"Texto"

                                                                                           par  Jean-Claude Garnung

 

                     Retour concours 2004                                                                 (lire du même auteur "la bouteille à la mer" 3ème Prix 2003)

                 Les autres nouvelles 2004                                                                                     (lire les avis des lecteurs) 

 

 

    Je n'en suis pas sûre. Pourtant, il m'a semblé qu'à ce moment-là Julia m'avait regardée. Sans bouger la tête. Un regard à la vitesse de l'éclair. Elle avait toujours le portable de Max entre ses deux mains appuyées à la table du repas, et elle venait de m'expliquer comment lire un message-texto : Julia disait "un SMS", et elle précisait même : "avec la fonction Easy-Message". Qu'importe ? Si elle venait de m'apprendre comment envoyer un message, il fallait bien qu'elle enchaîne avec le mode de lecture ?    ‹ Bravo ! Vous avez même déjà trois messages, vous êtes gâtée, avait-elle lancé tout d¹abord avec un grand sourire malicieux. Voyons voir ? Le premier ... un simple "O.K" sans signature ... et le deuxième..."Je t'attends demain, à..."                                                                                                             La suite du message, je devrais la découvrir moi-même, puisqu'elle s'est interrompue subitement et que c'est à ce moment-là que j'ai cru sentir la flèche furtive de son regard posé sur moi. Elle m'a tendu le portable. Elle avait pianoté rapidement sur les touches miniatures de l'appareil et l'écran affichait à nouveau le logo du serveur, avec la petite lumière en haut à gauche qui me clignait narquoisement de l'oeil. C'était donc à moi de jouer maintenant. Étais-je simplement intriguée, curieuse, ou déjà inquiète et sujette à quelque sombre pressentiment ?

    Nous étions à la fin du repas d'anniversaire. J'avais près de moi tout mon petit monde. Même Sébastien qui venait de se rasseoir à table. Qu'est-ce qu'il a, celui-là, à filer dans sa chambre à chaque instant ? Bertrand avait soufflé la grosse bougie ornée des deux chiffres "3+0 = 30". Max faisait le tour de la table avec la bouteille de champagne traditionnelle. Je pensais que c'était alors l'instant des bulles et moi-même, instinctivement, j'avais une envie soudaine de rester dans ma grosse bulle, au risque de la voir éclater devant un cercle de famille devenu soudain inquisiteur.

 *

     Comment ai-je pu avoir cette patience ? Garder ce sourire que tout le monde me reconnaît, certes, et que, semble-t-il, on apprécie ; embrasser mon fils, avec plein de voeux, en lui rappelant même l'heure de ma déambulation précipitée dans le couloir de la maternité, trente ans plus tôt, en quête de la salle de travail ; écouter dans la brume lointaine de mes pensées les dernières vantardises d¹un parrain de qui j'attendais pourtant avec impatience un signal de fin de soirée...    C'est vrai, j'ai su faire face. -" On peut t'aider ?                                                                                                                                                                                                                        - Non, allez-y, ça attendra bien demain."                                                                                                                                          Les invités enfin partis, je suis restée délibérément seule avec mes assiettes sales et avec pour unique complice un lave-vaisselle avide d'engloutir mes derniers souvenirs de fête. Je m'en doutais . Quand je suis montée, quelques minutes plus tard, le portable à la main, c'était déjà le désordre vestimentaire nocturne habituel  " une chemise par ci, un slip et deux chaussettes par là", et mon Max qui dormait de ce sommeil du juste qui n'en finit pas de m'exaspérer depuis que nous faisons chambre commune, moi qui ne saurais jamais m'endormir sans l'aide d'une dizaine de pages de Christian Jacq accompagnées en plus d'un cachet de Steelnox.     C'est alors que j'ai entrepris de revenir vers ce satané portable auquel j'avais toujours refusé jusque-là de m'intéresser et qui semblait vouloir maintenant s'immiscer dans ma vie privée. C'est vrai : au-dessus du logo, au milieu de quelques hiéroglyphes à intriguer la Champollion débutante que je suis, il y a bien là le sigle d'une petite enveloppe. "Cliquer plusieurs fois sur la flèche du bas. Successivement, faire défiler les chapitres : Répertoire...Service des Appels...Sonnerie et Bip...Réglages... Sécurité... Accessoires... Jeux... Internet @...et voilà, enfin : Messages Texte ! O.K. ?Bien sûr que je suis O.K.   

