Evadé par Alice Frantz |
(Lire du même auteur : "Paris - Marseille ou les yeux de Lola" 2004 / "Cueille le jour" 2006 )
-
Salut !
-
Hmmm ?
-
Je dis :
« Salut ! »
-
???
Qu’est-ce que tu fais là ?
-
Comment
ça, qu’est-ce que je fais là ? J’ai toujours été là, moi !
-
Ah bon ?
J’avais pas remarqué…
-
… Alors ?
Qu’est-ce que tu vas faire aujourd’hui ?
-
C’te
question ! Tu le sais très bien.
-
En tout
cas, je te pose la question.
-
Attends,
qu’est-ce que tu me fais, là ? Tu veux me prendre la tête, c’est ça ?
-
Pas du
tout. Je me demandais juste ce que tu allais faire, c’est vrai quoi, t’es
pas obligé de faire pareil qu’hier ! Je ne te savais pas si prévisible…
-
Très drôle.
-
… Très
bien, alors laisse-moi deviner : tu vas mettre en route le truc à expresso,
et pendant que ça chauffera, tu vas rouler un joint. Pas vrai ?
-
Eh ouais.
-
Et bien sûr
tu vas allumer la télé. Ne restons pas seul trop longtemps !
-
Ouais,
c’est ça, ma télé c’est ma copine ! On s’entend bien tous les
deux…
-
Pas bien
difficile de s’entendre avec ! Elle est toujours à disposition ;
quand elle te saoule, tu lui ordonnes de changer de sujet, et si ça te dit plus
rien, tu la fais taire.
-
Exactement !
-
Et puis,
surtout, t’as rien besoin de faire pour lui plaire ; tu peux être sale,
mal fagoté, n’avoir aucune conversation et une haleine à tourner de l’œil,
elle t’en voudra pas ! Jamais ! Elle sera toujours là pour toi, même
si toi tu ne lui donnes jamais rien.
-
Ben dis
donc, t’es parti pour les grandes phrases, toi, c’matin ! Tu veux pas
la mettre en veilleuse cinq minutes, tu sais bien que j’aime pas réfléchir
au réveil…
-
Alors que
moi, si ! C’est bizarre, non ?
-
…
Assez, oui.
-
… Et
maintenant ?
-
Quoi
encore ?
-
Le
p’tit déj’ est fini, tu as toute la journée devant toi ! Quels sont
tes projets ??
-
Si je
pouvais te mettre mon poing dans la gueule, mon vieux, je crois bien que je le
ferais. Et ce serait une bonne manière de commencer la journée, d’ailleurs !
-
C’est
ça, fais de l’humour, ça prouve au moins que tu n’as pas perdu toute
initiative !
-
Mais
qu’est-ce que t’as à me chercher comme ça, à la fin ! Aujourd’hui,
je vais faire comme d’hab’, alors te fatigue pas ! Je vais allumer l’ordi,
jouer un peu à la console, fumer, regarder la télé, prendre un kebab ou autre
chose, et voilà quoi ! Franchement, c’est pas une journée de rêve ?
Quand je pense à tous les gens qui se sont réveillés à six-sept heures ce
matin, crevés, et qui se sont dit en entendant le réveil : si seulement
je pouvais tout envoyer balader, et rester sous ma couette ! Si je pouvais
prendre une journée comme ça tranquille, à rien faire, à me reposer et à
mater la télé ! Ils veulent tous faire ça, tu sais ? Sans se
l’avouer, ils rêvent tous d’avoir ma vie !
-
Ha ha !
Ne me fais pas rire…
-
Mais
qu’est-ce que tu crois ? Tu crois que les gens mènent cette vie pour le
plaisir ? Tu crois qu’ils aiment ça ? Y a qu’à voir Papa ! ça fait 35 ans qu’il se ruine la santé du matin au soir !
Si tu fais le calcul, les gens qui bossent passent la majorité de leur temps à
bosser ou à dormir ! Le reste, il le passent à se prendre la tête avec
les autres… Alors moi, je m’estime super heureux de mes journées.
-
OK…
Mais y a un truc que je comprends pas : comment tu fais pour savoir ce que
ressentent les autres, alors que tu n’as jamais essayé d’avoir une vie
comme la leur ?
-
Moi ?
Jamais essayé ? J’ai fait tout ce que les gens se croient obligés de
faire, pendant des années ! J’allais à l’école, tous les jours, je
faisais mes devoirs en rentrant, j’allais au foot deux fois par semaine et le
dimanche je me farcissais les grands-parents. Je sais de quoi je parle !
-
Et tu
n’aimais pas ça, vraiment ?
