Cueille le jour   par Alice Frantz

(Lire du même auteur : "Paris - Marseille ou les yeux de Lola" 2004 )

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Jour 1

Aujourd’hui est le premier jour du reste de votre vie.

Ou quelque chose comme ça.

C’est peut-être stupide mais c’est cette phrase, lue dans les toilettes d’un bistrot, qui m’a permis de prendre enfin ma décision. Décision qui, bien sûr, mûrissait en moi depuis quelques temps.

Aujourd’hui, j’arrête de fumer.

Ça va faire bientôt dix ans, non, voyons voir, ça fait déjà plus de dix ans que je m’encrasse les poumons à grands renforts de Malbac ! Et ça fait maintenant un an que j’empoisonne le sang de Paulie. Oui, je sais, c’est indigne, c’est impardonnable qu’une femme enceinte se laisse aller à fumer, mais enfin expliquez-moi pourquoi il faut que ce soit au moment où vous êtes la plus stressée, la plus déstabilisée, que l’on vous prive du réconfort d’une cigarette, et même d’un verre de vin ? C’est vrai, à la fin, c’est proprement injuste ! On vous fait grossir, lentement, sournoisement, jusqu’à ce qu’un beau matin vous n’aperceviez plus dans le miroir qu’une masse difforme qui vous semble étrangère ; on vous dérègle votre système hormonal jusqu’à vous faire fondre en larmes ou piquer une colère pour une broutille ; on vous reprend votre classe de femme pour vous refourguer d’office la sacralité d’une mère. Enfin, on vous prive d’activité tout en vous inondant de questions existentielles, histoire de vous faire bien macérer dans vos doutes. Et par-dessus tout ça, dans mon cas, il y a eu le départ de Raphaël. Il a filé à l’anglaise, n’écoutant que sa lâcheté, comme le gamin qu’il était, peureux, égoïste, irresponsable, comme un homme parmi tant d’autres. Prévisible, et en même temps tellement décevant… Alors, j’ai fumé. Beaucoup. Peut-être plus encore qu’avant de tomber enceinte. La cigarette était ma compagne, ma confidente, le réceptacle de mes émotions. C’était comme si je transférais ma nervosité dans ce bâton magique, et qu’une partie d’elle s’envolait en fumée.

Quand Paulie est né, j’ai voulu arrêter. J’ai vraiment voulu. Je me disais, après tout, c’est mieux que rien, il ne verra jamais sa mère fumer… Et puis, cette journée entière passée sans cigarettes à l’hôpital me donnait l’impression d’être déjà à moitié sevrée. En tout, j’ai dû tenir trois jours. Même pas. Quand Maman est rentrée chez elle, je me suis retrouvée seule avec Paulie. Je me rappelle qu’à l’instant où elle a fermé la porte derrière elle, le bébé s’est mis à hurler. Il m’a semblé qu’il ne s’arrêterait jamais. Ses cris accroissaient ma nervosité due au manque, tandis que ma propre tension intérieure rejaillissait sur Paulie, et l’insécurisait de plus belle… On a passé une nuit d’enfer tous les deux. Au petit matin, à bout de nerfs, je suis allée sur le balcon et je men suis grillé une. Quand je suis revenue, Paulie dormait comme un ange.   

Mais maintenant, tout ça est bien fini. Je dis adieu à ma vieille habitude. Aujourd’hui commence ma nouvelle vie. Une clope, une dernière, pour célébrer l’enterrement de mon addiction.

16h45. Suzanne écrase le mégot de sa Marlboro dans le cendrier en verre. Au bout du filtre, plus un brin de tabac. Dans le paquet, il reste quatre cigarettes. Suzanne prend le cendrier sur la table du balcon, rentre dans le salon, et jette mégot et cigarettes dans la corbeille à papiers.

 

Jour 4

Eh bien, ça y est, j’ai battu mon record ! Ça se passe plutôt pas mal. J’ai rangé et nettoyé tout l’appart’, comme si je faisais le ménage dans ma vie ! Et j’ai joué avec Paulie, je l’ai emmené au parc. On est aussi allés voir Maman. Tout va bien !

20h30. Suzanne couche le bébé, elle est seule dans l’appartement vide et propre. Son regard se dirige vers la poubelle du salon qui, elle, n’a pas été vidée. Elle s’approche de la porte du balcon, l’ouvre, la referme. Enfin, elle s’affale sur le canapé et, d’un geste machinal, allume la télévision.