*

     Alors, là, non ! C'est impossible ! Le premier message, -"O.K."...Passons...mais là, le deuxième, est-ce que je rêve ? - "Je t'attends 2 main 5 heures à la sortie - ton BB adoré" ... Et le troisième : "2 vine Ki C Ki T'aime ?"... Alors, voilà, c¹était donc ça, le regard furtif de Julia, son trouble manifeste à table et  son refus de lire les messages en public ! Max, mon Max...qui l'eût cru ? D'abord, pour la forme : ce style ridicule, le style de quelqu'un qui veut faire moderne à tout prix. Cela lui ressemble assez, d'ailleurs : à la veille de la retraite, "je te lance des plaisanteries de potache, je joue sur les mots... un véritable "almanach verts-mots" (si je peux me permettre de parler comme lui) ; à l'âge du Viagra, "je veux montrer à ceux de ma génération (eux, ce sont des vieux, bien sûr, pas moi !) que je maîtrise bien les techniques modernes : "je computerise, je video-numérise, et maintenant j'ai un portable greffé aux neurones et qui me tient lieu de mémoire". Oh, c'est malin ! Et c'est le même bonhomme qui va jouer partout les intellectuels, flatter les éditeurs, courir les interviews littéraires !                                                 Mais quand même, ce qui est le plus terrible, c'est le fond du problème. Tu imagines ce qui vient de te tomber dessus ? Ainsi donc, Max aurait une double vie ? Cinq heures, c'est l'heure où il sort du bureau. La mairie ferme d'ailleurs à cinq heures ; sa secrétaire s'en va et au standard, c'est la messagerie qui enregistre les messages. C'est aussi pourquoi il m'a toujours dit qu'un portable lui était indispensable. Pour qui ? Pour son B.B. adoré ? En vingt-quatre ans, c'est la première fois que le doute s'installe en moi. Max, toi et moi, nous avions connu l'échec, l'engagement irréfléchi, la famille décomposée puis patiemment recomposée, avec l'engagement de tout nous dire, de ne plus rêver la passion, mais de la bâtir pierre après pierre. Et voilà que ce soir tout bascule sans que je puisse seulement juger de l'étendue du gouffre qui vient de s'ouvrir. Pour la première fois, je suis incapable d'attendre ton réveil, de planter mon regard insomniaque dans tes yeux embués, pour y chercher la vérité, notre vérité. Je fuis, j'ai peur, j'ai le vertige, et je sais bien que,  à la parole franche, je vais choisir lâchement de substituer l'écriture, le refuge d'un total manque de courage. Peut-être pour me donner du temps, une toute petite chance, une dernière illusion. 

*

    Mais d'abord, quitter cette chambre où rien ne me retient plus. Cet homme, qui dort là, sans pudeur, qui s'est approprié l'espace de mon lit, qui s'abandonne déjà à ses grotesques ronflements dissonants, comment ai-je pu si longtemps en faire le centre de ma vie, lui confier l'éveil de mes plaisirs les plus intimes, en recevoir la promesse d'un fils à faire grandir dans l'harmonie d¹un couple sans problème ? Oui, c'est vrai, oubliés tous les enrichissements matériels du quotidien, Sébastien reste quand même ce que je dois de plus précieux à Max. Aucune des turpitudes du  drame qui s'annonce aujourd'hui ne pourront jamais masquer cette réalité. Pourtant, que cela me semblerait autrement facile de trancher net, de rejeter le fourbe, de m'amputer purement et simplement d'une partie gangrenée de moi-même !

    Que je le veuille ou non, Sébastien est fait de nos deux chairs. Faut-il donc qu'au moment où il est empêtré dans une longue crise d'adolescence dont personne ne peut me dire la durée, ce soit moi qui plonge à mon tour dans la perte de confiance, l'envie de tout rejeter d¹un bloc ? Dans quelques jours, après Bertrand, mon autre fils, le fils d'une chair oubliée, c'est de Sébastien que nous fêterons les dix-huit ans. C'est dire qu'il sera majeur, en droit de voter (est-ce assez drôle ?), libre de me renier lui aussi, libre de s'envoler d'un nid désormais souillé. De mon temps oh, Max l'a-t-il assez souvent utilisée cette formule : "de mon temps"... de mon temps, dis-je, dix-huit ans n'avaient pas plus d'importance que dix-sept ou dix-neuf. La majorité, on l'atteignait à vingt et un ans, et jusque-là, un enfant restait soumis à ses parents. C'est bon, Sébastien, tu peux dire merci à Giscard ! Alors comment couper avec Max sans fragiliser Sébastien ? Ce que j'écris là, dans cette sorte de journal intime, je n'oserai jamais te le dire, Sébastien. Au moment où s'écroule tout ce que l'on croyait établi sur des fondations inébranlables, faut-il rompre avec ton père ? Faut-il t'amputer, mon enfant, de la moitié de tes racines,  te marquer à jamais du fer de notre désunion ? Faut-il plutôt feindre, choisir l¹hypocrisie, rejouer la comédie des couples d'autrefois, quand la bienséance voulait que l'on ne séparât jamais ce que Dieu avait uni ?

