Le rythme ( Sur le thème 2004)
par Isabelle Malosse
(Lire aussi le "l'amour peut rendre fou" thème 2003)
Retour "aux frontières du concours"
Le rythme des tam-tams est de plus en plus présent,
assourdissant ; les danseurs vont sans doute entrer en transes dans peu de
temps. Le jour baisse, le ciel s’est paré d’un camaïeu d’orangés.
Les enfants remontent de la rivière en contrebas, leurs rires sont comme
des coups de poignard.
Je suis seule, à jeun depuis 24 heures, rituel inévitable.
Je suis prête. Je les ai laissés me parer de bijoux, dessiner sur mon corps
ces peintures symboles de fécondité.
Les vieux sont assis, regroupés autour du feu. Ils tiennent conseil sur
le chemin que devra suivre celle que sera bientôt la première épouse de
Saïdou.
Voilà le sorcier, je savais qu’il viendrait, je bois son amer breuvage
comme s’il s’agissait d’un simple bol d’eau, ma tête tourne et les
tam-tams l’assaillent sans répit. Il ne me regarde pas, il sait. Il a cédé
à ma demande, m’aidant ainsi à racheter mon esprit dérangé. L’opprobre
serait que je revienne sur ma décision.
Il
gravite autour de moi dans une danse au rythme insoutenable, je suis entre ses
bras un jouet qu’il tourne et retourne de plus en plus vite sur lui-même,
puis je m’affale sur le sol de terre. Il parle toujours, je ne comprends pas
ce qu’il dit.
Je suis seule à nouveau, enfin. Je ne dispose plus
que de quelques minutes, ces quelques minutes si courtes où l’on voudrait
dire tant, où l’on souhaiterait avoir le pouvoir de revenir en arrière ou de
ralentir le décompte implacable du temps qui passe…
Il faut que tu saches.
J’étais
un animal sauvage, plein d’énergie, d’allant.
Lui
avait sa vie, rangée, pas très fascinante, manquant de la chaude moiteur des
corps, de sensualité ; il la savait droite, bien confortable, sans équivoque.
Une certaine idée du bonheur dans une voie choisie et / ou de ce que doit être
une vie « normale », si ce terme peut s’appliquer à une vie
quelle qu’elle soit.
Moi
j’ai été sa parenthèse, celle qui lui a changé les idées, un temps. Je le
flattais dans son ego, dans sa virilité.
Mais
je l’effrayais, je représentais le diable, l’enfer, lui qui ne se vouait
qu’à son paradis, sa perfection de vie ; cette vie éternelle qui exerçait
sur lui une emprise forgée de longue date. Il ne se rendait même pas compte
des bêtises proférées en son nom, habitué qu’il était à les croire sur
parole, ou à ne plus les entendre, à ne plus voir, même dites par
lui…pratique et facile de se référer à Elle pour chaque réponse, pour
chaque conflit, pour aplanir les difficultés ou pour lui accorder le mérite
des rires et des plaisirs accordés !
Peut-être
se rendait-il compte de temps à autre, de l’aridité, de l’ascétisme
qu’Elle lui imposait. Il était parfois si différent, se laissant aller, me
parlant de sa voix chaude au timbre grave ; cette
voix que j’entends encore aujourd’hui, ce soir, alors que les tam-tams en
arrière plan sont plus présents que jamais.
Bien
sûr au début il me parlait d’Elle, il était venu ici pour ça, par Elle et
à cause d’Elle. Puis, petit à petit, il m’avait narré son enfance, son
adolescence…il me racontait ses journées ici à sillonner les pistes, à
rassembler les troupeaux dans les villages qui l’accueillaient, les uns après
les autres, sans refus, sans hostilité. Puis il me parlait de la nature, la
comparait à celle de chez lui ; il lui arrivait de laisser son regard
errer si loin, se perdre devant lui ; comme s’il voyageait au-delà du réel
l’espace d’un instant. Il disait être bien parmi nous, qu’il aurait pu se
faire à cette vie, notre vie. Il doutait alors du bien fondé de sa présence,
il trouvait le chemin des remises en questions.
Mais
il vaut mieux parfois s’aveugler sur ce qui est, se perdre dans la facilité
et revenir bien vite dans la voie connue, éprouvée, se laisser guider dans une
monotonie confortable, être pris en charge, ne pas déroger. Il avait fait un
choix. Grâce à Elle, son regard était emprunt de hauteur et de compassion.
Bien sûr, parfois, la présence du petit diable sur l’épaule qui crie :
allez ! Ça serait pas mal, mais… Ça fait si peur.
