mot de fumée blanche laissé par leurs sillages :        

 

ABEL

   

Il est resté ainsi, accroché aux lambeaux de la nuit, pendant quelques secondes, puis il s’est dissipé dans l’azur naissant. Avec lui s’en est allé le visage souriant de papa. Les planètes se sont alors transmuées en deux jolies notes rondes et égales occupant chacune sa mesure propre sur une portée unique. Est ensuite apparu en leur cœur un prénom flamboyant : sur la première, Jonathan, sur la seconde, Adrien. Et entre ces deux notes, une pose silencieuse, royale, carrée comme le sont certainement les pierres pavées du paradis. Alors, aussi soudaine que la montée des eaux par temps d’orage, la joie s’est faite en moi et j’ai vu le couloir s’emplir d’une lumière blanche, pénétrante et suave. Elle était comme une eau bénie déversant de ma porte à la porte d’en face, son doux carillon enchanteur et céleste, une amitié lointaine heureusement retrouvée, cette mélodie d’un soir qui n’avait vu le jour sur le piano du père que pour sécher nos larmes. Elle était notre histoire enfin réunifiée.

 

     Ce matin, je me suis réveillé dans une forme splendide. Ça faisait si longtemps ! En sortant sur le palier, j’ai constaté que la veilleuse restait constamment allumée et ça m’a fait sourire. J’ai traversé d’un pas léger le long couloir qui me sépare de lui, mais au moment de sonner à sa porte, je me suis ravisé. J’ai dévalé les escaliers jusqu’à sa boîte aux lettres et j’ai glissé à l’intérieur ce simple petit mot écrit au saut du lit :

     Mon cher Jonathan, ton nouveau look te va à merveille. Surtout ne change rien, c’est tout toi.

Adrien, ton frère d’éternité.                                                                                                                                         

       

 

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