Le cauchemar de Jean-Marie   par Gilles Garaudet

 ( Lire du même auteur : "Téléphone aphone" 2006 )

 

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Je dormais à poings fermés quand des coups frappés très fort sur une porte puis des voix violentes me firent sursauter. En proie à une vive inquiétude, je courus  immédiatement observer ce qui se passait dans le couloir de l’immeuble, au travers du judas de ma porte d’entrée. J’aperçus alors trois policiers, embarquant sans ménagements l’occupant de la chambre du fond qui se débattait et protestait désespérément. Ses réactions furent vaines car en quelques secondes ils disparurent tous dans l’escalier. Puis de nouveau un calme de plomb retomba sur le couloir désert comme si rien ne s’était passé. Je ne connaissais pas la personne que l’on venait d’arrêter, mais le spectacle auquel je venais d’assister m’avait glacé d’effroi. La peur au ventre, je retournai m’allonger sur mon lit, sans pouvoir me rendormir ; je me repassais alors le film de l’épopée sinistre qui m’avait conduit dans cette chambre sordide.

 

Tout a commencé, il y a un an à Lyon. Nous étions en 2037, je galèrais à la recherche d’un emploi après dix années  d’études supérieures en informatique. Le travail était devenu une denrée  très rare ; le pays, qui avait réussi à se maintenir à un haut niveau jusque dans les années vingt avait progressivement sombré dans la dépression. L’Europe n’avait pas su gérer les successives crises énergétiques et financières et son économie basée sur le libre échange et la concurrence avait vue s’effondrer les secteurs industrielles et de services. L’agriculture et l’élevage, gérés comme une industrie, s’étaient aussi délités et leurs coûts trop élevés avaient fait naître dans le pays des marchés parallèles de survies. Face à la disparition progressive de l’Etat providence au profil d’une super entité ultralibérale, les sociétés s’étaient constituées en communautés. Ces véritables féodalités, concurrentes jusqu’à se déchirer, avaient engendré  la régression sociale et des mafias de tous genres s’étaient développées sur le terreau fertile de l’insécurité et de la corruption.

 

Depuis longtemps, l’Europe s’était fermée à toute immigration par des lois et des frontières drastiques. Les populations du Sud, après une période troublée par des conflits religieux et de graves crises économiques se sont peu à peu démocratisées et ont pris conscience que leur avenir n’était pas de copier un Occident qui les rejetait et cultivait un égoïsme sans vergogne, ramenant tout développement à sa seule valeur marchande. Dans ces pays, de nouvelles générations ont investi le pouvoir, voulant en finir avec un monde sans perspective et tourné vers le passé. S’appuyant sur une éthique prônant la réconciliation et la coopération, une nouvelle société est née refusant à la fois les tares du passé et celles du Nord. Un développement économique progressif, respectant  les hommes et celui de leur environnement, s’appuyant sur un humanisme mystique et le renoncement à l’enrichissement matériel sans limite a ainsi vue le jour. Il a favorisé les échanges et l’entraide entre ces peuples jeunes qui, sortant d’une longue période de  sous-développement, avaient soif de renouveau. Le grand Maghreb est né, fédérant tout les états d’Afrique du Nord, de l’Egypte à la Mauritanie. Un immense chantier de développement et de mise en valeur de ces régions s’est ouvert. Les  nombreuses entreprises délocalisées de l’Occident en faillite, vu la crise sur les marchés de consommations Européens, ont été rachetées et converties par la fédération en coopératives de développement  dont le but n’était pas une production à outrance mais une satisfaction pérenne des besoins régionaux, l’éducation et le bien être des employés et des clients. 

