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Délivrance fatale

                                                                                                                      par Jérôme Duclos

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Tous les jours, il descend cet escalier, cette allure spartiate.

Il a l'élégance de ces gens austères, celle de ceux qui naissent patron.

Il l'est d'ailleurs, mon patron.

Toujours ces même chemises, grises, cendrées, kaki, tristes et classiques, cachées en partie par son gilet, bien boutonné, recouvrant sagement son éternel pantalon de flanelle à pinces.

 Au fil du temps, son Café est devenu Bar, Restaurant, et enfin Tabac...

Le plus important de la place, sa fierté.

 

Nous étions toujours plus nombreux à turbiner sous ses ordres. L'été, la terrasse sur le boulevard nous faisait redoubler de présence. Lui, derrière son comptoir, surveillait nos allées et venues. Un retard à prendre une commande, il nous aboyait dessus, notre prénom livré à la cantonade, caniche au milieu des autres serveur-molosses.

« Plus vite le client est servi, plus vite il est parti, plus vite mon tiroir caisse se remplit », tel était était son dicton, accompagné de ce « gling » si particulier. Sa fermeture gonflait son compte en banque, sans jamais affecter son absence de générosité.

 Dix ans déjà que je supporte ce manège, son manque total d'humour.

 Tant d'années où sa ponctualité est la règle; le sérieux, la devise de la maison; l'efficacité, un dogme quotidien. Le client est Roi, notre patron, Dieu, et nous autres, de tristes manants, juste habilités à porter un plateau sur la main.

 Tant de fois j'ai rêvé de lui rendre mon tablier, décidé à trouver une crémerie plus généreuse. Chaque fois, je remets ce projet, remisant mes châteaux lorsqu'elle apparaît dans ce bar. Alors, mes soucis s'évanouissent.  

Elle s'installe toujours à la même table, enlève son manteau, sa veste, dépose toujours son sac sur la droite. Ses vêtements sur n'importe quelle autre cliente seraient d'une vulgarité sans nom. Sur elle, ils resplendissaient, soulignant la courbe de son corps. Ses seins généreux à sa taille de guêpe, comment ne pas être sensibles à une telle sirène?

 « Bonjour Brian, pourriez-vous me servir un Perrier-rondelle, s'il-vous-plaît?? »

Chaque soir, ses mots claquent à mes oreilles, bulles apaisantes, son timbre de voix cristallin vibre sur mes organes.

 Chaque soir, je balaye sa place avant l'heure, scrute les aiguilles de la pendule avec frénésie, mets de côté une de ces petites bouteilles rondes dans un coin du réfrigérateur. Elle pourrait me la demander de manière péremptoire, « Un Perrier! », « Vous me mettrez un Perrier!».

Non, chaque fois, son visage sourie, m'invite à lui offrir.

 Ah, ce Brian énoncé avec une telle grâce, des dents éclatantes, resplendissantes au milieu de ses lèvres rouge sang.

 Quand le café ferme ses portes, je rentre vers mon minuscule 2 pièces.

Elle, reste et attends mon patron. Toujours, je m'interroge sur ce qui peut unir cet homme abjecte avec ma diva, fée de mes nuits esseulées.

 Deux mois plus tard, mon boss allant à un congrès des cafetiers, me demande de la raccompagner ce soir-là.

 Le confort de ma Polo doit trancher avec celui de l'Audi A6 habituelle. Pourtant, cela ne l'empêche guère de prendre ses aises. Ses regards appuyés, ses collants scintillants sous la lumière des lampadaires, ses jambes croisées, décroisées, entrouvertes embrument mon esprit, déjà décontenancé à l'idée d'être assis à ses côtés.  

Depuis toutes ces années où je l'admire, la convoite en silence, objet inaccessible, interdit d'accès, je me trouve, là, au coeur de ma petite voiture, roulant sur l'asphalte, respectant les limitations de vitesse pour prolonger cet instant avec elle.  

Arrivés à bon port, elle franchit alertement la barrière des classes. Se penchant pour me saluer, elle bascule son corps au-dessus du levier de vitesse, se retrouve collée à mon torse, ses mains compulsives autour de ma nuque, ses lèvres à la recherche des miennes, chasse gagnée d'avance.

 Telle une amazone en croupe sur moi, elle s'ingénie à frotter le haut de ses cuisses sur la bosse de mon pantalon, sentant venir mon désir. Impossible de résister à cette situation renversante, sentiment délicieux m'inondant:

 La revanche du serveur en lettres scintillantes sur ce patron méprisant.  

Je la désirai depuis toutes ces années, mon corps émettait des millions de phéromones. Son statut social ne pouvait que décupler mon envie d'elle. Elle exerçait sur moi une attraction magnétique, défiant les lois de la physique quantique, écrasant de son aura les équations de Schrödinger de son seul mouvement corporel. Tout mon être gravita ce soir-là, en orbite autour de sa peau.

 Après l'euphorie de nos premiers ébats, j'appris à la connaître, ses émois, ses désirs,  ses tourments à l'idée de le retrouver chaque. Le jour, je le supportais; la nuit, elle l'endurait. A nous deux, nous couvrions l'ensemble de son spectre horaire.