-
Non, je
n’aimais pas ça, se lever avant le soleil, rentrer quand il fait noir, passer
la soirée sur un DM, ça n’a
jamais été mon truc. J’ai toujours préféré les vacances.
-
C’est
vrai, les vacances, tu adorais ça. Tu jouais au foot avec les voisins, Samir et
Oifia, tu te rappelles ? Des fois vous alliez à la piscine, aussi. Et le
soir vous aviez le droit de rester un peu dans l’allée pour jouer. Parfois,
tu bricolais des trucs pour Maman avec Papa…
-
Ouais.
-
C’était
autre chose qu’aujourd’hui, quand même ! Tu faisais plein de trucs
quand tu avais du temps libre. C’était cool.
-
C’était
différent à l’époque.
-
Pourquoi ?
Parce-que Maman est morte ?
-
Hé !
T’es obligé de dire ça comme ça ?
-
Comment
veux-tu que je le dise ?
-
Laisse
tomber.
-
… Eh
ben vas-y, roule un autre joint, je sais que t’en as envie !
-
J’vais
m’gêner.
-
…
C’est vrai que les choses ont changé quand Maman est morte, c’était pas
simple. On s’y attendait pas, en plus. Papa était plus pareil. On se sentait
tout seuls. Mais c’était pas une raison pour tout laisser tomber !
-
Attends,
je l’ai eu mon bac, non ?
-
C’est
pas de ça que je parle. Mais de tous les potes ! Et puis le sport, la
famille…
-
Hého,
j’allais pas me forcer, non plus ! Après ça y a pas que Papa qui a
changé. Ils étaient tous différents. Je les supportais plus.
-
Pourquoi ?
-
Mais tu
sais bien comment c’est, tu sais comment ils faisaient ! Ils me sortaient
tous par les trous de nez. Je me rappelle le premier jour où je suis retourné
au lycée, après l’enterrement. Un cauchemar. Je suis entré, tranquille,
j’avais rien demandé à personne. J’avais pas fait trois pas que la CPE
m’a fondu dessus. « Bonjour Arnaud, comment-allez vous ? C’est
pas trop dur de reprendre les cours ? S’il y a un problème, surtout
n’hésitez pas à en parler à vos professeurs, je leur ai parlé de ce qui
est arrivé. Vous passerez me voir à la récréation s’il vous plaît, je
vous prendrai un rendez-vous avec la psychologue scolaire. Allez, bon
courage, hein ? » La honte que j’ai eue ! Non mais quel sans-gêne
celle-là, à venir me faire son discours en plein milieu du préau ! Le
pire, c’est qu’avant ce jour, elle ne m’avait parlé qu’une fois, elle
avait dit : « Michaud ! Enlevez-moi cette casquette ! ».
Elle me confondait avec Pierre… Et c’était que le début de la journée !
Après ça, j’ai dû subir les regards dégoulinants de pitié, la compassion
sirupeuse que les autres se sentaient obligés de ressentir. Ils ne pouvaient
penser qu’à ça en me voyant. Si j’arrivais au moment où tout le monde
riait, j’étais assuré de jeter un froid mortel. Bah ouais, un mec en deuil,
c’est pas très funky. ça casse
l’ambiance. Les filles, elles venaient me voir une par une, pour me demander
si je voulais leur emprunter leurs cours. Elles me faisaient les yeux doux, même
celles que je connaissais à peine ; et elles posaient des petites
questions, juste au cas où je lâche une information intéressante pour
alimenter la rumeur… Et puis ces regards en coin qu’elles me lançaient de
loin, quand elles discutaient entre elles, en hochant la tête, comme si tout ce
qu’elles pouvaient penser de moi c’était « le pauvre… » !
-
Et les
potes ? Pierre, Hakim, Nourdine ? Ils étaient pas comme ça, eux.
-
Ils
savaient que je voulais pas en parler. Ils ont respecté. C’était les seuls
dont je me sentais un peu proche, et c’est eux qui ont fait comme si de rien
n’était. Merde, c’était bizarre. Je crois qu’on a tous senti que si on
continuait pas exactement comme avant, quelque chose risquait de se casser. Si
je voulais rester intégré, il fallait que je continue à jouer le jeu, les
bourrades, les insultes, les railleries. C’était ça notre relation. Tout le
temps on rigolait au dépens les uns des autres.
-
Sauf que
t’étais pas prêt. Tu venais d’enterrer Maman, t’avais les nerfs à fleur
de peau, il fallait pas trop te chercher.
-
Exact.
