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Délivrance fatale
par Jérôme Duclos
Tous les jours, il descend
cet escalier, cette allure spartiate.
Il a l'élégance de ces
gens austères, celle de ceux qui naissent patron.
Il l'est d'ailleurs, mon patron.
Toujours ces même chemises,
grises, cendrées, kaki, tristes et classiques, cachées en partie par son
gilet, bien boutonné, recouvrant sagement son éternel pantalon de flanelle à
pinces.
Le plus important de la
place, sa fierté.
Nous étions toujours plus
nombreux à turbiner sous ses ordres. L'été, la terrasse sur le boulevard nous
faisait redoubler de présence. Lui, derrière son comptoir, surveillait nos allées
et venues. Un retard à prendre une commande, il nous aboyait dessus, notre prénom
livré à la cantonade, caniche au milieu des autres serveur-molosses.
« Plus vite le client
est servi, plus vite il est parti, plus vite mon tiroir caisse se remplit »,
tel était était son dicton, accompagné de ce « gling » si
particulier. Sa fermeture gonflait son compte en banque, sans jamais affecter
son absence de générosité.
Elle s'installe toujours à
la même table, enlève son manteau, sa veste, dépose toujours son sac sur la
droite. Ses vêtements sur n'importe quelle autre cliente seraient d'une
vulgarité sans nom. Sur elle, ils resplendissaient, soulignant la courbe de son
corps. Ses seins généreux à sa taille de guêpe, comment ne pas être
sensibles à une telle sirène?
Chaque soir, ses mots
claquent à mes oreilles, bulles apaisantes, son timbre de voix cristallin vibre
sur mes organes.
Non, chaque fois, son visage
sourie, m'invite à lui offrir.
Elle, reste et attends mon
patron. Toujours, je m'interroge sur ce qui peut unir cet homme abjecte avec ma
diva, fée de mes nuits esseulées.
Depuis toutes ces années où
je l'admire, la convoite en silence, objet inaccessible, interdit d'accès, je
me trouve, là, au coeur de ma petite voiture, roulant sur l'asphalte,
respectant les limitations de vitesse pour prolonger cet instant avec elle.
Arrivés à bon port, elle
franchit alertement la barrière des classes. Se penchant pour me saluer, elle
bascule son corps au-dessus du levier de vitesse, se retrouve collée à mon
torse, ses mains compulsives autour de ma nuque, ses lèvres à la recherche des
miennes, chasse gagnée d'avance.
Je la désirai depuis toutes
ces années, mon corps émettait des millions de phéromones. Son statut social
ne pouvait que décupler mon envie d'elle. Elle exerçait sur moi une attraction
magnétique, défiant les lois de la physique quantique, écrasant de son aura
les équations de Schrödinger de son seul mouvement corporel. Tout mon être
gravita ce soir-là, en orbite autour de sa peau.
Maintenant, je le haïssais.
Comment pouvait-il la rendre aussi malheureuse?
Si radieuse, si aimante,
elle pouvait lui offrir tout ce qu'il lui manquait.
Il vivait avec elle comme il
avait construit son affaire. Un jour probablement, il avait décidé de prendre
pour épouse cette belle bourgeoise, volcanique, généreuse, lascive, ouverte
aux autres, tout ce qu'il n'était pas. Histoire de pouvoir briller dans
certains dîners mondains, il l'avait choisi de ce milieu. Amoureuse de la bonne
chair, il l'avait séduite en l'invitant à de bonnes tables, ses amis lui
faisant un prix.
Lors de nos joutes
corporelles, elle commença alors à échafauder des plans, impatiente de passer
à l'acte. Cette voie me paraissant guère plus réjouissante que la précédente,
j'usais de subterfuges pour gagner du temps.
Le faire disparaître commença
alors à faire son chemin. Tous les matins, je le saluais, de plus en plus
souriant. Mes muscles zygomatiques trouvaient une énergie nouvelle à
l'approche de sa fin. Les inspecteurs cherchent toujours un mobile, le mien était
double.
Ce soir-là, il restait
toujours le dernier, impatient de clôturer, déposer son magot, se sentir un
peu plus riche. Je lui proposais de le soulager pour les derniers petits
rangements: verres, assiettes, extinction des moniteurs vidéo,....Seul but,
donner un aspect rutilant au café,
cet air brillant qu'il affectionnait tout particulièrement à l'ouverture de
son rideau de fer le matin.
Là, il ne le verrait pas,
son sourire de contentement resta figé la veille. Le butin était maigre, 12
542€, mon énergie pour l'étrangler fût pourtant exceptionnelle. Tant d'années
libérées en un seul instant, toutes les frustrations de sa femme soulagées
par la grâce de ce geste salvateur.
Depuis ces semaines, nous communiions tous les deux, échangions nos points de vue sur le mode opératoire idéal, baptisant notre opération du nom de code: Délivrance.
Congédié par la nouvelle
patronne , elle me demandait de ne pas revenir le lundi suivant au travail.
Seul, abandonné, au milieu
de mon séjour, je rumine, fumant une cigarette
Mon briquet enflamme ce
dernier mot, songeant à cette femme adulée.
Stoppant la combustion du
morceau de papier calciné, je pris ma décision, un nouvel emploi me tendait
les bras.
Brian, le serial killer des
patrons de brasserie, allait encore frapper.
Lire du même auteur :"Des nouvelles de mon père ?"Concours 2004
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