 Lui, je ne l'ai jamais vraiment aimé. Employé classique, pas vraiment payé pour autre chose que mon travail, alors pourquoi lui donné plus? De toute manière, il ne le demandait même pas. 

Maintenant, je le haïssais. Comment pouvait-il la rendre aussi malheureuse?

Si radieuse, si aimante, elle pouvait lui offrir tout ce qu'il lui manquait.  

Il vivait avec elle comme il avait construit son affaire. Un jour probablement, il avait décidé de prendre pour épouse cette belle bourgeoise, volcanique, généreuse, lascive, ouverte aux autres, tout ce qu'il n'était pas. Histoire de pouvoir briller dans certains dîners mondains, il l'avait choisi de ce milieu. Amoureuse de la bonne chair, il l'avait séduite en l'invitant à de bonnes tables, ses amis lui faisant un prix.

 Lassée par sa vie, elle me parla de son envie d'en finir, elle ne le supportait plus. Elle voulait que nous suicidions ensemble, faire l'amour une dernière fois,  amants malheureux rencontrés trop tard, condamnés à ne jamais pouvoir vivre ensemble. Pourquoi continuer alors que nous pouvions finir en beauté, au sommet de notre plaisir?

 Désemparé, peu enclin au saut final, je lui suggérais plutôt de le quitter, d'en finir avec lui. Elle me pris au mot, trouva l'idée nettement meilleure. En finir avec lui était bien la solution à tous ces maux, pourquoi n'y avait-il pas pensé plus tôt? Elle se jeta sur moi, folie furieuse à cette pensée libératrice dont j'étais apparemment le déclencheur.  

Lors de nos joutes corporelles, elle commença alors à échafauder des plans, impatiente de passer à l'acte. Cette voie me paraissant guère plus réjouissante que la précédente, j'usais de subterfuges pour gagner du temps.

 Mes talents étant beaucoup moins efficaces que les siens, ses envies meurtrières commencèrent à me ronger. Lui prouver la violence de mes sentiments me fit accéder finalement à ses désirs. Sortir grandi de cette épreuve, gladiateur de l'arène terrassant Jules César lui-même; moi le minable Brian, devenu bras vengeur de sa belle.

Le faire disparaître commença alors à faire son chemin. Tous les matins, je le saluais, de plus en plus souriant. Mes muscles zygomatiques trouvaient une énergie nouvelle à l'approche de sa fin. Les inspecteurs cherchent toujours un mobile, le mien était double.

 Tous les germes étaient en place, les acteurs répétaient leur pièce.

 La méthode choisie était très classique; l'efficacité de la simplicité, une bonne strangulation; le mobile, un vol de fin de journée; il ne restait plus qu'à trouver  l'occasion. En attendant, j'avais repris le chemin des terrains de musculation, histoire d'être fin prêt. La fin de mois, jour de caisse, remise du liquide à la banque, fût décrété optimale.

Ce soir-là, il restait toujours le dernier, impatient de clôturer, déposer son magot, se sentir un peu plus riche. Je lui proposais de le soulager pour les derniers petits rangements: verres, assiettes, extinction des moniteurs vidéo,....Seul but, donner un  aspect rutilant au café, cet air brillant qu'il affectionnait tout particulièrement à l'ouverture de son rideau de fer le matin.  

Là, il ne le verrait pas, son sourire de contentement resta figé la veille. Le butin était maigre, 12 542€, mon énergie pour l'étrangler fût pourtant exceptionnelle. Tant d'années libérées en un seul instant, toutes les frustrations de sa femme soulagées par la grâce de ce geste salvateur.

 L'idée de me retrouver à ses côtés, de supprimer ce tyran, responsable de toutes mes lâchetés, annihilait tout sentiment de culpabilité.  

Depuis ces semaines, nous communiions tous les deux, échangions nos points de vue sur le mode opératoire idéal, baptisant notre opération du nom de code: Délivrance.

 A l'instant où je lui strangulais les carotides, je ne savais pas que ce geste allait aussi me rayer de la carte.

 Au retour de ce commando, je trouvais un billet dans ma boite aux lettres.

Congédié par la nouvelle patronne , elle me demandait de ne pas revenir le lundi suivant au travail.  

Seul, abandonné, au milieu de mon séjour, je rumine, fumant une cigarette  

Mon briquet enflamme ce dernier mot, songeant à cette femme adulée.

 Les flammes dansent, je repense à l'excitation ressentie à l'idée d'exister auprès d'elle, la facilité avec laquelle j'avais enroulé cette corde autour de ce cou, cette puissance  intérieure lors de l'étreinte.

 Songeant à mes lettre écrites, cherchant le meilleur moyen d'agir, je lui avais fourni toutes les preuves de ma culpabilité. Elle m'avait tenu entre ses jambes, elle me tenait toujours, éloigné d'elle, ayant perdu tout sens à ma vie.  

Stoppant la combustion du morceau de papier calciné, je pris ma décision, un nouvel emploi me tendait les bras.

 Retrouver ce sentiment d'invincibilité, continuer ma mission.  

Brian, le serial killer des patrons de brasserie, allait encore frapper.

 La prochaine sur sa liste serait cette femme, beauté fatale qu'il allait délivrer de cette vie si dure.

 

Lire du même auteur :"Des nouvelles de mon père ?"Concours 2004

 

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