Quand Pierre m’a dit « nique ta mère », je te jure que j’ai cru
que j’allais le tuer. Je me voyais l’étrangler à pleines mains, jusqu’à
ce qu’il vire au bleu, je te jure. J’ai pété un câble ce jour-là. Quand
j’y repense, sans Nourdine, je crois que j’aurais pu le tuer. Je savais bien
qu’il le pensait pas, qu’il l’avait pas fait exprès, évidemment, c’était
mon pote ! Mais je lui en voulais à mort juste pour avoir prononcé ces
trois mots, juste pour m’avoir mis dans cette situation. Il avait commis une
erreur que personne n’aurait dû commettre, et surtout pas lui.
Après ça,
j’ai eu droit à des vacances forcées.
-
Renvoyé…
Au début, tu voulais pas ; seul chez toi toute la journée, livré à tes
idées noires, ça te faisait flipper. Tu pensais que tu survivrais jamais à
ces deux semaines.
-
C’est
vrai, j’avais oublié…
-
Et
finalement, tu t’es organisé, tu t’es trouvé des moyens pour meubler ta
solitude.
-
Déjà,
je dormais jusqu’à midi, après je jouais à la Playstation toute l’aprèm.
De temps en temps, je sortais sur le balcon fumer un pétard… Et le soir, je
regardais la télé jusqu’à ce que mes yeux se ferment.
-
Comme
maintenant, quoi ! C’est là que t’as commencé à y prendre goût.
-
Ouais,
c’est vrai. Je suis retourné au lycée après, j’ai passé le bac, tout ça,
mais j’attendais qu’une chose : revenir à mon rythme de croisière !
-
Et
maintenant nous voilà tous les deux à chercher une solution pour te sortir de
là…
-
Hola !
Tu vas pas te la jouer à la Tatie Luce, là ?
-
Tatie
Luce, Papa, ils ont utilisé tous leurs arguments vingt fois et sur tous les
tons ! Maintenant, quoi qu’ils te disent, ça te saoule. Et puis, tu te
sentirais un peu ridicule de te mettre à leur prêter attention après tant
d’années.
-
Et tu
peux me dire ce que tu vas amener de nouveau à tout ça ?
-
Moi,
primo, je te connais mieux que quiconque. Je sais bien que ta vie te plaît pas.
Et pas la peine d’essayer de me mentir ! Secundo, si tu te mets pas
d’accord avec moi, tu vas avoir du mal à te regarder dans le miroir ! Et
tertio, il y a quelque chose de nouveau dans ta vie !
-
…
-
Le judas,
mon vieux ! Ta nouvelle télé ! Celui qui te permet de faire partie
du monde sans qu’il le sache, de l’observer sans avoir à avouer que tu ne
t’en fous pas… De décortiquer la vie des autres, leur aspect, leurs
habitudes, d’inventer leur journée à partir d’un aperçu… Tout en
sachant qu’eux-mêmes n’auront pas le loisir de poser les yeux sur ta lâcheté,
et qu’ils ne pourront donc pas s’imaginer la prison derrière ton œillet.
Une fois de plus, tu prends sans donner.
-
Où est
le problème ? Ma télé était en panne l’autre jour, je lui ai trouvé
un remplaçant ! Et puis, j’avais entendu un bruit…
-
Le bruit
de ce pauvre Monsieur Solweig qui avait glissé dans le hall et qui essayait
vainement de se relever en s’accrochant à son caddie… Tu ne m’as jamais
autant fait honte que ce jour-là, tu sais. Tu es resté là, immobile, à fixer
ce pauvre vieillard en détresse. Tu n’as pas levé le petit doigt. Tu t’es
contenté d’observer.
-
Ecoute,
je sais pas ce qui m’a pris ce jour-là, j’étais tétanisé. L’autre
vieux, il avait l’air d’un mourant comme ça, je sais pas pourquoi, ça
m’a fait penser à Maman… Puis bon, je me disais qu’il allait bien finir
par y arriver tout seul.
-
Tu
n’avais surtout pas envie de rentrer en contact avec qui que ce soit,
t’avais la trouille ! C’est simple, même dire bonjour à la
boulangerie c’est un effort surhumain ! J’ai vraiment eu pitié de toi
sur ce coup là…
-
’toute
façon, après, la fille est arrivée. ça
me concernait plus.
-
Et
pourtant, tu es resté derrière le judas…
-
J’ai vérifié
qu’ils s’en sortaient, et puis j’aurais bien aimé entendre le prénom de
la fille. Je connais que l’initiale : « M ».
-
Si tu
t’intéresses à ces gens, pourquoi tu n’essaies pas de les rencontrer ?
-
C’est
ça, je toque à leur porte et je dis « Bonjour ! Je suis votre
voisin ! ça fait trois ans
que j’habite ici mais je viens juste de penser à faire votre connaissance ! ».
-
Pourquoi
pas ?
-
Tu rêves,
là.
-
Tu
pourrais au moins arrêter de les éviter.
