Bonne fête maman (sur le thème 2004)
par Francine Khan
(Lire aussi "La chute")
Retour "aux frontières du concours"
Ils m’attendent assis sur le banc ...marre de ce rituel du dimanche, « les emmener déjeuner ». Est-ce que tous les enfants emmènent leurs vieux parents au restaurant ? Les restaurants, le dimanche regorgent de vieux, c’est à vomir ! Ils parlent fort, sont sourds, discutent des heures sur le choix du menu, seul événement de la semaine !
Elle a posé son éternel chapeau sur la tête, son sac boursouflé sagement placé à coté d’elle, sa canne contre la cuisse…Elle est anxieuse, elle a peur que je sois en retard. Pour sûr, elle a du aligner tôt ce matin la chemise repassée du vieux, la cravate rouge à côté…Il n’a jamais choisi un vêtement seul…Lui, il a baissé un bord de son chapeau sur les yeux, il attend…
Et si, pour une fois, je les plantais là ? prendre la fuite, décamper, le pied sur l’accélérateur…
Je ne trouve même pas une place pour me garer…sale dimanche, ce 25 mai, et il pleut à faire dégorger les plates-bandes !
Il gare sa voiture en double file, traverse le trottoir, se dirige vers le banc :
-Bonne fête maman !
-Bonjour petit, tu piques, tu aurais pu te raser pour une fois ! et cet éternel jeans sans forme !
-Maman…
-Bonjour papa ! tu vas ?
-Comme un dimanche ! Aujourd’hui, c’est maman qui décide, pour le restaurant…
-Et si on allait manger chinois, petit ?
Elle passe sa main dans sa chevelure grisonnante.
-Bonne idée, allez, on embarque ! dit-il.
Encore deux réunions aujourd’hui, je suis complètement débordé ! Quand vais-je avoir le temps de m’occuper d’eux ?
Prendre encore la voiture, auparavant dans le train, j’avais le temps de peaufiner mes cours, de lire, de dormir sur le retour Chambéry -Lyon! Je la prends, je serai à l’heure pour le rendez-vous de ce soir ! J’en ai visité combien de ces mouroirs de luxe ? Je ne peux tout de même passer les voir tous les jours ? bon, admettons que je le fasse, et les soins ? Les faire déménager, trouver un appartement avec ascenseur, pour finalement aboutir à la même solution un peu plus tard !
Aujourd’hui, il faut que j’attrape Régine, en reparler avec elle…le système mis en place pour sa mère, une personne jour et nuit ! Par une association, je crois ? Ça coûte aussi cher qu’une structure ! Cher, mais plus humain sans doute ! Et la garde de nuit, où la faire dormir ? Elle m’a surpris Régine ! J’ai toujours pensé qu’elle essayait de se placer au boulot. Femme de pouvoir, voix de tête, abdomen de libellule, sociologie du quotidien contre nous, les mecs, tous partisans de Bourdieu…Non, pas si superficielle qu’il n’y paraît ! Attentive aux autres, avec ça !
Résolument, je ne suis pas fait pour ce boulot de prof, trop d’enjeux ! Moi, faudrait qu’on me laisse faire mes cours tranquille, de la recherche, et surtout pas de travail d’organisation dans le département, et je serai le plus heureux des hommes ! Elle s’est marrée Régine quand je le lui ai dit ça! Elle m’a répondu :
-Arrêtes, tu as de bonnes relations avec les étudiants, et tes cours sont appréciés, tu deviens même une référence !.
Sa réponse m’a surpris, et m’a rempli d’aise !. Après toutes ces années, je reste toujours aussi peu sur de moi ! Je me souviens quand papa me disait :
-Lorsqu’il y’en a un qui t’impressionne mon garçon, dis-toi bien qu’il chie et pisse comme toi ! Sacré p’tit père, il leur en a donné du fil à retordre à la maîtrise, dans sa boite ! Courageux avec ça, pas le dernier à se mettre en grève !
Nous sommes allés manger dans un restaurant chinois. Maman a choisi longuement son menu d’un air gourmand. Elle m’a demandé à nouveau de lui montrer l’utilisation des baguettes.
-Je n’y arriverai jamais, soupirait-elle, coinçant son majeur sans pouvoir le bouger…Toi, tu as voyagé, tu connais le système, ce n’est pas pareil !
D’un geste précis, elle repoussait sa jambe raide sous la table, pour ne pas gêner. J’eus soudain envie de l’embrasser.
Mon père, comme à l’accoutumée parlait peu, il l’écoutait, risquant de temps à autre un commentaire, me posant des questions, buvant à petites gorgées un rosé bien frais. J’avais du mal à répondre.
-Oui, j’avais toujours des premières années, non, je ne passerai pas cette année l’habilitation, la concurrence était rude, je n’étais pas tout à fait prêt, j’avais réuni assez d’articles, oui, pourtant j’avais pas mal publié…
Il s’appliquait, essayait de comprendre. Je les tirais vers autre chose : leur « 3e » sans ascenseur, l’infirmière tous les jours, les difficultés quotidiennes…
-Ne parlons pas de cela aujourd’hui, petit, c’est ma fête, ne nous gâche pas le plaisir d’être ensemble…on a toute la semaine pour y penser !
Regard implorant sous le chapeau, elle se tut. Puis la conversation s’orienta sur une émission de télé, « Envoyé spécial », sur la guerre en Irak. Mon père retrouva ses accents de délégué syndical.
-Je ne comprends pas, de notre temps il y aurait eu plus de monde dans les rues contre cette sale guerre, toujours le pétrole ; pas vrai, toujours les mêmes qui s’en mettent plein les poches, le voilà le nerf de la guerre, comme toujours, qu’en penses-tu ?
Je ne pensais rien, je cherchais un début de phrase, un mot, une expression où me raccrocher, rien ne sortait. La gorge nouée.
Nous en étions au dessert. Dans le brouhaha du restaurant, je dis d’une voix assourdie :
- Je vous ai trouvé une maison de retraite !
Retour à l'accueil Retour "aux frontières du concours"