Changer
radicalement de vie, avouer, reconnaître s’être trompé. Renoncer à une
routine calme et rassurante pour…terrifiant ! Et puis il n’était pas
homme à abandonner, à renier sa parole. Trop bien endoctriné. Univers protégé
difficile à saborder.
Petit
à petit, l’ouverture d’esprit des gens de la tribu qui l’avaient reçu à
bras ouverts, l’écoutaient sans le contrarier, l’invitaient à leurs fêtes,
partageant avec lui la totalité de leur nourriture sans rien lui demander
jamais, l’avait ébranlé dans ses convictions. Il était là, on lui souriait ;
il aidait, on le nourrissait. Peu importait sa peau blanche qui rougissait au
soleil, son chapeau si hétéroclite ici, son vêtement sous lequel il dégoulinait.
Il
n’avait guère été préparé à cette réalité. Que trouver dans cette
Afrique profonde si ce n’était des peuples barbares à peine éduqués ?
Si peu évolués ? Qui dansaient, chantaient, écoutaient et regardaient réagir
leurs corps quasi-dénudés ; qui s’emmêlaient l’âme dans des
musiques sauvages aux rythmes démoniaques ? Il avait sans nul doute tant
à leur apprendre et à leur apporter. Lui savait. Il savait ce qu’Elle lui
avait appris, tout ce qu’Elle lui
avait appris. Doctrine des sentiments, doctrine manichéenne, doctrine des
devoirs, sans dérogation.
Oh !
Elle n’était pas sans attraits ni sans charme. Elle savait avoir l’emprise
nécessaire pour ramener la brebis qui s’égare : d’abord la largesse
du pardon, puis le rappel anodin de tout ce qu’Elle apportait, enfin le
chantage sournois qui passait inaperçu : on a rien sans effort, sans
sacrifice.
Il
lui vouait une telle admiration aveugle.
Avec
Elle, promesses de vie éternelle, de pardon, de rachat. Comment aurais-je pu
rivaliser ? Il la disait douce, tolérante et large d’esprit.
Il
se défendait de venir pour moi, trouvant toujours le prétexte d’un abécédaire
pour mes frères et sœurs, de grains pour ma mère, d’une discussion avec mon
père. Il passait plus de temps avec nous qu’avec les autres familles. Mon père
l’accueillait car je le savais espiègle au point de lui montrer que nos vies
et nos sorciers nous convenaient bien mieux que son Dieu et son Église…et il
comptait sur moi, vive et énergique, pour lui montrer, lui raconter. Nous étions
souvent ensemble.
Je
sus lui dévoiler ma douceur, il sut capter mon énergie, captiver mon regard,
petit à petit. Un soir il approcha ma peau, plus près…L’attirance, nous
l’avions sentie et bravée plus d’une fois ; cet instant-là nous
aimanta irrémédiablement. Il libéra alors une sensualité trop longtemps
contenue, relâcha la tension d’un manque constant dans un feu digne de
l’enfer ; le noir et le blanc se mêlèrent intensément, changeant irrévocablement
le courant de la vie.
Dans
un acte qui se voulait je suppose courageux, il partit dès le lendemain, sans
doute vers un village de chez lui où il n’aurait à convaincre personne
qu’il était prêtre (l’habit fait le moine) et pourquoi il l’était. Né
prêtre et fait pour le rester. Ne partageant sa vie qu’avec Elle et pour
Elle. Sa sainte Église ; Sa religion qui le protégeait et l’absolvait
de tous ses péchés.
Brûle dans ton enfer ! Sois damné !
Comprends-tu
que fille ou garçon je t’aurais aimé, intelligent ou bête, brun ou blond,
avec les yeux noirs ou le regard clair de ton père, avec une peau foncée et épaisse
comme tous les animaux du soleil d’ici ou avec celle laiteuse des êtres de
chez lui ?
J’aurais
fait de toi un être sans famille, rejeté de tous, un être haï ; je
t’aurais gâché.
Comment
aurais-je pu ?
Alors
je t’ai tué.
Une
branche assez solide dans un ventre durci par la haine et l’amour mêlés ;
du sang, des larmes, un chemin pour se terrer quelques jours, à l’abri sous
le couvert des arbres, loin.
Je
ne l’ai jamais regretté.
Il
m’aurait juste fallu quelques minutes pour te dire à quel point je t’aimais
et à quel point je l’aimais. Maintenant tu sais, je t’ai ôté la vie par
amour, je m’ôte la mienne pour endiguer ma haine.
Le
breuvage du sorcier est efficace. Mon corps est engourdi, je ne peux plus
bouger.
Des
rires fusent de l’extérieur de la case, les tam-tams se sont tus. Confusément
me parviennent les voix de Saïdou, celle du sorcier ; des pas
s’approchent…mais le rythme a cessé. Mon cœur a cédé.