Tout un poème   par Mireille Chiron & Annie Montagnat

(Lire des mêmes auteurs : "Entournure ou les Amazoriens" 2004 / "Petit mensonge" 2005 )

 

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        Le stéthoscope autour du cou, le jeune interne du service de réanimation pénétra dans la chambre, bien décidé à la libérer dans la journée, selon les consignes du patron. Sans brusquer la malade qui somnolait, un recueil de poèmes abandonné à son côté, il ajusta le brassard de l’appareil à tension.

« - Qu’est ce qui m’arrive ? Je me dégonfle ? 

 - Onze-sept, c’est parfait, vous allez pouvoir bientôt sortir ; Monsieur Ribazu, notre psy, va passer vous voir pour envisager la suite du processus. »

 

« - Bonjour Nathalie, comment vous sentez-vous aujourd’hui ? Vous voilà tirée d’affaire d’un point de vue toxicologique. Il va vous falloir faire le deuil de la drogue et de votre ami Frédéric, qui n’a pas eu cette chance ; je sais que c’est dur…

-         Non, vous ne pouvez pas savoir !

-         Essayez de m’expliquer, que ressentez-vous aujourd’hui ?

-         Une espèce de culpabilité, n’avoir pas pu empêcher ça. J’ai d’abord tenté de l’accompagner, je me croyais assez forte pour lutter pour nous deux. Mais surtout l’envie de tuer les Tobert et autres salopards !

-         Qui est-ce ?

-         Ceux qui ont entraîné Fred et qui le fournissaient !

-         La meilleure façon de les tuer c’est de vous en sortir … Vous êtes en vie, mais on ne va pas vous lâcher comme ça dans la nature. Il faut consolider la désintoxication et trouver votre raison de vivre… 

-         Je suppose que je n’ai pas le choix, que proposez-vous ?

-         Si vous êtes d’accord, un très bon établissement de post-cure, Les Mésanges, charmant n’est-ce pas ? qui comporte un service spécialisé pour les jeunes comme vous.

-         C’est à dire ? des tranquillisants ? des bonnes paroles ?

-          Pas de traitement à proprement parler, mais une écoute, des échanges, à l’abri des tentations, par exemple des groupes de paroles, des ateliers de dessin, de poésie… pour comprendre comment vous en êtes arrivée là et vous conforter dans votre décision. Je sais que ça vous paraît léger pour l’instant, mais il faudra avant tout du temps pour vous permettre de ressortir armée.

-         De toute façon je ne veux pas moisir ici. »

C’est rassuré que le psychiatre signa la sortie de Nathalie. Cette jeune fille ne manquait pas de ressources et semblait tout à fait sur la voie de la guérison. 

 

Dès le lendemain de son arrivée aux Mésanges, Nathalie se joignit au groupe de poésie.

« - Ici vous pouvez et vous devez laisser courir votre imagination en toute liberté. Certains sont déjà rompus à cet exercice, qui veut commencer, Nasser ?

-         Le monde est fliqué

Ils ont le pouvoir

Moi je suis bloqué

Je vois tout en noir

Dans la merd’ je suis

Et pourtant je vis

J’ai pas d’air j’étouffe

Vous êtes tous des oufs !POèME 1 RAP

-          Umberto, lance toi !

-- L’aube d’un jour sinistre revient chaque matin

On voudrait s’aveugler par des mots enfantins

Oublier tout dans un délire suresthétique

Mélanger les ennuis, nuisants et médisants

Les mouliner en un méli-mélo épique »

Raps, alexandrins échevelés, créations surréalistes ou romantiques se succédaient de façon étonnante. Après quelques jours sur la réserve, Nathalie dut bien s’avouer qu’elle se prenait au jeu. Elle n’était pas insensible à certains poèmes, ni même à leurs auteurs. Un dialogue, par poésie interposée, s’était instauré entre les membres du groupe. Le bel Umberto, particulièrement, était peu à peu sorti de sa noirceur et se lançait dans des poèmes presque amoureux qu’il déclamait visiblement à son intention. Nathalie s’en amusait, mais toutes ces allusions la ramenaient inévitablement à son amour disparu. Deux semaines plus tard, Umberto quittait l’établissement, après échange de coordonnées et promesse de contact.

L’attente de sa propre sortie parut très longue à Nathalie, car le petit jeu entretenu par le dialogue avec Umberto ne la distrayait plus. Ne lui restaient que les visites fréquentes d’Antoine, le frère de Frédéric, devenu son presque frère.