 

Jour 6

J’ai classé mes photos, mes lettres, les livres de ma bibliothèque. Je tourne un peu en rond, c’est vrai. Je crois que je vais partir en vacances. Et même, tiens, si j’appelais quelques vieilles copines de lycée pour leur proposer de m’accompagner ? Je laisserais Paulie chez Maman, oui, pourquoi pas ? L’important, c’est de bouger, de s’occuper ! Oui, ça va me faire du bien…

 

Jour 7

J’ai passé quelques coups de fil, mais je n’ai eu droit qu’à des refus polis ou à des répondeurs. Tant pis ! Ma décision est prise. Allez hop ! Trousse de toilette, quelques vêtements, tente, matelas, duvet… Il faut que je quitte cet appart’ au plus vite ! Casquette, lunettes, c’est parti !

Suzanne lâche toutes ses affaires à ses pieds dans le couloir de l’immeuble. Ses mains cherchent fébrilement le trousseau de clés dans les poches de son imperméable. S’emparant de la plus lourde clé, elle l’insère dans la serrure dorée et la tourne deux fois, son regard vide fixé sur le porte-clés Marlboro offert par le buraliste.

Voyons, est-ce que je n’ai pas oublié quelque-chose ? … Nom de Dieu ! Paulie !

21h. Tout juste arrivée au camping des Flots Bleus, Suzanne installe son campement sous les yeux curieux de deux vieillards. Elle se félicite d’avoir pensé à la dernière minute à emporter un gonfleur, et entreprend de donner forme à son matelas pneumatique à la force du pied.

Une, deux, une deux… Une chose est sûre, depuis sept jours j’ai retrouvé du souffle et de l’endurance ! Avant, rien que cet exercice m’aurait littéralement crevée. Et voilà ! C’est fini !

 Suzanne tâte le caoutchouc, fière de son œuvre, quand un léger chuintement se fait entendre, qui se prolonge tandis que le matelas perd de sa fermeté. Elle s’assoit sur son lit qui se dégonfle, et se met à pleurer.

 

Jour 10

Décidément, les vacances, c’est pas ce qu’on croit ! Et puis, partir hors saison, c’est peut-être moins cher, mais rien de tel pour se retrouver seule au bord d’une piscine glacée ! Que mes journées sont vides depuis dix jours… Est-ce que fumer me prenait tant de temps ? Mais enfin, que font donc les gens qui ne fument pas ? Paulie et Maman me manquent… L’âme humaine est bien égoïste, je suis sûre que si je m’amusais, ils ne me manqueraient pas tant après seulement trois jours…

 

Jour 12

11h50. La voix dans le haut-parleur annonce l’embarquement pour Paris. Suzanne, les joues empourprées, s’approche d’un pas inégal de la foule des voyageurs qui s’agglutine au guichet. Elle tient son sac à main serré très fort contre son cœur. Il en dépasse une petite fiole argentée sur laquelle est inscrit « Camping des Flots Bleus ».

Ma foi, cette petite liqueur de pêche locale n’est pas mal du tout ! On peut dire que c’est de loin la meilleure trouvaille de mes vacances… Voilà qui va m’égayer le voyage et me faire tenir jusqu’à l’appart’. Et à l’appart’, qui c’est-y qui m’attend ? Hé hé… après tout, pourquoi s’emmerder ? « Aujourd’hui commence la fin de ma vie », c’est bien ça non ? Alors autant en profiter !

15h. Suzanne déboule dans son appartement, abandonnant ses bagages sur le palier. Elle titube jusqu’à la cuisine, en rapporte une boîte d’allumettes, et court presque jusqu’à la corbeille du salon. Lorsqu’elle gratte l’allumette, il lui semble que ce bruit seul suffit à la soulager. Mais quand l’allumette s’éteint, elle en gratte fébrilement une seconde pour la porter enfin à l’extrémité de sa Marlboro. Tandis que la fumée s’échappe de ses narines, elle se met à rire d’aise, elle ne peut plus s’arrêter. C’est alors seulement qu’elle remarque la lumière clignotante du répondeur. Encore un peu hilare, elle presse le bouton et porte à nouveau la cigarette à sa bouche, avide.

« Bonjour, vous avez trois nouveaux messages. Nouveau message à 9h14 : "Allo Suzon ? C’est Cathie. J’ai eu ton message, ça fait plaisir de t’entendre ! Jai été très prise cette semaine, désolée, mais si tu es toujours partante, je peux me libérer dans deux jours, on ira dans ma maison de campagne si tu veux ! J’ai une piscine, des chevaux, et tu sais, moi aussi je viens juste d’arrêter de fumer ! On se serrera les coudes… allez, j’attends ton appel, gros bisous !" »   

 

 

 

 

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