-
Chhht !!
… Je crois qu’ils sont là. Tous les deux. Ils font les courses ensemble le
mercredi… Bingo ! Elle l’aide à porter ses courses. Bonjour,
Mabellevoisine !
-
Tu penses
que c’est ça, le « M » ? Oh merde ! Le chat du vieux
leur a filé entre les pattes ! Solweig n’ira jamais assez vite pour le
rattraper…
-
T’inquiète,
Mabellevoisine va s’en occuper. C’est une sportive, je pense qu’elle fait
de la gym. Elle part avec un sac de sport, des fois.
-
Tu m’en
diras tant ! Bon, je crois que le reste du spectacle va se passer dans la
cour… Direction la fenêtre ! Ah ! Le chat est sur le grand mur.
Sportive ou pas, je pense pas que Misslilliput s’en sorte toute seule… A toi
de jouer mon vieux ! Si t’es capable d’autre chose que de culpabiliser
ton père pour lui prendre son argent, c’est le moment de le montrer !
Arnaud, c’est l’occasion rêvée de rencontrer cette Mystérieuse Meuf… Et
d’enfin te rendre utile ! Ecoute, tu crois pas qu’on a assez parlé ?
-
Tu as-
enfin, j’ai raison. ça y est,
je suis en accord avec moi-même. OK. Pas de panique. Première étape :
consulter le judas. Personne ! Le vieux doit être à sa fenêtre, histoire
de suivre toute l’action. Bon. Bien. A trois, j’y vais. Un, deux…
-
Trois ans ?
C’est pas vrai ? Je t’ai quasiment jamais croisé ! Enfin, au
moins, maintenant je sais que j’ai un voisin grand et fort, en cas de besoin !
Dis, je peux te laisser ramener Gaby à Monsieur Solweig ? Faut que
j’aille au volley.
-
Pas de
souci. Tu rentres tard ?
-
Ben, non,
pourquoi ?
-
Comme ça,
c’est juste que j’ai rien à faire ce soir… Si ça te dit…
-
Je
passerai, ok ? Bon, faut que j’y aille ! Salut !
-
Eh !
C’est quoi ton prénom ?
-
Mathilde !
A plus !
-
Merci mon
garçon ! En voilà un jeune homme serviable, pas vrai Gaby ? Vos
parents doivent être fiers de vous ! Ah mais, après on dira que les
jeunes ne pensent qu’à eux ! Moi je dis que ces gens-là sont jaloux de
votre jeunesse… Quand on voit votre visage lisse et votre corps plein de santé,
c’est sûr, on ne peut penser qu’à sa propre jeunesse, et on est
nostalgique ! Enfin, pour moi, bien sûr, une partie de ma jeunesse n’est
pas un bon souvenir… Mais entrez donc ! Je vais vous faire un petit thé,
vous voulez ? Je sais que vous devez avoir plein d’autres choses plus intéressantes
à faire, mais j’aimerais tant vous remercier et faire votre connaissance !
-
Euh,
alors d’accord…
-
Oui,
comme je le disais, tout le monde regrette sa jeunesse, n’est-ce pas ?
Moi-même, j’ai connu les prisons nazies, eh oui… Cependant je crois
qu’après ça, j’ai encore plus profité de la vie ! Vous comprenez,
trois ans entre quatre murs, à désespérer de revoir un jour quelqu’un
qu’on aime… Quand on en sort on n’a qu’une envie : aimer !
Voyager ! Embrasser la vie quoi qu’il arrive ! On ne dirait peut-être
pas comme ça, mais j’ai vécu des aventures incroyables avec mes amis. Ceux
qui étaient encore là bien sûr… Malheureusement, aujourd’hui, il n’en
reste aucun. C’est la vie… Quand on est vieux, il ne reste plus grand monde
autour de vous. Ma famille a disparu pendant la guerre ; le dernier de mes
amis est mort l’an dernier. J’ai quand même la chance d’avoir rencontré
la petite Mathilde, elle est adorable n’est-ce pas ?
-
Euh
oui…
-
Vous ne
parlez pas beaucoup, dites-moi ?
-
Euh,
non…
-
Bien,
laissez-moi vous poser une question : cherchez-vous du travail ?
J’ai besoin de quelqu’un pour faire des travaux ici. Je ne roule pas sur
l’or, mais je vous paierai à l’heure ce que je pourrai, enfin, si vous n’êtes
pas trop occupé bien sûr…
-
Occupé ?
Il y avait bien la fuite de la réalité et les conversations avec ma conscience
du fond de ma prison… Mais maintenant que je suis dehors, va falloir que je
profite, moi aussi. Heureusement j’ai pu m’enfuir ; je suis passé à
travers le judas.