 

Quant à moi, en France, endetté jusqu’au cou pour rembourser mes études, j’étais dans une situation intenable : pas de travail ou alors des petits boulots précaires sans qualification et sous payés, toujours aux abois face aux créanciers Sans relation dans le cercle des nantis,  je n’avais aucune perspective ; l’envie était donc grande pour moi de quitter ce pays et tenter une vie ailleurs. Mais la crise touchait toute l’Europe et la seule issue restait le Sud que nous les jeunes regardions comme un nouvel Eden, malgré la propagande négative du pouvoir, qui jugeait sa révolution comme une dégénérescence et une décadence du monde civilisé. Pourtant des associations influencées par cette nouvelle culture s’étaient implantées sur le vieux continent. Un jour, assistant à un meeting secret, je sympathisai avec un de leurs militants farouches, ancien professeur converti, qui me proposa de partir pour le Maghreb. Il me mit en relation avec un réseau de passeurs.  En effet la frontière imperméable, élaborée initialement à grand frais pour préserver la forteresse européenne des invasions de clandestins, fonctionnait maintenant dans le sens inverse car les pouvoirs avaient du mal à contenir la fuite des cerveaux provoquée par cette crise. Cela faisait le bonheur des mafias qui organisaient des émigrations prohibées.

 

Je revoyais mon périple avec quelques compagnons pour arriver sur la côte africaine, la traversée en mer entre la Sicile et la Tunisie. L ’inconfort total d’abord dans la soute  d’un bateau de pêcheur puis à l’approche des côtes, l’utilisation d’une barque, la nuit, sans repère. Le débarquement dans une crique puis la marche laborieuse, le long de la coté rocheuse pour rejoindre une grande ville proche en évitant de nous faire repérer. Ensuite la liaison incertaine avec un contact local, différée plusieurs jours de suite. Pendant ce temps, la faim, le refuge dans des lieux impossibles. Finalement le départ, cachés dans un wagon de marchandises pour Alger. Le voyage terrible dans une chaleur étouffante, avec une réserve d’eau insuffisante. Puis l’arrivée dans le port d’Alger l’attente interminable enfermés sur les docks. Enfin, en pleine nuit, la délivrance, un bras secourant qui nous fait sortir et nous conduit dans un grand entrepôt. Là, vérification de notre dossier, suspicion sur les informations fournies, doute sur les capacités et objectifs, mise à l’épreuve sur des questions techniques  puis finalement acceptation par un employeur. On m’a logé dans la chambre d’un immeuble vétuste avec dans un premier temps l’objectif d’être  le plus productif possible mais de rester extrêmement discret car je n’avais officiellement aucune autorisation de séjour. Mais si au bout d’un an mes résultats étaient satisfaisants, si je répondais aux critères d’intégration, mon cas pourrait être étudié pour une demande de régularisation. Depuis que j’avais posé pied ici, mon rêve africain consistait, sans beaucoup de répit, à créer, tester et mettre en place des programmes de gestion pour une entreprise d’import-export.

 

Le réveil sonna me rappelant aux contraintes du quotidien. Je devais me lever, déjeuner et partir rapidement car une journée chargée m’attendait. Une foi prêt, j’enfilais une djellaba et vérifiais par le judas si la voix était libre. C’était une précaution car je devais rester le moins visible possible ; je pourrais attirer la curiosité d’un informateur, ou même un propos répété innocemment pourrait arriver aux oreilles de la police fédérale, réputée féroce contre les activités clandestines. A cette heure, le couloir désert était déjà inondé par le soleil. Je descendais  rapidement les escaliers, empruntais  la rue jusqu’au métro pour rejoindre mon lieu de travail, prenant soin d’éviter  tout attroupement et m’écartant de toute présence policière. Ma vie se partageait ainsi entre mon travail et cette chambre. Je n’étais libre que le vendredi mais ce repos m’était presque un fardeau. Avec mon arabe approximatif et mon absence totale de connaissances dans ce pays,  je ne pouvais fréquenter que certains lieux réservés aux étrangers où l’on retrouvait les produits européens ainsi que ses distractions stéréotypées : restaurants,  supermarchés , bars et discothèques. Je  traînais mon ennui le week-end dans ces sortes de ghettos qui servaient plus de refouloir aux étrangers que de lieux d’intégration.