    En cet instant, tu sais, je suis en état d'ivresse. Je me suis réfugiée (peut-être imprudemment) sur le canapé du salon, au risque d'y être surprise par Bertrand ou Julia. Que font-ils, ces deux-là, après avoir fait l'amour ? Une orange, un verre de menthe, ou peut-être une cigarette ? 

*

     Instinctivement, j'ai gardé avec moi ce portable. Pourquoi donc ? Pour appeler au secours ? Dans l'attente d'un quatrième message plus révélateur de ma déchéance ? Une sorte d'ADN de nature à confondre les coupables ? Quelle est la sonnerie qui viendra alors me sortir de ma torpeur ? Je les entends toutes à la fois dans ma tête, telles que Max, cyniquement, me les donnait ces derniers jours à choisir :  Eastern Wave - Disco Dance - La Cucaracha - Les Quatre Saisons . Arrêtez ! Arrêtez ! Je deviens folle.

    Moi, j'ai toujours eu horreur des portables. Si ce n'était de penser que mes fils peuvent avoir besoin de m'appeler inopinément (un retard, un accident, un message urgent), jamais le portable n'aurait franchi le seuil de ma maison. C'est indécent, un portable, cela débarque insolemment dans votre intimité, au restaurant, dans le train, en réunion. J'ai même le souvenir, une fois, d'une sonnerie de portable en pleine messe du dimanche : un appel du Christ, du haut de sa croix, peut-être ? De mon temps ( encore cette sorte d'excuse au vieillissement !) de mon temps, nous étions élevés dans la pudeur. Est-ce que ce mot a encore un sens dans le vocabulaire actuel ? Longtemps, j'ai cru qu'un texto, au moins, avait le mérite d'être un peu plus discret. Naïve que j'étais ! Sans doute moins de bruit en surface, mais alors, quel brouhaha dans les profondeurs ! Un peu comme le silence de la mer, à la façon de Vercors.

    Dormir. Ne plus penser. Demain, il faudra tout peser. Décider, ou bien décider de ne pas décider. Demain, demain.

    Un Steelnox, vite. Ou même deux.

 *     

                               - " Maman, qu'est-ce qui s'est passé ? Hier soir j'ai cherché partout le portable de papa. 

                               -  Euh...oui...c'est moi qui l'avais pris

                               - Mais pourquoi, tu t'en sers maintenant ?

                               - Non, pas précisément. Et toi, qu'est-ce que...?

                               - Mais voyons, tu sais bien que papa m'a dit de le prendre pour utiliser les SMS qui sont compris dans son forfait et qu'il n'utilise jamais. D'ailleurs, vois-tu, je crois qu'il ne sait même pas envoyer un texto. Il crâne, comme ça, mais au fond vous êtes bien tous les deux pareils. Si je n'étais pas là, vous  seriez bien restés bloqués dans votre vingtième siècle !

                               - Mais alors... tu reçois aussi des textos ?

                               - Euh...oui...pourquoi ?

                               - Pour rien, pour rien, mon chéri. Tout à l'heure, je te raconterai ce qui m'est arrivée. Embrasse-moi, veux-tu ?... Mais dis-moi, Sébastien, tu as une petite amie, non ?

                               - Mais, maman, est-ce que ça te regarde ? Tu permets quand même que j'ai ma pudeur ?  

*

     Pendant quelques minutes, j'aurais sans doute pu tout lui raconter. Mais là, je n'ai pas osé, et alors maintenant, c'est déjà trop tard.

 

 

 (lire du même auteur "la bouteille à la mer" 3ème Prix 2003)

 

 

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