Au bout d’un mois, pas très vaillante mais bardée de tout un arsenal de rendez-vous, ordonnances et recommandations diverses, elle était attendue par Antoine. Arrivée au pied de l’immeuble, Nathalie se mit à trembler de tous ses membres. Antoine l’entoura d’un bras compatissant et, très émus, ils pénétrèrent ensemble dans l’appartement.

« - Merci , Antoine, de ton soutien, mais je pense qu’il faut que j’affronte tout de suite la solitude. »

Il partit sans insister.

« - Je t’ai laissé les affaires de Frédo dans l’entrée. »

 

Debout au milieu de l’appartement, désemparée, n’osant se diriger vers le sac contenant les effets de Frédéric, Nathalie appuya sur le bouton du répondeur qui clignotait.

« Salut répondeur ! C’est ‘mberto ! Rappelle-moi dès que tu peux, j’aimerais qu’on se revoie…  A plus ! »

Malgré son désarroi elle eut un léger sourire. Après s’être préparé une tasse de thé, elle rassembla son courage pour ouvrir le sac, pleine d’appréhension. Elle fondit en larmes en touchant la chemise où elle enfouit son visage. Les clés, le portefeuille, le portable se trouvaient dessous. Machinalement elle s’empara du téléphone et l’alluma. Il y avait un message :

« Salut répondeur ! C’est Tobert ! Rappelle-moi dès que tu peux, à plus ! »

Cette voix, cette expression la pétrifièrent.

Un frisson glacé lui parcourut l’échine et l’envahit tout entière. Une plainte venue du tréfonds d’elle-même enfla pour se transformer en un hurlement haineux.

 

La nuit ne fut qu’une suite d’échafaudages de plans plus rocambolesques les uns que les autres. Finies les bonnes paroles et les résolutions, sa décision était prise. Au matin, épuisée mais déterminée, ayant arrêté tous les détails de son plan, elle entra dans une agence de voyages. Après avoir tout arrangé, elle arpenta la ville pendant des heures pour calmer sa rage. Tout reposait sur le coup de fil, il faudrait être naturelle.

« -  Umberto, c’est Nathalie ! Merci pour ton message, c’est gentil de ne pas m’avoir oubliée !

-         Je ne risque pas d’oublier ma muse !

-         Je suis d’accord pour qu’on se revoie, mais j’ai décidé de partir quelques jours en pleine nature.

-         Ou ça ?

-         Si ça te branche, pourquoi ne pas venir avec moi ?

-         … où tu veux, quand tu veux ! »

 

A Montréal, comme prévu, ils étaient attendus à l’aéroport. On les transporta jusqu’au lac Saint-Jean où on leur confia une motoneige chargée de tout le nécessaire pour passer quelques jours dans le grand blanc. On leur détailla l’itinéraire qui ne devait poser aucun problème. En effet, après quelques heures de trajet où chacun se retira dans ses pensées, ils découvrirent une petite cabane au milieu des épinettes, comme dans la chanson. Il y avait une bonne réserve de bois à l’extérieur pour alimenter le poêle, et des instructions précisaient comment brancher la bouteille de gaz dans l’appentis. La grosse clé ouvrit sans problème l’épaisse porte de bois. Pendant qu’Umberto s’occupait des gros travaux, Nathalie s’activa à la préparation d’un bon repas et d’une belle table.

La fatigue du voyage, la chaleur du feu, le bon vin et le repas copieux engourdirent Umberto qui commença à somnoler sur le canapé.

Silencieusement Nathalie sortit de la cabane et en fit le tour, vérifia la fermeture de tous les volets, donna un tour de clé à la porte d’entrée.

« - ‘Berto, ou devrais-je dire Tobert ?

       Voici venue l’heure de ma colère

        Dans ton délire suresthétique

        Tu as tué mon Frédéric

        Et tu vas mourir à ton tour

        Je t’ai prévu un beau p’tit four ! »

cria-t-elle à travers la porte, d’une voix exaltée.

Puis elle déposa un chiffon imbibé d’essence dans l’appentis, ouvrit la bouteille de gaz, recula, gratta fébrilement une allumette puis une autre, et la lança d’un geste précis, avant de s’éloigner rapidement. Tout s’embrasa instantanément. Sa tension l’abandonnant d’un coup, Nathalie partit d’un long rire dément et épuisé qui se perdit dans la neige.

 

 

 

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