 

Quittant ma chambre très tôt, j’avais toujours trouvé le couloir vide. Puis un beau matin, quelques temps après l’incident de la chambre du fond, je vis au travers du judas la porte du milieu s’ouvrir et une femme en sortir. Elle était voilée et vêtue d’une longue robe ample et noire, comme beaucoup de femmes ici. J’attendis patiemment qu’elle disparaisse avant de m’engager. Mais dorénavant, tous les jours ce fut le même scénario car cette personne partait à la même heure que moi. J’avais donc une voisine. Sa présence m’intrigua beaucoup ;  sa tenue, qui ne laissait apparaître d’elle que le haut de son visage accentua le mystère. Qui se cachait sous ces vêtements austères ?  Etait-ce une autochtone ou une immigrée comme moi ? Ces questions commencèrent  à me hanter. Je pris ainsi l’habitude, le matin, de me mettre aux aguets devant mon judas en attendant son départ pour l’observer. Mais le mystère restait complet. Toujours le même scénario : elle fermait discrètement sa porte, puis partait. Mais que pouvais-je donc attendre ?  Lui parler, me montrer, pouvaient être extrêmement dangereux ; j’avais encore en mémoire l’expulsion de la chambre du fond en pleine nuit. Et pourtant, j’eus l’occasion de l’approcher une première fois alors qu’elle remontait l’escalier et que j’entamais ma descente, croyant la voie libre : seuls nos regards se croisèrent alors,  je lui souris mais je n’osai dire un mot. Puis un soir, revenant du travail, je la trouvai montant péniblement avec  un sac très lourd ;  je lui proposai mon aide. Ma galanterie m’avait trahi ! Arrivés sur le pas de sa porte elle me remercia puis, contre toute attente, engagea la conversation. Elle me conta un peu sa vie ; j’appris ainsi qu’elle était étudiante et   fraîchement débarquée de sa campagne, qu’elle s’appelait Myriam et se consacrait à des études de sociologie. Moi, j’étais plutôt gêner et je ne pouvais lui dire la vérité.  Avec mon mauvais accent, j’essayai de lui expliquer que j’étais en voyage d’affaire, travaillant  pour une société de coopération, puis nous nous saluèrent. Entre temps, elle avait enlevé son foulard, dévoilant un visage magnifique. Mais qu’allait elle penser de mes improvisations douteuses ?

 

Cette rencontre me métamorphosa,  moi, « la tête de somme » aliénée par le travail. Toute la soirée et la nuit ce visage occupa mon esprit. Oubliée la vie austère et précaire ; il me semblait, à la seule pensée de cette fille, naître à la vie. Je la recroisai plusieurs fois et  nous finîmes par sympathiser. Curieusement mon judas après avoir été objet de méfiance sur un monde où je cherchais l’absence et le désert devint objet d’espoir de l’apparition de l’autre. Je calculais mes entrées et sorties pour la croiser plus souvent et j’en oubliais, du moins avec elle, la discipline de fer à laquelle je devais m’astreindre. Au bout d’un certain temps je fini par lui avouer la vérité et contrairement à ce que je redoutais, elle n’en fut pas contrariée, au contraire me proposa son soutien. Elle était révoltée par l’exploitation des clandestins et persuadée que la répression et l’expulsion n’étaient pas des solutions, mais qu’il fallait lutter pour leur intégration car  ils apportaient une différence, une richesse, même s’ils venaient de pays désavoués.

Puis advint ce que les barrières culturelles ne peuvent empêcher, nous devinrent amants, mais en secret, car les mœurs ici étaient stricts sur la sexualité. Etait-ce une réaction à la dépravation occidentale, le rôle essentiel  de la cellule familiale dans la vie sociale, l’influence religieuse assez forte, peut être un peu de tout cela,  mais ici, le sex-appeal français n’avais pas bonne réputation.

Si l’amour me donnait des ailes, Myriam restait plus prudente. Elle temporisait mes ardeurs en argumentant que sa famille s’opposerait à des amours illicites et qu’il fallait avant tout régulariser ma situation. Elle me présenta ses amis, de jeunes militants progressistes qui aidaient les « sans cartes ». J’établis des relations rapidement avec eux et le sens de ma vie commença à s’éclaircir. Je ne vivais plus reclus dans la solitude mais je pouvais maintenant grâce à leurs conseils et encouragements envisager un avenir.

 

Mais une nuit, alors que  Myriam était partie quelques jours dans sa famille on frappa à ma porte. Je crus que c’était elle qui revenait et ouvris sans me méfier. Trois policiers menaçaient alors d’investir ma chambre ; sans même me questionner, ils m’ordonnèrent d’emporter quelques effets et de les suivre. D’abord stupéfait, puis résigné par ces malheurs qui n’en finissaient  pas de s’abattre sur moi,  je ne manifestai aucune résistance et les suivis sans broncher.

Bien plus tard, après avoir dû m’expliquer longuement à des inspecteurs,  je me retrouvais en prison dans l’attente d’une expulsion rapide annoncée. Désemparé, je méditais mon échec et ses raisons, persuadé que c’est Myriam qui m’avait trahi,  que sous ses airs de militante engagée, elle devait être en réalité une indicatrice. J’en venais à détester toutes les femmes de la terre et particulièrement les arabes. Un geôlier  vint alors me chercher ; une personne voulait me parler d’urgence. Je fus surpris de reconnaître  mon ancienne amie au parloir. La traîtresse était là. Que venait elle faire ?  Me rabaisser plus encore, vérifier si j’étais bien enfermé ? J’étais prêt à exploser, lui signifier mon mépris. Mais devant son visage grave, je restai silencieux et attendis ses arguments. Elle m’indiqua qu’elle avait appris par un ami que mon employeur, qui jouait un double jeu,  m’avait dénoncé pour toucher une prime et se débarrasser de moi sans frais, maintenant que ma mission touchait à sa fin. Ces méthodes étaient monnaies courantes dans ce milieu-là, dont la seule morale était le profit. Elle ajouta qu’il me restait une solution pour éviter l’expulsion : ma conversion et le mariage avec elle. Je devais me décider rapidement car un bateau pour la France pouvait partir d’un jour à l’autre. Je restai coi devant une proposition si imprévue. L’épouser n’était pas un problème, au contraire rester près d’elle était mon vœu le plus cher.  Mais me conformer à sa religion et m’immerger complètement dans une société aux règles sociales en décalage complet avec ma culture d’origine, était un engagement tout autre pour moi. Devant mes hésitations, mon silence, elle me demanda de réfléchir rapidement  et annonça son retour pour demain. Le soir, dans ma cellule, j’eus du mal à trouver le sommeil face à une telle alternative. J’étais tiraillé entre une éducation individualiste, un certain goût pour la réussite personnelle et un projet inverse qui remettait en cause tous ces fondements mais dont j’ignorais l’issue. Finalement je m’endormis dans un flou total, remettant à l’aube une décision.

 

Dans la nuit, soudain une sirène de police me fait sursauter. Une immense angoisse me saisit alors. Vient-on  me chercher pour l’expulsion ? J’ouvre les yeux, puis allume la lampe. Etrange,  je ne suis plus dans une prison ;  je me dirige instinctivement vers la porte, pour observer ce qui se passe au travers de mon judas, mais je me rend compte que la porte n’en dispose pas... Je suis  chez moi, en France. J’entrouvre alors le volet de ma fenêtre. J’aperçois réellement un fourgon de police, tous gyrophares allumés et  stationné devant l’immeuble d’en face. Il me revient alors à l’esprit que j’habite un quartier populaire non loin d’un foyer Sonacotra où de temps en temps il y a des descentes de police.

           

 

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